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BAJAZET.

TRAGÉDIE.

ACTE I.

SCENE PREMIÈRE.

ACOMAT, OSMIN.

ACOMAT.

Viens, suis-moi. La Sultane en ce lieu se doit rendre.

Je pourrai cependant te parler et t'entendre.

OSMIN.

Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on dans ces lieux', Dont l'accès étoit même interdit à nos yeux?

Jadis une mort prompte eùt suivi cette audace.

ACOMAT.

Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,
Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.
Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
Que ton retour tardoit à mon impatience!
Et que d'un œil content je te vois dans Bysance"!

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1. Var. Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on en ces lieux? (1672-87) 2. Racine a pensé qu'en vers il valait mieux nommer Constantinople de son ancien nom de Byzance. Dalibray, dans sa tragi-comédie de Soliman (1637), remplace également le nom de Constantinople par celui de Bisance, de même qu'il donne à la Turquie le nom de Thrace.

J. RACINE. II

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Instruis-moi des secrets que peut t'avoir appris
Un voyage si long pour moi seul entrepris.

De ce qu'ont vu tes yeux parle en témoin sincère:
Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire
Dépendent les destins de l'empire ottoman.
Qu'as-tu vu dans l'armée, et que fait le Sultan?

OSMIN.

Babylone, Seigneur, à son prince fidèle,

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Voyoit sans s'étonner notre armée autour d'elle;
Les Persans rassemblés marchoient à son secours,
Et du camp d'Amurat s'approchoient tous les jours. 20
Lui-même, fatigué d'un long siége inutile,
Sembloit vouloir laisser Babylone tranquille',
Et sans renouveler ses assauts impuissants.
Résolu de combattre, attendoit les Persans.
Mais comme vous savez, malgré ma diligence,
Un long chemin sépare et le camp et Bysance;
Mille obstacles divers m'ont même traversé,
Et je puis ignorer tout ce qui s'est passé.

ACOMAT.

Que faisoient cependant nos braves janissaires?
Rendent-ils au Sultan des hommages sincères?
Dans le secret des cœurs, Osmin, n'as-tu rien lu?
Amurat jouit-il d'un pouvoir absolu?

OSMIN.

Amurat est content, si nous le voulons croire,
Et sembloit se promettre une heureuse victoire.
Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir :
Il affecte un repos dont il ne peut jouir.
C'est en vain que forçant ses soupçons ordinaires,
Il se rend accessible à-tous les janissaires :
Il se souvient toujours que son inimitié

1. Var. Il parloit de laisser Babylone tranquille. (1672)

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Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,
Lorsque pour affermir sa puissance nouvelle,
Il vouloit, disoit-il, sortir de leur tutelle.
Moi-même j'ai souvent entendu leurs discours;
Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours.
Ses caresses n'ont point effacé cette injure.
Votre absence est pour eux un sujet de murmure.
Ils regrettent le temps, à leur grand cœur si doux,
Lorsque assurés de vaincre ils combattoient sous vous.

ACOMAT.

Quoi? tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée ?
Crois-tu qu'ils me suivroient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnoîtroient la voix de leur visir1?

OSMIN.

Le succès du combat réglera leur conduite:
Il faut voir du Sultan la victoire ou la fuite.

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Quoique à regret, Seigneur, ils marchent sous ses lois, 55
Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits :
Ils ne trahiront point l'honneur de tant d'années.
Mais enfin le succès dépend des destinées.

Si l'heureux Amurat, secondant leur grand cœur,
Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,
Vous les verrez soumis rapporter dans Bysance
L'exemple d'une aveugle et basse obéissance.
Mais si dans le combat le destin plus puissant'
Marque de quelque affront son empire naissant,
S'il fuit, ne doutez point que fiers de sa disgrâce 3,

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1. Suivant Voltaire, dans sa Lettre à l'Académie française, écrite à l'occasion de la traduction de Shakspeare, ces vers sont ceux que « le maréchal de Villars citait avec tant d'énergie, quand il alla commander les armées en Italie, à l'âge de quatre-vingts ans. >>>

2. Var. Mais si dans ce combat le destin plus 3. C'est-à-dire «enhardis par sa disgrâce. rociores. Voyez le Lexique.

puissant. (1672 et 76)

Fiers a le sens du latin fe

A la haine bientôt ils ne joignent l'audace,
Et n'expliquent, Seigneur, la perte du combat
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.
Cependant, s'il en faut croire la renommée,
Il a depuis trois mois fait partir de l'armée
Un esclave chargé de quelque ordre secret.
Tout le camp interdit trembloit pour Bajazet :
On craignoit qu'Amurat par un ordre sévère
N'envoyåt demander la tête de son frère.

ACOMAT.

Tel étoit son dessein. Cet esclave est venu :
Il a montré son ordre, et n'a rien obtenu.

OSMIN.

Quoi, Seigneur? le Sultan reverra son visage,
Sans que de vos respects il lui porte ce gage?

ACOMAT.

Cet esclave n'est plus. Un ordre, cher Osmin,
L'a fait précipiter dans le fond de l'Euxin.

OSMIN.

Mais le Sultan, surpris d'une trop longue absence,
En cherchera bientôt la cause et la

Que lui répondrez-vous?

vengeance.

ACOMAT.

Peut-être avant ce temps

Je saurai l'occuper de soins plus importants.
Je sais bien qu'Amurat a juré ma ruine;
Je sais à son retour l'accueil qu'il me destine.
Tu vois, pour m'arracher du cœur de ses soldats,
Qu'il va chercher sans moi les siéges, les combats :
Il commande l'armée; et moi, dans une ville,
Il me laisse exercer un pouvoir inutile.
Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un Visir!
Mais j'ai plus dignement employé ce loisir :
J'ai su lui préparer des craintes et des veilles,

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Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles.

OSMIN.

Quoi donc? qu'avez-vous fait ?

ACOMAT.

J'espère qu'aujourd'hui

Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.

OSMIN.

Quoi ? Roxane, Seigneur, qu'Amurat a choisie
Entre tant de beautés dont l'Europe et l'Asie
Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour?
Car on dit qu'elle seule a fixé son amour.
Et même il a voulu que l'heureuse Roxane,
Avant qu'elle eût un fils, prît le nom de Sultane.

ACOMAT.

Il a fait plus pour elle, Osmin: il a voulu
Qu'elle eût dans son absence un pouvoir absolu.
Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires :
Le frère rarement laisse jouir ses frères
De l'honneur dangereux d'être sortis d'un sang
Qui les a de trop près approchés de son rang1.
L'imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,
Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance.
Indigne également de vivre et de mourir,

On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir 2.
L'autre, trop redoutable, et trop digne d'envie,

Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.

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Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps

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1. Dans le Grand Solyman, où les sultans sont appelés rois de Thrace, Mairet aussi a dit (acte I, scène 1), mais non avec le style de Racine :

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La loi d'État veut que les rois de Thrace
Commencent de régner par la fin de leur race,
Et que pour s'établir, les barbares qu'ils sont
Perdent également tous les frères qu'ils ont.

2. Lorsque Boileau disoit que son ami avoit encore plus que lui le génie satirique, il citoit pour preuves ces quatre vers si admirables. (L. Racine, dans ses Remarques sur Bajazet.)

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