Le lecteur me permettra de lui demander un peu plus d'indulgence pour cette pièce que pour les autres qui la suivent : j'étais fort jeune quand je la fis. Quelques vers que j'avais faits alors tombèrent par hasard entre les mains de quelques personnes d'esprit; elles m'excitèrent à faire une tragédie, et me proposèrent le sujet de la THÉBAÏDE. Ce sujet avait été autrefois traité par Rotrou, sous le nom d'ANTIGONE mais il faisait mourir les deux frères dès le commencement de son troisième acte. Le reste était en quelque sorte le commencement d'une autre tragédie, où l'on entrait dans des intérêts tout nouveaux; et il avait réuni en une seule pièce deux actions différentes, dont l'une sert de matière aux PHÉNICIENNES d'Euripide, et l'autre à l'ANTIGONE de Sophocle. Je compris que cette duplicité d'action avait pu nuire à sa pièce, qui d'ailleurs était remplie de quantité de beaux endroits. Je dressai à peu près mon plan sur les PHÉNICIENNES d'Euripide: car pour la THÉBAÏDE qui est dans Sénèque, je suis un peu de l'opinion d'Heinsius, et je tiens, comme lui, que non-seulement ce n'est point une tragédie de Sénèque, mais que c'est plutôt l'ouvrage d'un déclamateur qui ne savait ce que c'était que tragédie. La catastrophe de ma pièce est peut-être un peu trop sanglante; en effet, il n'y paraît presque pas un acteur qui ne meure à la fin inais aussi c'est la THÉBAÏDE, c'est-à-dire le sujet le plus tragique de l'antiquité. L'amour, qui a d'ordinaire tant de part dans les tragédies, n'en a presque point ici: et je doute que je lui en donnasse davantage si c'était à recommencer; car il faudrait ou que l'un des deux frères fùt amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d'autres intérêts que ceux de cette fameuse haine qui les occupait tout entiers? Ou bien il faut jeter l'amour sur un des seconds personnages, comme j'ai fait; et alors cette passion, qui devient comme étrangère au sujet, ne peut produire que de médiocres effets. En un mnot, je suis persuadé que les tendresses ou les jalousies des amants ne sauraient trouver que fort peu de place parmi les incestes, les parricides, et toutes les autres horreurs qui composent l'histoire d'OEdipe et de sa malheureuse famille. OU LES FRÈRES ENNEMIS, TRAGÉDIE (1664). ACTEURS. ÉTÉOCLE, rol de Thèbes. POLYNICE, frère d'Étéocle. JOCASTE, mère de ces deux princes et d'Antigone. CRÉON, oncle des princes et de la princesse. ATTALE, confident de Créon. UN SOLDAT de l'armée de Polynice. La scène est à Thèbes, dans une salle du palais royal. ACTE PREMIER. SCÈNE I. JOCASTE, OLYMPE. JOCASTE. Ils sont sortis, Olympe? Ah mortelles douleurs! OLYMPE. Du haut de la muraille Je les ai vus déjà tous rangés en bataille; J'ai vu déjà le fer briller de toutes parts; Il marche des premiers, et d'une ardeur extrême JOCASTE. N'en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger. O toi, Soleil, ô toi, qui rends le jour au monde, Et peux-tu sans horreur voir ce que nous voyous? Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils, SCENE II. JOCASTE, ANTIGONE, OLYMPE. JOCASTE. Ma fille, avez-vous su l'excès de nos misères? ANTIGONE. Oui, madame; on m'a dit la fureur de mes frères. JOCASTE. Allons, chère Antigone, et courons de ce pas Arrêter, s'il se peut, leurs parricides bras. Voyons si contre nous ils pourront se défendre, Ou s'ils oseront bien, dans leur noire fureur, ANTIGONE. Madame, c'en est fait, voici le roi lui-même. SCÈNE III. JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE, OLYMPE. JOCASTE. Olympe, soutiens-moi; ma douleur est extrême. ÉTÉOCLE. Madame, qu'avez-vous? et quel trouble... JOCASTE. Ah mon fils! Quelles traces de sang vois-je sur vos habits? Est-ce du sang d'un frère? ou n'est-ce point du vôtre? ÉTÉOCLE. Non, madame, ce n'est ni de l'un ni de l'autre. JOCASTE. Mais que prétendiez-vous? et quelle ardeur soudaine ÉTÉOCLE. Madame, il était temps que j'en usasse ainsi, Et je perdais ma gloire à demeurer ici. Le peuple, à qui la faim se faisait déjà craindre, L'insolent Polynice et ses fiers alliés Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes pieds. JOCASTE. Vous pourriez d'un tel sang, oh ciel! souiller vos armes? Ah mon fils! à ce prix voudriez-vous régner? Mais il ne tient qu'à vous, si l'honneur vous anime, ÉTÉOCLE. Appelez-vous régner partager ma couronne, JOCASTE. Vong le savez, mon fils, la justice et le sang Lui donnent, comme à vous, sa part à ce haut rang : Ordonna que chacun régnerait son année; Et, n'ayant qu'un État à mettre sous vos lois, Le sort vous appela le premier à l'empire, Vous montâtes au trône; il n'en fut point jaloux : ÉTÉOCLE. Non, madame; à l'empire il ne doit plus prétendre : Qui vient d'armer contre elle et le fer et la faim? |