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Et que mon désespoir, prévenant leur colère,
Eût suivi de plus près le trépas de ma mère!
CRÉON.

Il est vrai que des dieux le courroux embrasé
Pour nous faire périr semble s'être épuisé;
Car enfin sa rigueur, vous le voyez, madame,
Ne m'accable pas moins qu'elle afflige votre âme.
En m'arrachant mes fils...

ANTIGONE.

Ah! vous régnez, Créon
Et le trône aisément vous console d'Hémon.
Mais laissez-moi, de grâce, un peu de solitude,
Et ne contraignez point ma triste inquiétude:
Aussi bien mes chagrins passeraient jusqu'à vous.
Vous trouverez ailleurs des entretiens plus doux :
Le trône vous attend, le peuple vous appelle;
Goûtez tout le plaisir d'une grandeur nouvelle.
Adieu. Nous ne faisons tous deux que nous gêner:
Je veux pleurer, Créon; et vous voulez régner.
CRÉON, arrêtant Antigone.

Ah madame! régnez, et montez sur le trône :
Ce haut rang n'appartient qu'à l'illustre Antigone.

ANTIGONE.

Il me tarde déjà que vous ne l'occupiez.

La couronne est à vous.

CRÉON.

Je la mets à vos pieds.

ANTIGONE.

Je la refuserais de la main des dieux même;
Et vous osez, Créon, m'offrir le diadème!
CRÉON.

Je sais que ce haut rang n'a rien de glorieux
Qui ne cède à l'honneur de l'offrir à vos yeux.
D'un si noble destin je me connais indigne :
Mais si l'on peut prétendre à cette gloire insigue,
Si par d'illustres faits on la peut mériter,
Que faut-il faire enfin, madame?

ANTIGONE.

M'imiter.

CRÉON.

Que ne ferais-je point pour une telle grâce!

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Son courroux serait-il adouci?

Croyez-vous la fléchir ?

CRÉON.

Oui, oui, mon cher Attale : Il n'est point de fortune à mon bonheur égale; Et tu vas voir en moi, dans ce jour fortuné, L'ambitieux au trône, et l'amant couronné. Je demandais au ciel la princesse et le trône; Il me donne le sceptre, et m'accorde Antigone. Pour couronner ma tête et ma flamme en ce jour, Il arme en ma faveur et la haine et l'amour. Il allume pour moi deux passions contraires; Il attendrit la sœur, il endurcit les frères;

Il aigrit leur courroux, il fléchit sa rigueur,

Et m'ouvre en même temps et leur trône et son cœur.

ATTALE.

Il est vrai, vous avez toute chose prospère,

Et vous seriez heureux si vous n'étiez point père.
L'ambition, l'amour, n'ont rien à désirer;

Mais, seigneur, la nature a beaucoup à pleurer.
En perdant vos deux fils...

CRÉON.

Oui, leur perte m'afflige : Je sais ce que de moi le rang de père exige;

Je l'étais. Mais surtout j'étais né pour régner;
Et je perds beaucoup moins que je ne crois gaguer.
Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire ;
C'est un don que le ciel ne nous refuse guère :

Un bonheur si commun n'a pour moi rien de doux;
Ce n'est pas un bonheur, s'il ne fait des jaloux.
Mais le trône est un bien dont le ciel est avare :
Du reste des mortels ce haut rang nous sépare;
Bien peu sont honorés d'un don si précieux .
La terre a moins de rois que le ciel n'a de dieux.
D'ailleurs tu sais qu'Hémon adorait la princesse,
Et qu'elle eut pour ce prince une extrême tendresse :
S'il vivait, son amour au mien serait fatal.

En me privant d'un fils, le ciel m'ôte un rival.
Ne me parle donc plus que de sujets de joie :
Souffre qu'à mes transports je m'abandonne en proie;
Et, sans me rappeler des ombres des enfers,
Dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds.
Parle-moi de régner; parle-moi d'Antigone:
J'aurai bientôt son cœur, et j'ai déjà le trône.
Tout ce qui s'est passé n'est qu'un songe pour moi :
J'étais père et sujet, je suis amant et roi.

La princesse et le trône ont pour moi tant de charmes,
Que... Mais Olympe vient.

ATTALE.

Dieux! elle est tout en larmes.

SCÈNE V.

CRÉON, OLYMPE, ATTALE, GARDES.

OLYMPE.

Qu'attendez-vous, seigneur? la princesse n'est plus.

Elle n'est plus, Olympe!

CRÉON.

OLYMPE.

Ah! regrets superflus!

Elle n'a fait qu'entrer dans la chambre prochaine;

Et du même poignard dont est morte la reine,
Sans que je pusse voir son funeste dessein,
Cette fière princesse a percé son beau sein :
Elle s'en est, seigneur, mortellement frappée;
Et dans son sang, hélas! elle est soudain tombée.
Jugez à cet objet ce que j'ai dû sentir.

Mais sa belle âme enfin, toute prête à sortir :
Cher Hémon, c'est à toi que je me sacrifie,»

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J'ai senti son beau corps tout froid entre mes bras;
Et j'ai cru que mon âme allait suivre ses pas.
Heureuse mille fois, si ma douleur mortelle
Dans la nuit du tombeau m'eût plongée avec elle !

SCENE VI.

CRÉON, ATTALE, GARDES.

CRÉON.

Ainsi donc vous fuyez un amant odieux,

Et vous-même, cruelle, éteignez vos beaux yeux!
Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j'adore;
Et, pour ne me point voir, vous les fermez encore!
Quoiqu'Hémon vous fût cher, vous courez au trépas
Bien plus pour m'éviter que pour suivre ses pas!
Mais, dussicz-vous encor m'être aussi rigoureuse,
Ma présence aux enfers vous fût-elle odieuse,
Dût après le trépas vivre votre courroux,
Inhumaine, je vais y descendre après vous.
Vous y verrez toujours l'objet de votre haine,
Et toujours mes soupirs vous rediront ma peine,
Ou pour vous adoucir, ou pour vous tourmenter;
Et vous ne pourrez plus mourir pour m'évite..
Mourons donc...

ATTALE, lui arrachant son épée.
Ah seigneur! quelle cruelle envie!
CRÉON.

Ah! c'est m'assassiner que me sauver la vie!
Amour, rage, transports, venez à mon secours,
Venez, et terminez mes détestables jours!
De ces cruels amis trompez tous les obstacles!
Toi, justifie, ô ciel, la foi de tes oracles!
Je suis le dernier sang du malheureux Laïus;
Perdez-moi, dieux cruels, ou vous serez déçus.
Reprenez, reprenez cet empire funeste;
Vous m'ôtez Antigone, ôtez-moi tout le reste :
Le trône et vos présents excitent mon courroux;
Un coup de foudre est tout ce que je veux de vous.
Ne le refusez pas à mes vœux, à mes crimes;
Ajoutez mon supplice à tant d'autres victimes.

Mais en vain je vous presse, et mes propres forfaits
Me font déjà sentir tous les maux que j'ai faits.
Jocaste, Polynice, Étéocle, Antigone,

Mes fils que j'ai perdus pour m'élever au trône,
Tant d'autres malheureux dont j'ai causé les maux,
Font déjà dans mon cœur l'office de bourreaux.
Arrêtez... Mon trépas va venger votre perte;
La foudre va tomber, la terre est entr'ouverte ;
Je ressens à la fois mille tourments divers,
Et je m'en vais chercher du repos aux enfers.

(11 tombe entre les mains des gardes.)

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