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VIII.

Les auteurs possibles du faux: Las Casas,
Fernand Colomb.

Il reste une dernière question à examiner, avant de clore ce chapitre : c'est celle de l'auteur ou des auteurs présumés des pièces suspectes. Bien qu'il n'importe pas essentiellement de savoir par qui la supercherie a été commise, la question ne manque pas d'intérèt, et puisqu'elle a été posée il faut s'y arrèter.

L'époque à laquelle les lettres attribuées à Toscanelli ont été produites limite le champ de nos recherches à cet égard. Si les déductions que l'on a tirées des faits précédemment exposés sont justifiées, si le faux a eu pour objet de donner à l'entreprise de Colomb un autre caractère que celui qu'elle avait réellement, on ne peut chercher son auteur ou ses auteurs que dans la période comprise entre l'année 1493, date du retour de Colomb de sa grande découverte, et l'année 1552, date approximative de la communication des pièces à Las Casas. A moins que de nouveaux faits ne viennent s'ajouter à ceux qui ont été relevés, on ne voit dans cette période qu'un certain nombre de personnes auxquelles on puisse attribuer cette supercherie Colomb, à qui le faux devait profiter, son frère Barthélemy qui était plus capable que lui de le faire, son fils Fernand, qui était le seul lettré de la famille, son petit-fils Don Luis Colon par qui les pièces furent vraisemblablement produites, et Las Casas, qui les inséra dans son Histoire des Indes.

Écartons d'abord ce dernier. Il n'y a aucune raison de croire que Las Casas ait trempé dans cette supercherie ; la perpétration d'un pareil acte n'était pas dans son caractère. Il manquait de sens critique, mais pas de sens moral; il a pu être le complice inconscient de la fraude, mais il ne l'aurait pas favorisée s'il l'avait soupçonnée. Sa bonne

foi à cet égard ressort pleinement du fait qu'il a raconté l'histoire du pilote inconnu sans en rien cacher et sans en contester l'authenticité, au contraire. Il l'aurait tue s'il avait eu l'intention de nous induire en erreur sur les véritables motifs de l'entreprise de Colomb (163).

Ecartons aussi Fernand Colomb, non pas qu'il eût hésité à commettre une supercherie de ce genre, s'il l'avait jugée utile aux intérêts de sa famille, mais rien n'indique qu'il ait connu celle-ci ou qu'il y ait contribué. Fernand, qui était un lettré instruit, ne peut être l'auteur de la mauvaise version espagnole que Las Casas a donnée, et, s'il en avait donné une autre, Las Casas l'aurait trouvée dans le manuscrit original des Historie, auquel il avait si souvent recours, et, certainement, c'est celle-là qu'il aurait prise. Rappelons encore à ce sujet, ce qui a été dit précédemment, que, tandis que Las Casas revient fréquemment sur ce que Colomb doit à Toscanelli, qu'il nomme vingt fois, Fernand glisse sur ce point et ne nomme l'astronome florentin qu'une ou deux fois. On dirait qu'il évite de parler de lui, ou qu'il y a là, comme nous sommes disposé à le croire, un chapitre ajouté à son livre par une autre main que la sienne (164).

(163) Nous ne faisons aucune difficulté de reconnaître que cette appréciation du rôle de Las Casas dans la publication des pièces dites de Toscanelli, diffère un peu de celle que nous avons donnée dans notre premier ouvrage. Une étude plus attentive des écrits de l'évêque de Chiapas nous a convaincu qu'il n'a pas soupçonné la supercherie que tant de faits mis en lumière par la critique dénoncent. Voyez notre Lettre et carte de Toscanelli, pp. 160-162.

(164) M. Altolaguirre, qui peint Fernand Colomb sous de très noires couleurs, et qui lui attribue nombre de méfaits, croit que c'est lui qui a fabriqué le billet par lequel Toscanelli est supposé avoir envoyé à Colomb une copie de la lettre à Martins, ainsi que la seconde lettre attribuée à ce savant. Ces deux pièces ont été certainement fabriquées, mais nous ne reconnaissons pas là la main de Fernand. Si ce fils de Colomb avait voulu fabriquer une lettre destinée à faire croire aux relations de son père avec Toscanelli, il n'aurait pas écrit une pièce aussi décousue et aussi inconciliable avec la lettre à Martins que celle-là.

IX. Les auteurs possibles du faux: Christophe Colomb

Le fait si significatif que la version espagnole de la lettre à Martins, qui fut communiquée à Las Casas, trahit par ses italianismes la main d'un Italien, suffit pour exonérer Fernand Colomb, Las Casas et Luis Colon de l'accusation d'avoir commis le faux. Mais cette particularité ne s'applique ni au découvreur du Nouveau Monde ni à son frère Barthélemy.

Colomb, on ne le sait que trop bien aujourd'hui, était capable d'un tel acte et, en se plaçant au point de vue qui a été exposé au paragraphe où l'on a cherché les motifs de la publication des pièces suspectes, il avait peut-être intérêt à le faire. Ce fait, ainsi que celui déjà signalé des italianismes de la lettre à Martins, et cette autre particularité, fâcheuse pour lui, que l'écriture du texte latin de cette lettre ressemble considérablement à la sienne, semblent le désigner comme étant l'auteur de la supercherie. C'est à cette conclusion que s'est arrêté M. de la Rosa, qui, le premier, a posé cette question et qui l'a soumise à un long et minutieux examen, dont, malheureusement, nous n'avons qu'un aperçu (165). Telle qu'on la présente, cette opinion ne s'impose pas et bien que plusieurs critiques aient pensé que si le faux était démontré, cela suffirait pour incriminer Colomb, nous ne saurions partager cette manière de voir (166).

(165) La Rosa, La solution de tous les problèmes... 1902. Toute la première partie de ce mémoire est consacrée au faux; mais l'auteur ne l'attribue pas on termes exprès à Colomb même, bien que cela résulte de son langage.

(166) If the Toscanelli correspondence is fraudulent, we need seek no further for the perpetrator than Christopher Colombus himself. Si la correspondance de Toscanelli est apocryphe, il est inutile d'en chercher l'auteur ailleurs que dans Colomb lui-même. (THACHER, Colombus, Vol. I, p. 378.)

M. Filson Young, qui admet que les pièces sont fausses, croit que Colomb out recours à cette supercherie quand il reconnut qu'il n'avait aucune chance

Les raisons qu'on relève à la charge de Colomb, dans cette affaire, sont certainement bien compromettantes pour lui; mais il y en a d'autres qui diminuent singulièrement leur portée. Comment concilier les faits qui semblent l'incriminer, avec le silence complet qu'il a toujours gardé à ce sujet ? On ne commet pas un acte de ce genre pour le cacher, autrement il était inutile de le faire. Si Colomb avait pensé qu'il était nécessaire pour lui de fabriquer une correspondance qui établissait que son dessein n'avait eu ni l'origine ni le mobile vulgaire qu'on lui attribuait, il l'aurait produite, il l'aurait mentionnée, ou tout au moins, il y aurait fait allusion, et le nom de Toscanelli serait quelquefois sorti de sa bouche ou de sa plume, parmi tous les autres noms qu'il se plaisait à citer comme lui ayant suggéré des idées qui l'avaient conduit à son grand dessein. Ces faits sont inconciliables avec l'hypothèse que Colomb aurait lui-même fabriqué les lettres attribuées à Toscanelli.

Il est permis aussi de douter que le premier amiral de l'Océan, qui tenait tant à l'idée que les Indes se trouvaient au bout de la route qu'il disait avoir faite pour les chercher, aurait consenti, sans motifs tout à fait impérieux, à sacrifier ses prétentions à la priorité de cette idée pour en faire honneur à un autre. De son temps, ces motifs n'avaient pas l'importance qu'ils prirent plus tard. De 1493 à 1506, date de sa mort, tout ce qu'on racontait du pilote qui l'avait renseigné, n'avait pas encore pris place dans l'histoire. Les grands ouvrages d'Oviedo, de Gomara,

de se faire écouter, tant qu'il ne pourrait produire à l'appui de ses assertions quelque document provenant d'une source autorisée. Ce serait vers 1488 qu'il se serait résolu à cela. (Christopher Colombus, Vol. I, pp. 106-108.) C'est une ingénieuse supposition; mais elle soulève cette objection qu'il n'y a aucune trace que Colomb ait jamais nommé Toscanelli ou se soit jamais appuyé sur les pièces qui lui sont attribuées. Cette objection n'a pas d'ailleurs échappé à M. Young.

de Garibay, de Las Casas, et d'autres de moindre valeur, où l'histoire est enregistrée, n'étaient pas écrits, et les longs procès, où comparurent ses propres compagnons et où aucun d'eux ne parla de son dessein de chercher les Indes, n'étaient pas encore commencés. A ce moment l'intérêt qu'il pouvait y avoir pour lui à montrer que cette grande idée avait été l'âme de son entreprise, en invoquant le témoignage de Toscanelli, n'était pas évident. Plus tard, il en fut autrement, la légende de la recherche du Levant par le Ponant avait perdu toute créance, et il n'y a pas de doute que, sans la production des lettres de Toscanelli qui la fit revivre, elle se serait éteinte dans l'oubli.

Ceux qui croient à l'authenticité de ces lettres pensent que Colomb, en ne mentionnant jamais le nom de l'astronome florentin, a voulu cacher la source de son idée mais qu'il a trahi son plagiat en transcrivant sur une des feuilles de garde d'un de ses livres la lettre qu'il avait reçue de Toscanelli, et en répétant, inconsciemment, quelques phrases de cette lettre qui lui étaient restées dans la mémoire. Mais, comme on l'a fait voir, Colomb n'a pas seule ment tu le nom de Toscanelli dans des circonstances où i aurait dù le nommer, s'il lui devait quelque chose, il a protesté indirectement, mais très efficacement, contre la supposition qu'il lui devait quelque chose en disant et en répétant que ses idées cosmographiques étaient bien à lui; et, lorsqu'on fouille dans ses papiers et qu'on étudie les notes manuscrites qu'il a mises à l'Imago Mundi et à l'Historia rerum, on trouve que cette prétention est justifiée. C'est dans ce fait, qu'on ne pouvait établir avant la publication de la Raccolta Colombiana, que réside la preuve fondamentale de l'invention des pièces attribuées à Toscanelli. Si, malheureusement pour Colomb, les deux ouvrages où se trouvent ces précieuses notes avaient disparu, comme tant d'autres qui faisaient partie de la Colom bine, l'assertion du Découvreur dans ses deux lettres de

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