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de ne mettre dans la bouche des personnages amoureux que des raisonnemens, des maximes, des sentimens qui ressemblent, comme le remarque Voltaire, au code de la Cour d'Amour; de parler toujours de ce que veut un bel ail, de ce que fait un véritable amant. Racine n'est pas tombé une seule fois dans ce défaut ; il est porté dans Corneille au dernier excès: on le trouve à toutes les pages.

Dans d'autres genres même, il procède presque toujours par le raisonnement mis à la place du sentiment, et souvent, au lieu de faire réssortir le caractère dans le discours, il fait dire crûment : J'ai tel caractère, j'ai de la grandeur, j'ai de l'ambition, j'ai de la politique, j'ai de la fierté. L'art consiste au contraire à le faire voir au spectateur sans le lui dire. Cette remarque est de Vauvenargues : elle est très-judicieuse.

Corneille, qui dans Cinna parle avec un grand sens des principes du droit public et des vice attachés aux différentes formes de gouvernement, qui, dans la scène entre Sertorius et Pompée, et dans la première scène d'Othon, développe supérieurement la politique d'un chef de parti, montre ailleurs une affectation de la politique de cour, qui est chez lui un caractère trop marqué pour qu'on puisse n'en pas parler; et cette politique, qui est très-fausse, tient beaucoup plus de la rhetorique que de la connaissance des hommes. Ici le siècle où vivait Corneille a visiblement influé sur ses écrits, quoiqu'on ait eu très-grand tort de dire que ce siècle avait déterminé la nature de son talent. Non, ce talent était trop décidé, trop caractérisé pour suivre une impulsion étrangère. Ce ne sont pas les troubles de la Fronde qui lui ont fait faire Cinna et les Horaces; mais accoutumé à entendre parler de factions, de complots et d'intrigues, à voir donner une grande importance à ce qu'on appelait l'esprit de cour, les maximes de cour, il crut devoir en parler comme s'il eût toute sa vie vécu ailleurs que dans son cabinet; et chez lui, hommes et femmes se vantent sans cesse de leur politique. Nous avons vu celle de Félix; celle de Cléopâtre dans Rodogune, et d'Arsinoë dans Nicomède, ne les empèche pas de faire, sans la moindre nécessité, les confidences les plus dangereuses et les plus horribles. Il semble qu'elles ne les fassent que pour avoir occasion de dire: Voyez comme je suis méchante. L'auteur a l'air de croire que lorsqu'à la cour on commet un crime, on se fait gloire de le commettre. Il fait dire à Photin:

Le droit des rois consiste à ne rien épargner.

La timide équité détruit l'art de régner.

Quand on craint d'être injuste, on a toujours à craindre,

Et qui veut tout pouvoir doit oser tout enfreindre,
Fuir comme un déshonneur la vertu qui le perd,

Et voler sans scrupule au crime qui le sert.

Et Ptolémée, en sortant du conseil, ne manque pas de parler aussi de crime. Allons, dit-il,

Nous immortaliser par un illustre crime.

Comme ces fautes ont été imitées de nos jours, et que les jeunes gens les prennent volontiers pour de la force, il faut leur redire que c'est-là précisément une déclamation de rhéteur, et non pas le langage des hommes d'état. Jamais ceux qui commettent ou qui conseillent le crime ne le présentent sous ses véritables traits: ils sont trop hideux. Un homme passionné pourrait dire: Vous m'entraînez au crime, parce qu'alors sa passion même lui sert d'excuse. Mais personne ne dit de sang-froid: Allons commettre un crime. Personne ne dit au prince même le plus méchant : Fuyez la vertu comme un déshonneur, et volez au crime. Quand la SaintBarthélemy fut proposée dans le conseil intime de Charles IX, elle ne fut

surement pas présentée comme un crime, mais comme le seul moyen d'étouffer les guerres civiles, de sauver la religion et l'autorité royale. C'est sous des noms sacrés que l'on couvrit le plus grand de tous les cri

mes.

Lorsqu'Attale, dans Nicomède, refuse d'appuyer auprès du roi les calomnies d'Arsinoë, et de profiter de la faiblesse de Prusias pour perdre son frère, elle lui dit :

Vous êtes peu du monde et savez mal la cour.

On dirait que c'est un principe reçu que, pour être du monde et savoir la cour, il faut trouver tous les moyens bons pour perdre son frère. Ceux qui le pensent ne le disent pas. Čette violation des bienséances morales revient à tout moment dans des pièces de nos jours, où l'on n'imite que les fautes de Corneille; c'est pour cela qu'on voudrait les consacrer, et c'est pour cela que je démontre combien elles sont condamnables.

Le style est dans Corneille aussi inégal que tout le reste. Il a donné le premier de la noblesse à notre versification; le premier, il a élevé notre laugue à la dignité de la tragédie, et dans ses beaux morceaux il semble imprimer au langage la force de ses idées. Il a des vers d'une beauté audessus de laquelle il n'y a rien. Ce n'est pas qu'on ne puisse, sans se contredire, faire le même éloge de Racine et de Voltaire, parce que, dès qu'il s'agit de beautés de différens genres, elles peuvent être toutes également au plus haut degré, sans admettre de comparaison. A l'égard de la pureté, de l'élégance, de l'harmonie, du tour poétique, de toutes les convenances du style, il faut voir dans l'excellent Commentaire de Voltaire tout ce qui a manqué à Corneille, et tout ce qu'il laissait à faire à Racine.

Fontenelle a la discrétion de ne point parler de cet article dans la Vie de Corneille. Il se contente d'affirmer, sans restriction quelconque, que Corneille a porté le théâtre français à son plus haut point de perfection. Je doute que ses panégyristes les plus passionnés osassent aujourd'hui en dire autant. Il ajoute: Il a laissé son secret à qui s'en pourra servir. Nous verrons que Racine ne s'en est point servi, et qu'il en a trouvé un autre.

On peut bien s'attendre qu'il ne laisse pas de côté la question de la prééminence que j'ai cru, à l'exemple de Voltaire, devoir écarter. Ce ne pouvait pas même en être une pour un juge qui nous assure que Pulchérie et Suréna sont dignes de la vieillesse d'un grand-homme, et que ses derniers ouvrages sont toujours bons pour la lecture paisible du cabinet. Il faut s'en rapporter là-dessus à ceux qui essaieront de les lire. On ne doit pas être étonné s'il finit par prononcer, comme une décision généralement établie, que Corneille a la premiere place, et Racine la seconde. Peut-être il eût été plus noble et plus convenable de dire: Je ne décide point, parce que Cor neille est mon oncle, et que Racine fut mon ennemi. Mais ce qui peut étonner, c'est ce qui suit : « On fera à son gré l'intervalle entre ces deux places, » un peu plus ou un peu moins grand ». Je crois qu'il l'aurait fait d'une belle étendue. On en va juger : C'est-là ce qui se trouve en ne comparant que » les ouvrages de part et d'autre ». Les ouvrages! Mais si l'on compare les » deux hommes, l'inégalité est plus grande ».

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J'ai déjà fait voir qu'on ne devait, qu'on ne pouvait pas même asseoir bien solidement un parallele personnel. Mais quant à la comparaison des ouvrages, moi qui ne suis ni parent de l'un ni ennemi de l'autre, et qui ne considère tout simplement, comme tout homme de bonne foi, que l'art et mon plaisir, il m'est impossible de me rendre à l'autorité de Fontenelle, et je crois que, s'il fallait aller aux voix, les suffrages ne me manqueraient pas, et encore moins les raisons.

Je n'ai pas relevé à beaucoup près toutes les erreurs et toutes les injustices de Fontenelle. J'en acheverai la réfutation dans l'examen du théâtre de Racine, où elle trouvera naturellement sa place. J'aurai aussi l'occasion d'y joindre de nouvelles observations sur Corneille, qui naîtront du contraste de leurs différens caractères. Ils sont opposés de tant de manières, qu'il est impossible de parler de l'un sans se souvenir de l'autre. Il semble qu'ils se rapprochent sans cesse dans notre pensée, comme ils s'éloignent dans leurs ouvrages.

CHAPITRE III.

RACINE.

SECTION PREMIÈRE.

Les Frères ennemis, Alexandre, Andromaque.

CB serait sans doute un homme très-extraordinaire que celui qui au

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rait conçu tout l'art de la tragédie telle qu'elle parut dans les beaux jours d'Athènes, et qui en aurait tracé à la fois le premier plan et le premier modèle. Mais de si beaux efforts ne sont pas donnés à l'humanité; elle n'a pas de conceptions si vastes.

>> Il n'existe aucun art qui n'ait été développé par degrés, et tous ne se sont perfectionnés qu'avec le temps. Un homme a ajouté aux travaux d'un homme, un siècle a ajouté aux lumières d'un siècle, et c'est ainsi qu'en réunissant et perpétuant leurs efforts, les générations, qui se reproduisent sans cesse, ont balancé la faiblesse de notre nature, et que l'homme, qui n'a qu'un moment d'existence, a prolongé dans l'étendue des siècles la chaîne de ses connaissances et de ses travaux, qui doit atteindre aux bornes de la durée.

>> L'invention du dialogue a sans doute été le premier pas de l'art dramatique. Celui qui imagina d'y joindre une action fit un second pas bien important. Cette action se modifia de différentes manières, devint plus ou moins attachante, plus ou moins vraisemblable. La musique et la danse vinrent embellir cette imitation. On connut l'illusion de l'optique et la pompe théâtrale. Le premier qui, de la combinaison de tous ces arts réunis, fit sortir de grands effets et des beautés pathétiques, mérita d'être appelé le père de la tragédie. Ce nom était dû à Eschyle; mais Eschyle apprît à Euripide et à Sophocle à le surpasser, et l'art fut porté à sa perfection dans la Grèce. Cette perfection était pourtant relative, et en quelque sorte nationale. En effet, s'il y a dans les tragiques anciens des beautés de tous les temps et de tous les lieux, il n'en est pas moins vrai qu'une bonne tragédie grecque, fidèlement transportée sur notre théâtre, ne suffirait pas à faire une bonne tragédie française ; et si l'on peut citer quelque exception à ce principe général, cette exception même prouverait du moins que cinq actes des Grecs ne peuvent nous en donner que trois. Nous avons ordinairement à fournir une tâche plus longue et plus pénible. Melpomène, chez les anciens, paraissait sur la scène, entourée des attributs de Terpsichore et de Polymnie. Chez nous, elle est seule et sans autre secours que son art, sans autres appuis que la terreur et la pitié. Les chants et la grande poésie des chœurs relevaient l'extrême simplicité des sujets grecs, et ne laissaient apercevoir aucun vide dans la représentation. Ici, pour remplir la carrière de cinq actes, il nous faut mettre en œuvre les ressorts d'une intrigue toujours attachante, et les mouvemens d'une éloquence toujours plus ou moins passionnée. L'harmonie des vers grecs en→

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chantaient les oreilles avides et sensibles d'un peuple poëte. Ici le mérite de la diction, si important à la lecture, si décisif pour la réputation, ne peut sur la scène ni excuser les fautes, ni remplir les vides, ni suppléer à l'intérêt devant une assemblée d'hommes qui tous ont un égal besoin d'émotion, mais qui ne sont pas tous, à beaucoup près, également juges du style. Enfin, chez les Athéniens, les spectacles donnés en certains temps de l'année étaient des fêtes religieuses et magnifiques, où se signalait la brillante rivalité de tous les arts, et où les sens, séduits de toutes les manières, rendajent l'esprit des juges moins sévère et moins exigeant, Ici la satiété, qui nait d'une jouissance de tous les jours, doit ajouter beaucoup à la sévérité du spectateur, lui donner un besoin plus impérieux d'émotions fortes et nouvelles ; et, de toutes ces considérations, on peut conclure que l'art des Corneille et des Racine devait être plus étendu et plus varié, plus difficile que celui des Euripide et des Sophocle.

» Ces derniers avaient encore un avantage que n'ont pas eu parmi nous leurs imitateurs et leurs rivaux. Ils offraient à leurs concitoyens les grands événemens de leur histoire, les triomphes de leurs héros, les malheurs de leurs ennemis, les infortunes de leurs ancêtres, les crimes et les vengeances de leurs dieux ; ils réveillaient des idées imposantes, des souvenirs touchans et flatteurs, et parlaient à la fois à l'homme et au citoyen.

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» La tragédie, soumise, comme tout le reste, au caractère patriotique, fut donc chez les Grecs leur religion, et leur histoire en action et en spectacle. Corneille, dominé par son génie, et n'empruntant aux anciens que les premières règles de l'art, sans prendre leur manière pour modèle, fit de la tragédie une école d'héroïsme et de vertu. Mais combien il y avait encore à faire! combien l'art dramatique, qui doit être le résultat de tant de mérites différens, était loin de les réunir! combien y avait-il encore je ne dis pas seulement à perfectionner, mais à créer! car l'assemblage de tant de beautés neuves et tragiques qui étincelèrent dans le premier chefd'œuvre de Racine, dans Andromaque, n'est-il pas une véritable création? C'est à partir de ce point que Racine, plus profond dans la connaissance de l'art que personne ne l'avait encore été, s'ouvrit une route nouvelle ; et la tragédie fut alors l'histoire des passions et le tableau du cœur humain ». Eloge de Racine.

Mais il ne faut pas dédaigner de jeter un coup d'oeil sur les essais de sa première jeunesse. Nous y reconnaîtrons, au milieu de tous les défauts qui dominaient encore sur la scène, le germe d'un grand talent poétique et Racine s'y annonce déjà par un des mérites qui lui sont propres, celui de la versification. Il n'avait pas vingt-cinq ans lorsqu'il donna les Frères ennemis, commencés long-temps auparavant, sujet traité sur tous les théâtres anciens, et qui ne pouvait guère réussir sur le nôtre. Ni l'un ni l'autre des deux frères ne peut inspirer d'intérêt; tous deux sont à peu près également coupables, également odieux; l'un est un usurpateur du trône, et l'autre est l'ennemi de sa patrie. Leur mère ne peut montrer qu'une douleur impuissante, et des intrigues d'amour ne peuvent se mêler convenablement au milieu des horreurs de la race de Laïus. Tel est le vice du sujet, et la fable de la pièce ne valait pas mieux. La manière du jeune poëte est fidèlement calquée sur les défauts de Corneille. Rien ne prouve mieux que le talent commence presque toujours par l'imitation. C'est en même temps un hommage qu'il rend à ses maitres, et un écueil où il peut échouer, si le modèle n'est pas parfait; car il est de l'inexpérience et de la faiblesse de cet âge de s'approprier d'abord ce qu'il y a de plus aisé à imiter, c'est-à-dire, les fautes. Ainsi l'on voit dans les Frères ennemis un Créon qui, dans le temps même où il n'est occupé qu'à brouiller ses deux neveux, et à les perdre l'un par l'autre pour leur succéder, est bien tran

quillement et bien froidement amoureux de la princesse Antigone, comme Maxime l'est d'Emilie, et rival de son fils Hémon, qu'il sait bien étre l'amant préféré. Il finit par faire à cette Antigone, qui le hait et le méprise ouvertement, une proposition tout au moins aussi déplacée et aussi déraisonnable que celle de Maxime à Emilie. Lorsqu'Etéocle et Polynice sont tués, que leur mère Jocaste s'est donné la mort, qu'Hémon et Menécée, les deux fils de Créon, viennent de périr à la vue des deux armées, Créon, qui est resté tout seul, n'imagine rien de mieux que de proposer à Antigone de l'épouser. On sent qu'une pareille scène. dans un cinquième acte rempli de meurtres et de crimes, suffirait pour faire tomber une pièce. Antigone ne lui répond qu'en le quittant pour aller se tuer comme les autres personnages de la tragédie. Créon n'a pas le courage d'en faire autant, apparemment pour qu'il soit dit que tout le monde ne meurt pas; mais il jette de grands cris, et finit par dire qu'il va chercher du repos aux enfers.

On retouve aussi dans les Frères ennemis ces longs monologues sans nécessité, qu'il était d'usage de donner aux acteurs et aux actrices comme les morceaux les plus propres à les faire briller, et jusqu'à des stances dans le goût de celles de Polyeucte et d'Héraclius, espèce de hors-d'oeuvre qui est depuis long-temps banni de la scène, où il formait une disparate choquante, en mettant trop évidemment le poëte à la place du personnage. On y retrouve les déclamations, les maximes gratuitement odieuses, et même les raisonnemens alambiqués à la place du sentiment; défauts où Racine n'est jamais tombé depuis. Jocaste parle à ses deux fils à peu près comme Sabine dans les Horaces parle à son époux et à son beau-frère. Elle veut leur prouver en forme qu'ils doivent la tuer ; et remarquons, en passant, combien il y a quelquefois peu d'intervalle entre le faux et le vrai : que Jocaste, au désespoir de ne pouvoir fléchir ses deux fils, leur dise qu'il faudra qu'ils lui percent le sein avant de combattre; et qu'elle se jettera entre leurs épées, ce langage est convenable; mais qu'elle dise : Je suis de tous les deux la commune ennemie,

Puisque votre ennemi reçut de moì la vie.

Cet ennemi sans moi ne verrait pas le jour ;

S'il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon tour?
N'en doutez point, sa mort me doit être commune:

Il faut en donner deux, ou n'en donner pas une.

Ces subtilités sont beaucoup trop ingénieuses. Ce n'est pas le langage de la douleur; elle n'a pas assez d'esprit pour faire de pareils sophismes: cet esprit paraissait alors quelque chose de brillant; mais il ne faut qu'un moment de réflexion pour sentir combien il est faux.

Les Frères ennemis eurent pourtant quelque succès, et ce coup d'essai n'est pas sans beautés. La haine des deux frères est peinte avec énergie et la scène de l'entrevue est très-bien traitée. Le poëte a eu l'art de nuancer deux caractères dominés par un même sentiment, et ce mérite seul suffisait pour annoncer le talent dramatique que le judicieux Molière aperçut et encouragea dans le premier ouvrage de Kacine. Polynice a plus de noblesse et de fierté, Etéocle plus de férocité et de fureur. Quand Jocaste représente à Polynice qu'Etéocle s'est fait aimer du peuple depuis qu'il regne dans Thèbes, le prince répond :

C'est un tyran qu'on aime,
Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir
Au rang où par la force il a su parvenir ;
Et son orgueil le rend, par un effet contraire,
Esclave de son peuple et tyran de son frère.
Pour commander tout seul il veut bien obéir,
Et se fait mépriser pour me faire haïr.

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