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SECTION IV.

Bajazet.

RACINE avait lutté dans Bérénice contre un sujet qu'on lui avait prescrit, et il était sorti triomphant de cette épreuve si dangereuse pour le talent, qui veut toujours être libre dans sa marche et se tracer à lui-même la route qu'il doit tenir. Bajazet fut un ouvrage de son choix. Les mœurs, nouvelles pour nous, d'une nation avec qui nous avions eu long-temps aussi peu de communication que si la nature l'eût placée à l'extrémité du globe; la politique sanglante du sérail, la servile existence d'un peuple innombrable enfermé dans cette prison du despotisme, les passions des sultanes qui s'expliquent le poignard à la main, et qui sont toujours près du crime et du meurtre, parce qu'elles sont toujours près du danger; le caractère et les intérêts des vizirs qui se hâtent d'être les instrumens d'une révolu→→ tion, de peur d'en être les victimes; l'inconstance ordinaire des Orientaux, et cette servitude menaçante qui rampe aux pieds d'un despote, et s'élève tout à coup des marches du trône pour le frapper et le renverser : voilà le sujet absolument neuf qui s'offrait au pinceau de Racine, à ce même pinceau qui avait si supérieurement colorié le tableau de la cour de Néron et de Rome dégénérée et avilie sous les Césars. Cette science des couleurs locales, cet art de marquer un sujet d'une teinte particulière qui avertit le spectateur du lieu où le transporte l'illusion dramatique, le rôle fortement passionné de Roxane, le grand caractère d'Acomat, une exposition regardée par tous les connaisseurs comme le chef-d'œuvre du théâtre dans cette partie tels sont les principaux mérites qui se présentent dans l'analyse de la tragédie de Bajazet. J'expliquerai ensuite ce qui me paraît défectueux dans les autres parties de ce drame; et si ma critique parait sévère, elle prouvera du moins mon entière impartialité, et que mon admiration pour Racine, en me passionnant pour ses beautés, ne me ferme point les yeux sur ses défauts.

:

Le détail où j'entrerai sur la première scène a pour objet principal de faire voir que Racine a très-bien connu ce devoir essentiel du poëte dramatique, d'être un peintre fidèle des mœurs. Nous avons vu comme il a peint les Romains dans Britannicus; nous verrons bientôt comme il peint les Juifs dans Athalie: voyons comme il peint les Turcs dans Bajazet. Je cite de préférence ces trois tableaux si différens, parce qu'ils lui appartiennent en propre, et qu'ils n'ont point été surpassés, Je n'insiste pas sur la peinture des mœurs grecques; d'autres que lui les ont très-bien peintes, et particulièrement l'auteur d'Oreste, qui peut-être même en ce genre a été plus loin que lui.

ACOMAT.

Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu doit se rendre;
Je pourrai cependant te parler et t'entendre.

OSMIN.

Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on dans ces lieux,
Dont l'accès était même interdit à nos yeux ?

Jadis une mort prompte eût suivi cette audace,

Le secret impénétrable du sérail est déjà caractérisé, et la curiosité ex citée. La réponse d'Acomat va l'augmenter.

Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,
Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.
Mais, laissons, cher Osmin, les discours superflus.
Que ton retour tardait à mon impatience!

Et

que d'un œil content je te yois dans Byzance!

1

Instruis-moi des secrets que peut t'avoir appris
Un voyage si long, pour moi seul entrepris.
De ce qu'ont vu tes yeux, parle en témoin sincère ;
Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire,
Dépendent les destins de l'empire Ottoman.

Qu'as-tu vu dans l'armée, et que fait le sultan?

On conçoit déjà toute l'importance du sujet, et le spectateur n'en sera instruit que parce qu'il faut bien que le vizir le soit. C'est donc une explication nécessaire, et non pas une conversation indifférente, où les acteurs ne parlent que pour le spectateur. Toutes les scènes d'une tragédie doivent contenir une action et avoir un objet marqué. On s'est cru trop souvent dispensé de ce devoir dans l'exposition; et quand on parvient à le remplir, le mérite en est plus grand. Ici Osmin ne fait que d'arriver : il faut qu'il rende compte au vizir d'un voyage entrepris par son ordre. Le vizir ne l'écoute qu'en attendant la sultane dans l'intérieur du sérail, jusqu'alors inaccessible. Ce que va dire Osmin doit décider du sort de l'empire; l'action commence avec la pièce, et l'on ne peut en moins de vers annoncer de plus grands intérêts.

Babylone, Seigneur, à son prince fidèle,

Voyait, sans s'étonner, notre armée autour d'elle;
Les Persans rassemblés marchaient à son secours.
Et du camp d'Amurat s'approchaient tous les jours:
Lui-même, fatigué d'un long siége inutile,
Semblait vouloir laisser Babylone tranquille ;
Et, sans renouveler ses assauts impuissans,
Résolu de combattre, attendait les Persans.
Mais, comme vous savez, malgré ma diligence,
Un long chemin sépare et le camp et Bysance.
Mille obstacles divers m'ont même traversé ;
Et je puis ignorer tout ce qui s'est passé.

Ce détail si simple n'est pas mis sans dessein. D'après ce que dit Osmin des retardemens qu'il a éprouvés, on ne sera pas surpris que, dans la même journée, Orcan, vienne apporter la nouvelle de la victoire d'Amurat. Un premier acte doit être fait de manière à fonder et motiver tout ce qui suit :

Que faisaient cependant nos braves janissaires?
Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?

Dans le secret des cœurs, Osmin, n'as tu rien lu?
Amurat jouit-il d'un pouvoir absolu?

Ces questions d'Acomat préparent à de grands projets. Il n'y a pas jusqu'ici un mot inutile et qui n'attire une grande attention.

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Amurat est content, si nous le voulons croire
Et semblait se promettre une heureuse victoire.
Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir :
Il affecte un repos dont il ne peut jouir.
C'est en vain que, forçant ses soupçons ordinaires
Il se rend accessible à tous les janissaires;
Il se souvient toujours que son inimitié
Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,
Lorsque, pour affermir sa puissance nouvelle
Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.
Moi-même, j'ai souvent entendu leurs discours;
Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours.
Ses caresses n'ont point effacé cette injure.

Votre absence est pour eux un sujet de murmure;
Ils regrettent le temps, à leurs grands cœurs si doux,
Lorsqu'assurés de vainere, ils combattaient sous vous.

On reconnaît à ces traits cette milice impérieuse et effrénée qui fut toujours redoutable à ses maîtres, accoutumée à décider de leur sort, éga lement à craindre pour eux, soit qu'elle méprisât leur faiblesse, soit qu'elle redoutât leur fermeté, et qu'enfin l'on ne pouvait contenir que par l'ascendant que donnent la victoire et la renommée. On voit qu'une haine secrète, une jalousie et une défiance réciproques règnent entre eux et le sultan. Leur estime et leur affection pour A comat donnent une haute idée de ce vizir, et montrent un homme capable des grands projets qu'il va nous révéler. Tout se prépare par degrés: et comme l'âme d'un vieux guerrier s'enflamme tout à coup au récit d'Osmin!

Quoi! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée ?
Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?

OSMIN.

Le succès du combat réglera leur conduite.
Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.
Quoiqu'à regret, Seigneur, ils marchent sous ses lois,
Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits.
Ils ne trahiront point l'honneur de tant d'années;
Mais enfin le succès dépend des destinées.

.

Si l'heureux Amurat, secondant leur grand cœur
Aux champs de Babylone, est déclaré vainqueur,
Vous les verrez, soumis, rapporter dans Bysance
L'exemple d'une aveugle et basse obéissance.
Mais si dans le combat le destin plus puissant
Marque de quelque affront son empire naissant,
S'il fuit, ne doutez point que, fiers de sa disgrâce,
A la haine bientôt ils ne joignent l'audace,
Et n'expliquent, Seigneur, la perte du combat
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.

Toute l'histoire des Turcs prouve combien ils sont ici fidèlement représentés. La destinée des empereurs ottomans a toujours dépendu plus ou moins de leurs succès dans la guerre, des intrigues de leurs ministres, et des mouvemens du peuple et des janissaires. Cette nation féroce et fanatique, à la fois esclave et conquérante, animée d'une haine religieuse contre tout ce qui n'est pas Musulman, semblait ne vouloir pour maîtres que ceux qui, en faisant trembler les autres peuples, la faisaient trembler elle-même. La crainte et le fanatisme sont les seuls ressorts d'un gouvernement qui n'est pas fondé sur les lois. Les sultans n'étaient obéis qu'en se faisant redouter et de leurs sujets et de leurs ennemis. Une défaite les faisait mépriser, ébranlait leur trône et exposait leur vie. Le dogme de la fatalité, établi par la croyance générale, autorisait à penser qu'un prince malheureux à la guerre était condamné par le ciel. Toutes ces notions politiques et religieuses auraient pu fournir à Racine de très beaux vers qu'il ne s'est pas permis, parce qu'ils n'auraient été faits que pour les spectateurs, et qu'ils auraient exprimé des idées trop familières aux personnages pour qu'ils dussent prendre la peine de les développer. Il se contente de les faire parler conformément à ces idées reçues, quand il dit : Ne doutez point....

Qu'ils n'expliquent, Seigneur, la perte du combat
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.

Si Osmin eût voulu dire pourquoi, c'eût été le poëte français qui aurait parlé; car il y en avait assez entre des Turcs qui s'entendent. Ce n'est pas que des détails de cette nature ne puissent ailleurs être bien amenés ; mais

ils seraient déplacés dans une scène telle que celle-ci, dont l'importance ne permet pas un mot qui ne soit absolument nécessaire. Racine s'en est tenu au trait qui peint les mœurs, et a joint encore à ce mérite celui qui n'appartient qu'aux grands écrivains, de s'interdire les beautés hors de place. Osmin continue :

Cependant, s'il en faut croire la renommée
Il a depuis trois mois fait partir de l'armée
Un esclave chargé de quelque ordre secret.
Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet.
On craignait qu'Amurat, par un ordre sévère,
N'envoyåt demander la tête de son frère.

ACOMAT.

Tel était son dessein: cet esclave est venu ;
Il a montré son ordre, et n'a rien obtenu.

OSMIN.

Quoi! Seigneur, le sultan reverra son visage
Sans que de vos respects il lui porte ce gage ?

ACOMAT.

Cet esclave n'est plus : un ordre, cher Osmin,
L'a fait précipiter dans le fond de l'Euxin.

OSMIN.

Mais le sultan, surpris d'une trop longue absence,
En cherchera bientôt la cause et la vengeance.
Que lui répondrez-vous ?

La tête de Bajazet demandée, la mort de cet esclave, la désobéissance formelle d'Acomat, tout fait pressentir la révolution qu'on médite dans le sérail, et prépare en même temps les vengeances d'Amurat, dont Orcan, dans la suite de la pièce, sera l'exécuteur. Chaque mot contient le germe des événemens qui doivent éclore, et la politique d'Acomat va se montrer toute entière.

Peut-être avant ce temps

Je saurai l'occuper de soins plus importans.
Je sais bien, qu'Amurat a juré ma ruine;
Je sais, à son retour, l'accueil qu'il me destine.
Tu vois, pour m'arracher du cœur de ses soldats
Qu'il va chercher sans moi les sièges, les combats;
Il commande l'armée ; et moi, dans une ville,
Il me laisse exercer un pouvoir inutile.

Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un vizir!
Mais j'ai plus dignement employé ce loisir.
J'ai su lui préparer des craintes et des veilles,
Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles.

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OSMIN.

Quoi! Roxane, Seigneur, qu'Amurat a choisie
Entre tant de beautés dont l'Europe et l'Asie
Dépeuplent leurs états et remplissent sa cour?
Car on dit qu'elle seule a fixé son amour;
Et même il a voulu que l'heureuse Roxane,
Avant qu'elle eût un fils, prit le nom de sultane.

La réponse d'Acomat va faire connaître successivement tous les personmages, leur caractère et leurs intérêts; et cette explication est naturelle

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ment amenée; car Osmin, absent depuis long-temps, ignore tout ce qui se passe, et Acomat parle à són confident intime, àun homme qui lui est dévoué et nécessaire.

Il a fait plus pour elle, Osmin. Il a voulu

Qu'elle eût, dans son absence, un pouvoir absolu.
Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires.
Le frère rarement laisse jouir ses frères
De l'honneur dangereux d'être sortis d'un sang
Qui les a de trop près approchés de son rang.
L'imbécille Ibrahim, sans craindre sa naissance,
Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance;
Indigne également de vivre et de mourir,

On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir.

In'est pas question d'Ibrahim dans la pièce. L'auteur n'a placé ici son portrait que pour former un contraste qui fasse ressortir davantage le personnage de Bajazet; et ce portrait est fini en quatre vers, qui sont auxnombre des plus beaux vers de notre langue. C'est un modèle de la véritable force de style qui consiste à réunir la plus grande étendue d'idées avec une plus grande précision de mots. Il n'y en a pas un qui ne porte coup. Boi leau citait souvent ces quatres vers comme une preuve que Racine possédait encore plus que lai le style satirique.

L'autre, trop redoutable et trop digne d'envie,
Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps
La molle oisiveté des enfans des sultans.
Il vint chercher la guerre au sortir de l'enfance,
Et même en fit sous moi la noble expérience.
Toi-même tu l'as vu courir dans les combats,
Emporter après lui tous les cœurs des soldats,
Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes cœurs la première victoire.

Il fallait disposer le spectateur en faveur de Bajazet, destiné, dans le plan de la pièce, à ne jouer qu'un rôle purement passif. Ce qu'on en dit ici commence à intéresser pour lui, et dans la suite on le verra sans cesse ne demander que des armes et les moyens de s'en servir. Sous ce rapport, le rôle de Bajazet est tout ce qu'il devait être.

Mais, malgré ses soupçons, le cruel Amurat,
Avant qu'un fils naissant n'eût rassuré l'état,
N'osait sacrifier ce frère à sa vengeance,
Ni du sang ottoman proscrire l'espérance.
Ainsi donc, pour un temps, Amurat désarmé
Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.
Il partit, et voulut que, fidèle à sa haine,
Et des jours de son frère arbitre souveraine,

Roxane, au moindre bruit, et sans autres raisons,

Le fit sacrifier à ses moindres soupçons.

Acomat met ici le spectateur dans le secret de la politique sanguinaire des sultans, et des raisons qui ont arrêté quelque temps la cruauté jalouse d'Amurat. On devine aussi, ce que la suite de la pièce confirmera, qu'il a été averti des complots qui se tramaient dans le sérail. L'ordre qu'il avait envoyé de faire périr Bajazet en est une preuve; et quand on verra Roxane elle-même tuée par Orcan, l'on concevra sans étonnement que le sultan a été instruit de son infidélité. Tous les ressorts de la pièce sont dans cette première scène.

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