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Laissez à Ménélas racheter d'un tel prix
Sa coupable moitié dont il est trop épris.

Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime?
Pourquoi vous imposer la peine de son crime?
Pourquoi moi-même enfin, me déchirant le flanc,
Payer son fol amour du plus pur de mon sang?

Il me semble aussi que Racine a mieux gardé la vraisemblance, et conservé la dignité d'Agamemnon devant Clytemnestre, lorsqu'il lui interdit l'approche de l'autel. Dans Euripide, il veut la renvoyer à Argos, sous prétexte de veiller de plus près à l'éducation de ses filles ; prétexte d'autant moins probable, que lui-même l'a fait venir à l'armée pour le mariage d'Iphigénie; ce qui présente une contradiction choquante et inexplicable. Aussi, lorsqu'il lui dit d'un ton absolu: « Je le veux: partez, » obéissez »; elle répond : « Non, certes, je ne partirai pas. J'en jure par » Junon. Les soins d'un père vous regardent: laissez-moi ceux d'une mère »; et là-dessus elle le quitte. C'est compromettre un peu l'autorité d'Agamem non, comme roi et comme époux. Racine, en imitant cette scène, l'a corrigée. Des différentes raisons que lui fournit Euripide, il n'a pris que celle qui, du moins, a quelque chose de plausible, et il l'a exprimée avec un art et une élégance de détails qui en couvrent la faiblesse autant qu'il est possible.

Vous voyez en quels lieux vous l'avez amenée (Iphigénie );
Tout y ressent la guerre, et non pas l'hyménée.

Le tumulte d'un camp, soldats et matclots,
Un autel hérissé de dards, de javelots,
Tout ce spectacle enfin, pompe digne d'Achille,
Pour attirer vos yeux n'est pas assez tranquille,
Et les Grecs y verraient l'épouse de leur roi
Dans un état indigne et de vous et de moi.

Clytemnestre ne manque pas de bonnes raisons à lui opposer; alors il en

vient à un ordre formel:

Vous avez entendu ce que je vous demande:
Madame, je le veux, et je vous le commande;
Obéissez.

Et il sort sans attendre sa réponse. C'est sauver à la fois toutes les bien. séances; car il ne doit pas douter qu'on ne lui obéisse, et, après un ordre si précis et si dur, il n'a plus rien à dire ni à entendre, A l'égard de Clytemnestre, elle demeure étonnée comme elle doit l'être, et cherche à deviner les motifs de cette conduite, Elle paraît croire que son époux n'ose pas montrer aux Grecs assemblés la sœur de la coupable Hélène.

Mais n'importe il le veut, et mon cœur s'y résout.

:

Ma fille, ton bonheur me console de tout.

Il y a de l'adresse à couvrir cette petite mortification, qui se perd pour ainsi dire dans les jouissances de l'amour maternel. L'observation de toutes ces bienséances est un des avantages du théâtre français sur celui de toutes les autres nations.

Brumoy prétend qu'Agamemnon est plus roi dans Racine, et plus père dans Euripide. Il me semble, au contraire, que, dans la pièce grecque, Agamemnon donne beaucoup plus à l'intérêt de la patrie, et, dans la pièce française, beaucoup plus à la nature; et je crois encore qu'en cela tous deux se sont conformés aux mœurs du pays où ils écrivaient. La prise de Troye, l'autorité des oracles, l'honneur de la Grèce, devaient être d'une plus grande importance sur le théâtre d'Athènes que sur le nôtre. Aussi,

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dans Euripide, passé le second acte, Agamemnon n'a plus aucune irrésolution, et paraît constamment résigné au sacrifice. Racine a senti que pour des spectateurs français, il fallait que la nature rendit plus de combats; et après cette grande scène du quatrième acte, où la fierté et la dignité d'Agamemnon se soutiennent si bien devant la hauteur menaçante d'Achille, le poëte trouve encore le moyen de donner au roi d'Argos un retour très-intéressant, dans l'instant même où il est le plus irrité de l'orgueil d'Achille, où il dit avec toute la fierté qui appartient aux Atrides : Achille menaçant détermine mon cœur:

Ma pitié semblerait un effet de ma peur.

Il se rappelle la soumission d'Iphigénie.

Achille nous menace, Achille nous méprise ;

Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise?

La tendresse paternelle prend encore le dessus. Il veut que sa fille vive. Elle vivra, dit-il, pour un autre que lui. Il fait venir la reine et Iphigénie, et charge Eurybate de les conduire secrètement hors du camp, et de les ramener dans Argos. Ce projet échoue par la trahison d'Eriphile qui va tout découvrir à Calchas, et par le soulèvement de l'armée qui réclame la victime. Ainsi, jusqu'au dernier moment, la nature l'emporte encore, et Agamemnon ne cède qu'à l'invincible nécessité. Cette gradation est le chef-d'œuvre de l'art; elle était nécessaire pour répandre sur le rôle d'Agamemnon l'intérêt dont il était susceptible, et pour multiplier les alternatives de la crainte et de l'espérance. Cette marche savante est un mérite des modernes : les anciens trouvaient de belles situations, mais nous avons su mieux qu'eux les soutenir, les graduer et les varier.

Je trouve encore Racine supérieur à son modèle dans la manière dont Clytemnestre défend sa fille. Ce n'est pas que cette scène ne soit belle dans Euripide, qu'il n'y ait du pathétique dans les discours de Clytemnestre ; mais elle commence par reprocher à son époux des crimes qui le rendent odieux, le meurtre de Tantale son premier mari, et celui d'un fils qu'elle en avait eu. Il ne faut pas faire haïr celui que la situation doit faire plaindre. Racine n'a point commis cette faute, et il a donné en même temps plus de véhémence à Clytemnestre : il a donné à la nature un accent plus fort et plus pénétrant; il a joint à ses plaintes plus de menaces et de fureurs, et il le fallait ; car de quoi n'est pas capable une mère dans une situation si horrible ! Dans Euripide, Agamemnon, après avoir répondu à la mère et à la fille, se retire et les laisse ensemble: cette sortie est un peu froide. La scène est mieux conduite dans Racine, et va toujours en croissant. Clytemnestre, voyant qu'elle ne peut rien sur Agamemnon, s'empare de sa fille.

Non, je ne l'aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux Grees un double sacrifice.
Ni crainte ni respect ne m'en peut détacher;
De mes bras tout sanglans il faudra l'arracher.
Aussi barbare époux qu'impitoyable père,
Venez, si vous Posez, l'arracher à sa mère;
Et vous, rentrez ma fille, et du moins à mes lois
Obéissez encor pour la dernière fois.

Voilà le cri de la nature; voilà comme devait finir cette scène. On sait quel en est l'effet au théâtre, et quels applaudissemens suivent Clytemnestre, dont le spectateur a partagé les transports.

Autant sa douleur est furieuse et menaçante, autant celle d'Iphigénie est touchante et timide. Elle l'est aussi dans Euripide; mais pourtant elle n'est pas exempte de ce ton de harangue et de déclamation qu'on re

proche aux poëtes grecs, et particulièrement à Euripide, mais qui est infiniment rare dans Sophocle. Iphigénie commence par regretter de n'avoir pas l'éloquence d'Orphée, et l'art d'entrainer les rochers et d'attendrir les cours par des paroles. Ce début est trop oratoire; mais le reste est d'une grande beauté, surtout l'endroit où elle présente à son père le petit Oreste encore au berceau, et cherche à se faire un appui de cette pitié si naturelle qu'on ne peut refuser à l'enfance. Ce morceau est plein de cette simplicité attendrissante, de cette expression de la nature où excellait Euripide. Racine n'avait point ce moyen : il est dans nos principes de n'amener un enfant sur la scène que lorsqu'il tient à l'action, comme dans Athalie et dans Inés. On a depuis employé ce ressort dans quelques pièces, et beaucoup moins à propos : les connaisseurs l'ont blâmé, et je crois que ce n'est pas sans fondement. Il serait trop aisé de faire venir un enfant sur le théâtre toutes les fois qu'il y aurait un personnage à émouvoir, et ce moyen par lui-même si facile, et en quelque sorte banal, perd nécessairement de son effet. Les Grecs n'en ont fait usage que très-rarement, quoi. qu'ils se servissent beaucoup plus que nous de tout ce qui pouvait parler aux yeux. Nous en avons vu un exemple très-heureux dans l'Ajaz de Sophocle; mais, en général, ce moyen est un de ceux qu'il faut mettre en œuvre avec le plus de réserve, et que le succès peut seul justifier.

On a fait un reproche spécieux à l'Iphigénie, française: on a voulu voir de l'excès dans sa résignation, lorsqu'elle dit à son père :

non par

D'un œil aussi content, d'un cœur aussi soumis

Que j'acceptais l'époux que vous m'aviez promis,
Je saurai, s'il le faut, victime obéissante,
Tendre au fer de Calchas une tête innocente.

On aurait raison, si c'était là le fond de ce qu'elle dit et de ce qu'elle pense; mais qu'on écoute sa réponse toute entière, et l'on verra s'il y a de la bonne foi à interpréter séparément et à prendre dans une rigueur si littérale ce qui n'est qu'une tournure du discours, une espèce de concession oratoire, dont le but est de toucher d'abord le cœur d'Agamemla soumission, avant de le ramener par la prière et les larmes. A-t-on pu croire qu'elle voulait dire en effet qu'il sera aussi satisfaisant pour elle d'être sacrifiée que d'épouser son amant? Ce sentiment serait entièrement faux, et je n'en connais point de cette espèce dans Racine. Mais, pour juger l'intention d'un discours, il faut l'entendre tout entier, et ne pas s'arrêter à ce qui n'est qu'un moyen préparatoire. Or, qui ne voit, en lisant la suite, que ces assurances d'une docilité parfaite ne vont qu'à disposer Agamemnon à écouter favorablement sa fille :

Si pourtant ce respect, si cette obéissance

Paraît digne à vos yeux d'une autre récompense
Si d'une mère en pleurs vous plaignez les ennuis,
J'ose vous dire ici qu'en l'état où je suis,
Peut-être assez d'honneurs environnaient ma vie
Pour ne pas souhaiter qu'elle me fut ravie,
Ni qu'en me l'arrachant, un sévère destin,
Si près de ma naissance, en eût marqué la fin.

Est-ce là le langage d'une personne qui regarde du même œil la mort et l'hyménée? Sa prière, pour être modeste et timide, en est-elle moins intéressante? A peine voit-elle son père attendri, comme il doit l'être par ces premières paroles, qu'elle emploie sucessivement tout ce qu'il y a de plus capable de l'émouvoir, en commençant par ces deux vers si naturels et si simples, traduits d'Euripide:

Fille d'Agamemnon, c'est moi qui la première,
Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père,

do

de

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Iphigénie, dans le grec, finit par dire qu'il n'y a rien de si désirable que la vie, et de si affreux que la mort. Ce sentiment est vrai; mais est-il assez touchant pour terminer un morceau de persuasion? Il peut convenir à tout le monde et il valait mieux, ce me semble, insister, en finissant, sur ce qui est particulier à Iphigénie; et c'est aussi ce qu'a fait Racine. Il n'a pas cru non plus devoir lui donner cette extrême frayeur de la mort; il a voulu qu'on se souvînt que c'était la fille d'Agamemnon; et d'ailleurs il savait qu'un peu de courage sans faste, et mêlé à tous les sentimens qu'elle doit exprimer, ne pouvait rien diminuer de l'intérêt qu'elle inspire, et devait même l'augmenter;

Non que la peur du coup dont je suis menacée

Me fasse rappeler votre bonté passée.

Ne craignez rien: mon cœur, de votre honneur jaloux,
Ne fera point rougir un père tel que vous ;

Et si je n'avais eu que ma vie à défendre,
J'aurais su renfermer un souvenir si tendre.
Mais à mon triste sort, vous le savez, Seigneur,
Une mère, un amant, attachaient leur bonheur.
Un roi digne de vous a cru voir la journée
Qui devait éclairer notre illustre hyménée.
Déja sûr de mon cœur à sa flamme promis,
Il s'estimait heureux; vous me l'aviez permis.
Il sait votre dessein jugez de ses alarmes.
Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes.
Pardonnez aux efforts que je viens de tenter

Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter.

De combien d'intérêts elle s'environne en paraissant oublier le sien! Elle ne fait pas parler les pleurs du petit Oreste, comme dans Euripide; mais les pleurs d'un enfant sont un moyen accidentel et passager, au lieu que le contraste affreux de l'hymen qui lui était promis, et de la mort où l'on va la conduire, tient à tout le reste de la pièce et fait partie de la situation. Plus je réfléchis sur ces deux ouvrages, plus il me paraît incontestable que la terreur et la pitié sont portées beaucoup plus loin dans Racine que dans Euripide.

J'ai entendu quelquefois opposer à ce dévoûment généreux d'Iphigénie, qui s'élève au-dessus de la crainte de la mort en même temps qu'elle fait ce qu'elle doit pour sauver sa vie, cet aveu que fait Aménaïde d'un sentiment tout contraire, dans ces vers si connus:

Je ne me vante point du fastueux effort

De voir sans m'alarmer les apprêts de ma mort.
Je regrette la vie, elle dut m'être chère.

L'un de ces passages ne me paraît point la critique de l'autre. Aménaïde et Iphigénie disent toutes deux ce qu'elles doivent dire: ce sont seulement deux genres de beautés différens. La situation d'Aménaïde est bien plus affreuse encore que celle d'Iphigénie: elle est condamnée à une mort in

fàme; elle va périr en coupable sur un échafand. Aussi le poëte la repré sente dans l'entier abattement de l'extrême infortune: pas un sentiment doux, pas une ombre de consolation ne se mêle à l'horreur de sa destinée. Accusée par ses concitoyens, méconnue par son père, éloignée de son amant, elle ne peut faire entendre que l'accent de la plainte. Quelle diffé rence d'Iphigénie! Elle va être offerte en victime pour le salut et la gloire de toute la Grèce, et l'on n'ignore pas quel honneur était attaché à ces sortes de sacrifices, réputés si honorables, que souvent même ils étaient volontaires. Ces idées prises dans les mœurs, et le nom de fille du roi des rois, devaient donc mêler au caractère d'Iphigénie quelques teintes d'un héroïsme que ne devait point avoir Aménaïde, qui n'est jamais qu'amante et malheureuse. C'est du discernement de toutes ces convenances, relatives au personnage, au pays, aux préjugés, aux coutumes, que dépend la perfection d'un caractère dramatique; et je crois qu'elle se trouve dans celui d'Iphigénie.

J'ai connu des hommes de beaucoup d'esprit qui faisaient une autre critique de cette même scène : ils en blâmaient le dialogue. Ils auraient voulu qu'il fût coupé par des répliques alternées et contradictoires, de manière à établir une espèce de choc, un combat de paroles entre Agamemnon et Clytemnestre, et ils pensaient que la scène en serait devenue plus forte et plus vive. Je ne sais si je me trompe, mais je crois trouver dans la nature les raisons qui me persuadent que Racine ne s'est pas trompé. Sa scène, ainsi que celle d'Euripide, est partagée en trois couplets, si ce n'est que l'ordre est différent. Dans le grec, Clytemnestre parle la première : elle éclate en reproches contre Agamemnon, qui ne répond rien. C'est déjà un défaut à mon avis; car il ne convient pas qu'il ait l'air de n'avoir rien à répondre. Sa fille prend la parole: il réplique alors et se retire. J'ai déjà remarqué que cette sortie ne devait pas faire un bon effet, et que la marche de Racine me semblait plus heureuse. Chez lui, c'est Iphigénie qui parle la première, après que sa mère a dit avec une indignation ironique

et concentrée :

Venez, venez, ma fille, on n'attend plus que vous.

Venez remercier un père qui vous aime,

Et qui veut à l'autel vous conduire lui-même.

Et après qu'Agamemnon, voyant sa fille pleurer et baisser les yeux, s'est

écriée :

Ah! malheureux Arcas! tu m'as trahi!

Elle se hâte de lui dire :

Mon père,

Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahi.
Quand vous commanderez, vous serez obéi.

et le reste, comme on vient de l'entendre. Il me paraît très-naturel qu'Iphigénie, qui connaît toute la violence de Clytemnestre, et qui en a déjà été témoin devant Achille, qui même a eu soin de dire à son amant :

On ne connaît que trop la fierté des Atrides.

Laissez parler, Seigneur, des bouches plus timides.

se hâte de prévenir les emportemens de sa mère, et d'essayer ce que peuvent sur Agamemnon la pitié et la nature. D'un autre côté, il n'est pas moins vraisemblable que Clytemnestre, qui a eu le temps de revenir de ses premiers transports, se contienne encore jusqu'au moment où elle aura entendu, de la bouche même de son époux, ce qu'en effet elle ne doit croire entièrement que lorsqu'il l'aura lui-même avoué. Après qu'Iphigénie parlé, Clytemnestre doit d'autant plus attendre la réponse d'Agamem

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