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aux ressorts qui font mouvoir la pièce; c'est même une faute de les placer dans la main de ces personnages subalternes; ils ne doivent servir en général qu'aux scènes de développement et de confidence, et à raconter les événemens. C'est ce que fait Théramène; il annonce à Hippolyte qu'Athènes a choisi Phèdre pour reine, et il apprend à Thésée la mort de son fils; c'est tout ce qu'il devait faire.

Le même censeur traite un peu durement Hippolyte et Aricie, et repète les critiques qu'on en a faites. J'en ai hasardé l'apologie; je ne donne point mon avis pour une décision. Il y a dans tous les ouvrages des parties qui peuvent être considérées sous plusieurs faces, et que l'on peut, jusqu'à un certain point, condamner ou justifier, selon le point de vue sous lequel on les considère. Tout n'est pas également irréprochable. Je ne prétends point que cet épisode le soit absolument; mais enfin il a produit la jalousie de Phèdre, c'est-à-dire, une des plus belles choses qu'il y ait au théâtre. Je demanderai, pour dernier résultat, à ceux qui blâment le plus cet épisode, s'ils voudraient qu'on le retranchât, et avec lui le quatrième acte qui en est la suite. Quoi l'on pardonne à Corneille les fautes les plus révoltantes, les plus monstrueuses, parce qu'elles amènent des beautés ! et l'on ne pardonnera pas à Racine un épisode qui n'a rien de vicieux en lui-même, et à qui l'on ne peut reprocher que d'être d'un moindre effet que le rôle de Phèdre, c'est-à-dire, d'être au-dessous de ce qu'il est impossible d'égaler ! C'est un excès de rigueur que je n'ai pas le courage d'imiter; et ce que j'y vois de plus prouvé, c'est qu'on a trop communément deux poids et deux mesures; qu'il y a des écrivains que l'on voudrait toujours justifier, parce qu'ils en ont très-souvent besoin, et d'autres que l'on voudrait toujours reprendre, parce qu'ils sont très-rarement dans le cas d'être repris.

On a écrit des volumes pour et contre le récit du cinquième acte je crois que l'on a été trop loin de part et d'autre. On prétend que Théramène, dans le saisissement où il doit être, ne peut pas avoir la force d'entrer dans aucun détail : c'est beaucoup. On oublie qu'il est naturel et même nécessaire que Thésée s'informe du moins des principales circonstances de la mort de son fils, et que Théramène, encore tout plein de ce qu'il a vu, doit satisfaire, autant qu'il est en lui, cette curiosité. Mais je conviens aussi que le récit est trop étendu et trop soigneusement orné. Il brille d'un luxe de poésie quelquefois déplacé : plus simple et plus court, il eût été conforme aux règles du théâtre. Tel qu'il est, c'est un des plus beaux morceaux de poésie descriptive qui soient dans notre langue. C'est la seule fois de sa vie que Racine s'est permis d'être plus poëte qu'il ne fallait, et d'une faute il a fait un chef-d'œuvre on ne doit pas craindre trop que cet exemple soit contagieux.

Enfin, le rôle de Thésée n'a pas été non plus à l'abri de la critique; on l'a taxé de trop de crédulité et de précipitation. Je crois que, si quelque chose peut fonder ce reproche, c'est la manière admirable dont le poëte fait parler Hippolyte à son père pour sa justification. Il a surpassé Euripide en l'imitant dans cette scène, dont je ne rapporterai rien pour ne pas trop multiplier les citations. Il est sûr que tout ce que dit Hippolyte porte un caractère de vérité qui semblerait devoir faire plus d'impression sur Thésée, et l'empêcher de prononcer si promptement ses fatales imprécations. Mais, d'un autre côté, le poëte peut se justifier en disant que Thésée est dans le premier transport de sa colère; que le trouble de la reine en l'abordant, ses paroles équivoques, le rapport d'Enone l'épée d'Hippolyte demeurée entre les mains de Phèdre, doivent faire sur lui d'autant plus d'impression, que, pour ne pas croire tant d'indices, il faut qu'il suppose un crime beaucoup plus atroce encore que celui qu'on

Jai dénonce; et cette dernière raison est si forte, que je n'y connais point de réplique. Ajoutez que cette crédulité de Thésée est consacrée par les traditions mythologiques, qui nous sont si familières, et il se trouvera que, si Thésée nous paraît trop crédule, c'est qu'au fond nous sommes très-fâchés qu'il le soit, et c'est précisément ce que veut de nous le poëte tragique.

Il résulte de toute cette analyse une dernière observation, qui fait également honneur à l'esprit de Racine et au cœur humain. Ce grand homme avait pris sur lui d'inspirer plus de pitié pour Phèdre coupable que pour Hippolyte innocent, et il en est venu à bout. Pourquoi? En voici, je crois, les raisons. C'est que Phèdre est à plaindre pendant toute la pièce par sa passion, ses remords et ses combats, et qu'Hippolyte n'est à plaindre que par sa mort. Jusque-là l'on voit et l'on sent que, tout calomnié, tout proscrit qu'il est par son père, il a pour lui le témoignage de sa conscience et l'amour d'Aricie. Phedre, au contraire, est malheureuse par son cœur, malheureuse par son crime, et par conséquent malheureuse sans consolation et sans remède; en sorte qu'il n'y a personne qui, dans le fond de son âme, ne préférât le sort d'Hippolyte au sien, et d'autant plus que un paraît toujours calme, et l'autre toujours tourmentée ; c'est un tableau des malheurs du crime et de ceux de la vertu; et le peintre a mis au bas: Choisissez.

DEPUIS

APPENDICE A LA SECTION VII.

Phedre de Pradon.

EPUIS dix ans les immortelles tragédies de Racine se succédaient presque d'année en année. Il en passa douze dans une entière inaction depuis l'époque de Phèdre on sait que ce fut celle de l'injustice. On répète sans cesse aux hommes qu'il faut avoir le courage de la mépriser : cet avis est fort bon, mais ce courage est fort difficile. Racine était sensible : il avait cette juste fierté de l'homme supérieur, qui ne peut supporter une concurrence indigne. Le déchaînement de ses ennemis et le triomphe de Pradon blessèrent son âme : la mienne répugne à retracer les basses manœuvres que la haine employa contre lui. Ce tableau est odieux et dégoûtant, et d'ailleurs les faits sont trop connus. Il suffit de nous rappeler que Racine, à l'âge de trente-huit ans, s'arrêta au milieu de sa carrière, et condamna son génie au silence au moment où il était dans la plus grande force. C'est une obligation que nous avons à l'envie et à Pradon. Il y a longtemps que cet auteur n'est connu que par les traits plaisans que son nom a fournis au satirique français, et l'on rappelle souvent parmi les scandales littéraires le triomphe passager de sa Phedre. C'est la seule raison qui fasse citer ce plat ouvrage plus souvent que tant d'autres qui reposent dans un entier oubli. Voltaire s'est amusé à faire un rapprochement de la déclaration d'amour d'Hippolyte dans les deux pièces; et comme tout le monde a lu Voltaire, les vers de Pradon sont aussi célèbres par leur ridi cule que ceux de Racine par leur beauté. Je n'en aurais donc point parlé si je n'avais lu dans le Dictionnaire historique, dont j'ai déjà cité, plus d'un passage tout aussi curieux, que, pour avoir une Phédre parfaite, il faut le plan de Pradon et les vers de Racine, et si je ne m'étais souvenu d'avoir entendu répéter plusieurs fois le même jugement; car il faut bien se persuader que tout ce qu'on écrit de plus absurde trouve des approbateurs et des échos. "D'ailleurs il paraît piquant de donner à un auteur méprisé un avantage sur un grand homme, et bien des gens ne sont pas fâchés de

dire, parce qu'ils l'ont lu : Cerimailleur avait pourtant fait un meilleur plat que Racine. Ce n'est pas que ceux qui parlent ainsi aient lu la Phedre de Pradon : ils redisent ce qu'ils ont entendu dire. Moi je l'ai lue, et même avec plaisir, car elle m'a fort diverti; et je puis affirmer en sûreté de conscience, que le plan est de la même force que les vers. J'ai cru qu' n'y aurait pas d'inconvénient d'en dire un mot : c'est une espèce d'inter mède assez gai à placer au milieu des tragédies de Racine. Nous avons as sez admiré; il nous est bien permis de rire un moment; et comme dit Horace Tout en riant, rien n'empêche de dire la vérité (1).

Mais auparavant, je crois devoir répondre sérieusement à des person. nes très-éclairées, qui ont paru ne pas approuver que quelquefois je réfu-‡ tasse en passant des opinions qui ne leur semblaient pas mériter d'être combattues: sur quoi je prendrai la liberté de leur faire quelques observations. D'abord, dans les matières de goût, il y a tant de diverses choses à considérer, qu'il n'est point du tout étonnant que sur plusieurs point: il y ait diversité d'avis, même parmi les gens d'esprit. Ce principe est gé néral, et prouvé par des exemples sans nombre. De plus, cette diversit d'opinions doit augmenter dans un temps où le paradoxe est la ressource vulgaire des esprits médiocres, et même quelquefois l'ambition mal entendue de ceux qui ne le sont pas. Ajoutez à ces causes d'erreurs celle qu n'est pas moins commune, la mauvaise foi et la passion qui s'efforcem d'accréditer de fausses idées, soit pour rabaisser ceux qui ont des talens soit pour favoriser ceux qui n'en ont pas. En voilà assez pour établir combat éternel du mensonge contre la vérité, et de la déraison contre bon sens. Sans doute les honnêtes gens et les bons esprits sont inaccessi bles à la contagion, et sans cela tout serait perdu. Mais ils auraient to de se persuader que ce qui leur est démontré l'est également pour tout! monde. Il n'est donc pas inutile de combattre ceux qui veulent tromper et d'éclairer ceux qui se trompent. Mais la nature de ce combat doit être différente selon les choses et les personnes. Ce qui est visiblement absurde n'a besoin que d'être exposé au ridicule; c'est un amusement. Ce qui est spécieux doit être discuté; c'est une instruction. Quand j'ai défendu le dialogue de Racine, dans la scène entre Agamemnon, Clytemnestre Iphigénie, j'ai cru devoir raisonner. Veut-on savoir à qui j'avais affaire? Lamotte, dont l'opinion sur cet article est assez connue; à Thomas, qui pour motiver lui-même sa critique, avait été jusqu'à refaire en pros la scène de Racine, telle qu'il la concevait. Dira-t-on que je réponda à des sots?

Enfin (et cette considération est la plus essentielle), rien ne met vérité dans un plus grand jour que la contrariété des opinions. Elle force à considérer les objets sous toutes leurs faces, et par conséquent à les bien connaître. C'est un principe dangereux que de trop mépriser l'erreur; elle jours assez de crédit, et ce n'est jamais que sur ses ruines que s'établit vérité. Je viens à la Phédre de Pradon.

Il suppose d'abord que Phèdre n'est point encore la femme de Thésée elle ne lui est engagée que par des promesses réciproques. Mais Thésée en partant avec Pirithous pour une entreprise dont il a fait un secret, laissé Phèdre dans Trézène avec le pouvoir et le titre de reine. Hippolyt s'est déjà aperçu qu'il en était aimé ; il aime Aricie, et c'est pour lui une double raison de s'éloigner. C'est ce qu'on apprend dans l'exposition qui se fait, comme dans Racine, entre Hippolyte et un confident. Cette com formité qui n'est pas la seule, et le choix de ce même épisode d'Aricie font présumer que Pradon avait eu quelque connaissance de l'autre Phe

(1) Ridendo dicere verum quid vetat ?

dré, qui était achevée et avait été lue dans plusieurs sociétés avant qu'il eût commencé la sienne. On sait que ce furent les ennemis de Racine qui engagèrent Pradon à lutter contre lui en traitant le même sujet, et qui lui promirent une puissante protection. Sa tragédie de Pyrame, quoique très-mauvaise, avait eu beaucoup de succès, et l'envie cherchait partout des concurrens à celui qui était si loin d'avoir des égaux. Nous la verrons suivre la même marche contre Voltaire : les passions humaines sont les mêmes dans tous les temps.

On conçoit aisément que Pradon crut rendre sa Phèdre plus intéressante en la rendant moins coupable; le contraire était une idée trop forte pour lui. Il l'a donc fait infidèle, et non pas adultère : il lui donne Aricie pour confidente de son amour, comme Atalide l'est de Roxane: autre imitation de Racine. Rien n'est plus ordinaire aux mauvais écrivains que de piller ceux qu'ils dénigrent; mais heureusement ils ne réussissent pas mieux à l'un qu'à l'autre. Pradon n'a pas manqué de mettre dans la bouche de sa Phèdre une critique de celle de Racine. Elle s'applaudit de n'être point l'épouse de Thésée.

Les dieux n'allument point de feux illégitimes;
Ils seraient criminels en inspirant les crimes;
Et lorsque leur courroux a versé dans mon sein
Cette flamme fatale et ce trouble intestin,
Ils ont sauvé ma gloire, et leur courroux funeste
Ne sait point aux mortels inspirer un inceste ;
Et mon âme est mal propre à soutenir l'horreur
De ce crime, l'objet de leur juste fureur.

Pradon, qui a voulu faire ici le philosophe, connaissait apparemment la mythologie aussi peu que la chronologie. Il aurait su que, dans une pièce de théâtre, les personnages doivent se conformer aux idées reçues, et que celle qu'il combat ici était généralement admise dans le polythéisme, qui mettait également sur le compte des dieux et les égaremens des hommes et leurs vertus. Mais il faut entendre Phèdre parler de son amour.

PHÈDRE.

Aricie, il est temps de vous tirer d'erreur.

Je vous aime, apprenez le secret de mon cœur:
Et les soupirs de Phèdre, et le feu qui l'agite
Ne vont point à Thésée, et cherchent Hippolyte.

Aux ordres du destin je dois m'abandonner.
Hippolyte dans peu se verra couronner.
J'ai préparé l'esprit du peuple de Trézène,
A le déclarer roi comme il me nomma reine.
De la mort de Thésée on va semer le bruit;
Et pour ce grand dessein j'ai si bien tout conduit,
Qu'il faudra qu'Hippolyte, à mes vœux moins contraire,
Reçoive cette main destinée à son père;

Et que, s'il veut régner, le trône étant à moi,
Il ne puisse y monter qu'en recevant ma foi.
Quoi de ce grand projet Aricie est surprise!

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Mais mon frère dans peu viendra me secourir,
Et j'attends une armée avant que de mourir.
Je sais quelle amitié pour moi vous intéresse :
Unissons-nous ensemble, et plaignons ma faiblesse.
J'aime, je brale....

Comme elle aime, cette Phèdre ! comme elle brûle! comme elle est plaindre! comme tous ces petits arrangemens sont intéressans! Au reste c'est une très-bonne femme, qui veut que tout le monde soit content Elle dit à sa chère Aricie :

J'aime Hippolyte, aimez Deucalion mon frère ;

Son cœur brale pour vous d'une flamme sincère.

Mais Aricie, de son côté, brule pour Hippolyte, qui brule aussi pour elle, et tous ses amours ressemblent au style de tant d'écrivains, qui, selon l'expression aujourd'hui si fort à la mode, brulent le papier et glace at le lecteur. Hippolyte déclare à la princesse qu'il veut quitter Trézène : Eh quoi! vous n'avez rien qui vous retienne ici? Thésée est loin de nous : vous nous quittez aussi ! Sans trouble, sans chagrin, vous sortez d'une ville Où.... Que l'on est heureux d'être né si tranquille!

Il faut convenir que cet où........ fait une réticence bien heureuse. Hippolyte lui apprend qu'il n'est pas si tranquille qu'on l'imagine, et fait cette belle déclaration que Voltaire a citée. La réponse d'Aricie est encore au-dessus :

Seigneur, je vous écoute, et ne sais que répondre.
Cet aveu surprenant ne sert qu'à me confondre.
Comme il est imprévu, je tremble que mon cœur
Ne tombe un peu trop tôt dans une douce erreur.
Mais puisque vous partez, je ne dois plus me taire.
Je souhaite, Seigneur, que vous soyez sincère.
Peut-être j'en dis trop, et déjà je rougis,
Et de ce que j'écoute, et de ce que je dis.
Ce départ cependant m'arrache un aveu tendre,
Que de long-temps encor vous ne deviez entendre.

Si la princesse est un peu faible, on ne l'accusera pas du moins d'ignorer ce qu'une fille bien née doit savoir, qu'il est de la bienséance de faire attendre un aveu tendre pendant un certain temps; mais le départ et l'aveu d'Hippolyte l'ont troublée.

Je ne sais dans quel trouble un tel aveu me jette;
Mais enfin, loin de vous, je vais être inquiète,

Et si vous consultiez ici mes sentimens,

Vous pourriez bien, Seigneur, ne partir de long-temps.

Voilà ce qui s'appelle une petite déclaration bien délicatement tournée ; et l'on pourrait dire, comme dans le Misantrope:

La chute en est jolie, amoureuse, admirable.

Arrive Phèdre, qui fait au prince les mêmes reproches de ce qu'il veut s'en aller. Il répond qu'étant fils de Thésée, il veut être un héros comme lui, et vivre pour la gloire. Mais Phèdre prétend qu'il doit vivre pour l'amour : elle lui en fait un portrait fort touchant.

Tout aime cependant, et l'amour est si doux :
La nature, en naissant, le fait naître avec nous.

Un Scythe, un barbare aime, et le seul Hippolyte
Est plus fier mille fois qu'un barbare et qu'un Scythe

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