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CHAPITRE VI.

De la Comédie dans le siècle de Louis XIV.

INTRODUCTION.

De la Comédie avant Molière.

L'ITALIE et l'Espagne, qui donnèrent long-temps des lois à notre théâtre dûrent avoir sur la comédie la même influence que sur la tragédie. Nous emp runtâmes aux Italiens leurs pastorales galantes et leurs bergers beauxesprits La Sylvie de Mairet, écrite dans ce genre, et qui n'est qu'un froid tissu de madrigaux subtils, de conversations en pointes, et de dissertations en jeux de mots, excita dans Paris une sorte d'ivresse qui prouvait le mauvais goût dominant et servait à l'entretenir. Il ne fallut rien moins que le Cid pour faire tomber ce ridicule ouvrage; et quoique Chimène, en quelques endroits, eût elle-même payé le tribut à cette mode contagieuse, de faire de l'amour un effort d'esprit, cependant la vérité des sentimens répandus dans ce rôle et dans celui de Rodrigue avertit le cœur des plaisirs qu'il lui fallait, et de cette espèce de mensonge qu'un art mal entendu voulait substituer à la nature. Les pointes commencèrent à tomber, mais lentement: comme elles se soutenaient dans les sociétés qui donnaient le ton, le théâtre n'en était pas encore purgé, à beaucoup près, et ce furent les Précieuses ridicules et les Femmes savantes qui portèrent le dernier coup. Les théâtres étrangers avaient communiqué aux nôtres bien d'autres vices non moins révoltans. Les farceurs italiens, qui avaient un théâtre à Paris, où jouait Molière dans le temps même qu'il commençait à élever le sien, nous avaient accoutumés à leurs rôles de charges, à leurs caricatures grotesques; et si les arlequins et les scaramouches leur restaient en propre, nous les avions remplacés par des personnages également factices, par des bouffons grossiers qui parlaient à peu près le langage de D. Japhet. Le burlesque plus ou moins marqué était la seule manière de faire rire. Les Capitans, sorte de poltrons qui contrefaisaient les héros, comme nos Gilles de la foire contrefont les sauteurs, recevaient des coups de bâton sur la scène en parlant des empereurs qu'ils avaient détrônés, et des couronnes qu'ils distribuaient. Des personnages de ce genre firent réussir long-temps les Visionnaires de Desmarets, détestable pièce que la sottise et l'envie osèrent encore opposer aux premiers ouvrages de Molière. Corneille, entraîné par l'exemple, ne manqua pas de mettre dans son Illusion comique un Capitan Matamore, qui débute par ces vers qu'il adresse à son valet:

Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre

Lequel des deux je dois le premier mettre en poudre,
Du grand-Sophi de Perse, ou bien du grand-Mogol.

Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
Défait les escadrons et gagne les batailles.
Mon courage invaincu, contre les empereurs,
N'arme que la moitié de ses moindres fureurs.

D'un seul commandement que je fais aux trois Parques,
Je dépeuple l'état des plus heureux monarques.
La foudre est mon canon, les destins mes soldats.

Je couche d'un revers mille ennemis à bas.
D'un souffle je réduis leurs projets en fumée,
Et tu m'oses parler cependant d'une armée!
Tu n'auras plus l'honneur de voir un second Mars.
Je vais t'assassiner d'un seul de mes regards,

Veillaque!.... toutefois je songe à ma maîtresse.
Ce penser m'adoucit: va, ma colère cesse,
Et ce petit archer qui dompte tous les dieux,

Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.

Ces puériles extravagances, et les turlupinades de toute espèce étaient alors ce qu'on appelait de la comédie. Les Jodelets, les paysans bouffons, les valets faisant grotesquement le rôle de leurs maîtres, les bergers à qui l'amour avait tourné la tête, comme à D. Quichotte, parlaient un jargon bizarre, mêlé des quolibets de la halle, et d'un néologisme emphatique. On retrouve jusque dans la princesse d'Elide, divertissement que Molière fit pour la cour, un de ces paysans facétieux, nommé Moron, que l'auteur met dans la liste des personnages, sous le nom du plaisant de la princesse : il y en a un autre du même genre dans un opéra de Quinault. C'était un reste du goût dépravé qui avait régné depuis la renaissance des lettres, et de cette mode ancienne d'avoir dans les cours ce qu'on nommait le fou du Prince. En un mot, on reproduisait, sous toutes les formes, les personnages hors de la nature, comme les seuls qui pussent faire rire, parce qu'on n'avait pas encore imaginé que la comédie dût faire rire les spectateurs de leur propre ressemblance. Ces rôles postiches étaient dis tribués dans les canevas espagnois ou italiens, et dans des intrigues qui roulaient toutes sur le même fonds, composées d'une foule d'incidens merveilleux, de travestissemens, de suppositions de nom, de sexe et de naissance, de méprises de toute espèce. La coutume qu'avaient alors les femmes de porter des masques ou des coiffes abattues, favorisait toutes ces machines qui produisent quelquefois de la surprise ou font rire un moment, mais qui ne peuvent jamais attacher, parce que tout s'y passe aux dépens du bon sens, et que, dans toutes ces inventions si péniblement combinées, il n'y a rien, ni pour l'esprit, ni pour la raison. Une grossièreté plate et licencieuse, ou des fadeurs soporifiques, formaient un dialogue qui répondait à tout le reste. Un Bertrand de Cigarral disait à sa prétendue :

Oh çà, voyons un peu quelle est votre figure,

Et si vous n'êtes point de laide regardure.
Elle a l'œil, à mon gré, mignardement hagard.

Et en lui présentant sa main, qu'elle repoussait avec dégoût, il disait :
Ce n'est rien, ce n'est qu'un peu de gale.

Je tâche à lui jouer pourtant d'un mauvais tour;
Je me frotte d'onguent cinq ou six fois le jour.
Il ne m'en coûte rien moi-même j'en sais faire;
Mais elle est à l'épreuve, et comme héréditaire.
Si nous avons lignée, elle en pourra tenir;
Mon père en mon jeune âge cut soin de m'en fournir.
Ma mère, mon aïeul, mes oncles et mes tantes
Ont été de tout temps et galans et galantes.
C'est un droit de famille où chacun à sa part;
Quand un de nous en manque, il passe pour bâtard.

Tel est le ton de la plaisanterie qu'on applaudissait alors, et il ne faut pas nous en scandaliser, il n'y a guère plus de vingt ans qu'on a remis un Baron d'Albicrac, du même auteur, et qui, d'un bout à l'autre, est dans le même goût :

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Et ces platitudes dégoûtantes faisaient beaucoup rire, et attiraient la foule, comme fait encore aujourd'hui D. Japhet. Rotrou, Thomas Corneille, Boisrobert, d'Ouville et tant d'autres, avaient mis à contribution toutes les journées espagnoles et toutes les parades italiennes, et l'on n'avait encore qu'une seule pièce d'un ton raisonnable, et qui, malgré ses défauts, sut plaire aux honnêtes gens, le Menteur de P. Corneille.

SECTION PREMIERE.

DE MOLIÈRE.

L'ÉLOGE d'un écrivain est dans ses ouvrages; on pourrait dire que l'éloge de Molière est dans ceux des écrivains qui l'ont précédé et qui l'ont suivi, tant les uns et les autres sont loin de lui. Des hommes de beaucoup d'esprit et de talent ont travaillé après lui, sans pouvoir ni lui ressembler ni l'atteindre. Quelques-uns ont eu de la gaîté; d'autres ont su faire des vers; plusieurs même ont peint des mœurs. Mais la peinture de l'esprit humain a été l'art de Molière; c'est la carrière qu'il a ouverte et qu'il a fermée: il n'y a rien en ce genre, ni avant lui ni après.

'Molière est certainement le premier des philosophes moralistes. Je ne sais pas pourquoi Horace, qui avait tant de jugement, veut aussi donner ce titre à Homère. Avec tout le respect que j'ai pour Horace, en quoi donc Homère est-il si philosophe? Je le crois grand poëte, parce que j'apprends qu'on récitait ses vers après sa mort, et qu'on l'avait laissé mourir de faim pendant sa vie; mais je crois qu'en fait de vérités, il y a peu à gagner avec lui. Horace conclut de son poëme de l'Iliade que les peuples payent toujours les sottises des rois; c'est la conclusion de toutes les histoires.

Mais Molière est, de tous ceux qui ont jamais écrit, celui qui a le mieux observé l'homme, sans annoncer qu'il observait; et même il a plus l'air de le savoir par cœur que de l'avoir étudié. Quand on lit ses pièces avec réflexion, ce n'est pas de l'auteur qu'on est étonné, c'est de soimême.

Molière n'est jamais fin; il est profond; c'est-à-dire que, lorsqu'il a donné son coup de pinceau, il est impossible d'aller au-delà. Ses comédies, bien lues, pourraient suppléer à l'expérience, non pas parce qu'il a peint des ridicules qui passent, mais parce qu'il a peint l'homme qui ne change point. C'est une suite de traits dont aucun n'est perdu : celui-ci est pour moi, celui-là est pour mon voisin; et ce qui prouve le plaisir que procure une imitation parfaite, c'est que mon voisin et moi nous rions de très-bon cœur de nous voir ou sots, ou faibles, ou impertinens, et que nous serions furieux si l'on nous disait d'une autre façon la moitié de ce que nous dit Molière.

Eh! qui t'avait appris cet art, homme divin? T'es-tu servi de Térence et d'Aristophane, comme Racine se servait d'Euripide; Corneille, de Guillin de Castro, de Calderon et de Lucain; Boileau, de Juvénal, de Perse et d'Horace? Les anciens et les modernes t'ont-ils fourni beaucoup? Il est vrai que les canevas italiens et les romans espagnols t'ont guidé dans l'intrigue de tes premières pièces; que, dans ton excellente farce de Scapin, tu as pris à Cyrano le seul trait comique qui se trouve chez lui; que dans le Tartuffe, tu as mis à profit un passage de Scarron; que l'idée principale du sujet de l'Ecole des Femmes est tiré aussi d'une Nouvelle du mème auteur; que, dans le Misanthrope, tu as traduit une douzaine de vers de Lucrèce; mais toutes tes grandes productions t'appartiennent, et surtout l'esprit général qui les distingue n'est qu'à toi. N'est-ce pas toi qui as inventé ce sublime Misanthrope, le Tartuffe, les Femmes savantes,

et même l'Avare, malgré quelques traits de Plaute que tu as tant sur— passé? Quel chef-d'œuvre que cette dernière pièce! Chaque scène est une situation, et l'on a entendu dire à un avare de bonne foi qu'il y avait beaucoup à profiter dans cet ouvrage, et qu'on en pouvait tirer d'excellens principes d'économie.

Et les Femmes savantes? Quelle prodigieuse création! quelle richesse d'idées sur un fond qui paraissait si stérile! Quelle variété de caractères! Qu'est-ce qu'on mettra au-dessus du bonhomme Chrysale qui ne permet à Plutarque d'être chez lui que pour garder ses rabats? et cette charmante Martine qui ne dit pas un mot dans son patois qui ne soit plein de sens? Quant à la lecture de Trissotin, elle est bien éloignée de pouvoir perdre aujourd'hui de son mérite: les lecteurs de société retracent souvent la scène de Molière, avec cette différence que les auteurs ne s'y disent pas d'injures, et ne se donnent pas des rendez-vous chez Barbin : ils sont aujourd'hui plus fins et plus polis, et en savent beaucoup davantage. Oublierons-nous dans les Femmes savantes un de ces traits qui confondent? C'est le mot de Vadius, qui, après avoir parlé comme un sage sur la manie de lire ses vers, met gravement la main à la poche, en tire le cahier qui probablement ne le quitte jamais : voici de petits vers. C'est un de ces endroits où l'acclamation est universelle ; j'ai vu des spectateurs saisis d'une surprise réelle; ils avaient pris Vadius pour le sage de la pièce.

Ces sortes de méprises sont ordinairement des triomphes pour l'auteur comique ce fut pourtant une méprise semblable qui contribua beaucoup à faire tomber le Misanthrope. Il est dangereux en tout genre d'être trop au-dessus de ses juges; et nous avons vu que Racine s'en aperçut dans Britannicus. On n'en savait pas encore assez pour trouver le sonnet d'Oronte mauvais: ce sonnet d'ailleurs est fait avec tant d'art, il ressemble si fort à ce qu'on appelle de l'esprit, il réussirait tant aujourd'hui dans des soupers qu'on appelle charmans, que je trouve le parterre excusable de s'y être trompé. Mais s'il avait été assez raisonnable pour en savoir gré à l'auteur, je l'admirerais presque autant que Molière.

Cette injustice nous valut le Médecin malgré lui. Molière, tu riais bien, je crois, au fond de ton âme, d'être obligé de faire une bonne farce pour faire passer un chef-d'œuvre. Te serais-tu attendu à trouver de nos jours un censeur rigoureux qui reproche amèrement à ton Misanthrope de faire rire? Il ne voit pas que le prodige de ton art est d'avoir montré le Misanthrope, de manière qu'il n'y a personne, excepté le méchant, qui ne voulût être Alceste avec ses ridicules. Tu honorais la vertu en lui donnant une leçon, et Montausier a répondu il y a long-temps à l'orateur génevois. Est-il vrai qu'il a fallu que tu fisses l'apologie du Tartuffe ? Quoi! dans le moment où tu t'élevais au-dessus de ton art et de toi-même, au lieu de trouver des récompenses, tu as rencontré la persécution! A-t-on bien compris même de nos jours ce qu'il t'a fallu de courage et de génie pour concevoir le plan de cet ouvrage, et l'exécuter dans un temps où le faux zèle était si puissant, et savait si bien prendre les couleurs de la religion qui le désavoue? C'est dans ce temps que tu as entrepris de porter un coup mortel à l'hypocrisie, qui en effet ne s'en est pas relevée : c'est un vice dont l'extérieur au moins a depuis passé de mode; mais il a été remplacé par l'hypocrisie de morale, de sensibilité, de philosophie, qui ellemême a fait place à l'imprudence révolutionnaire.

Qui est-ce qui égale Racine dans l'art de peindre l'amour? C'est Molière (dans la proportion que comporte la différence absolue des deux genres). Voyez les scènes des amans dans le Dépit amoureux, premier élan de son génie; dans le Misanthrope, entendez Alceste s'écrier: Ah! traitresse, quand il ne croit pas un mot de toutes les protestations d'amour que lui

fait Célimène, et que pourtant il est enchanté qu'elle les lui fasse; dans le Tartuffe, relisez toute cette admirable scène où deux amans viennent de se raccommoder, et où l'un des deux, après la paix faite et scellée, pour première parole :

Ah ça, n'ai-je pas lieu de me plaindre de vous?

dit

Revoyez cent traits de cette force, et si vous avez aimé, vous tomberez aux genoux de Molière, et vous répéterez ce mot de Sadi: Voilà celui qui sait comme on aime.

Qui est-ce qui égale Racine dans le dialogue? qui est-ce qui a un aussi grand nombre de ces vers pleins, de ces vers nés, qui n'ont pas pu être autrement qu'ils ne sont; qu'on retient dès qu'on les entend, et que le lecteur croit avoir faits? C'est encore Molière. Quelle foule de vers charmans! quelle facilité! quelle énergie! surtout quel naturel! Ne cessons de le dire : le naturel est le charme le plus sûr et le plus durable; c'est lui qui les fait aimer; c'est le naturel qui rend les écrits des anciens si précieux, parce que, maniant un idiome plus heureux que le nôtre, ils sentaient moins le besoin de l'esprit; c'est le naturel qui distingue le plus les grands écrivains, parce qu'un des caractères du génie est de produire sans effort; c'est le naturel qui a mis La Fontaine, qui n'inventa rien, à côté des génies inventeurs; enfin c'est le naturel qui fait que les Lettres d'une mère à sa fille sont quelque chose, et que celles de Balzac, de Voiture, et la déclamation et l'affectation en tout genre sont, comme dit Sosie, rien ou peu de chose.

Les crispins de Regnard, les paysans de Dancour, font rire au théâtre; Dufrény étincelle d'esprit dans sa tournure originale; Le Joueur et le Légataire sont d'excellentes comédies; le Glorieux, la Métromanie et le Méchant, ont des beautés d'un autre ordre ; mais rien de tout cela n'est Molière : il a un trait de physionomie qu'on n'attrape point: on le retrouve jusque dans ses moindres farces, qui ont toujours un fonds de vérité et de morale. Il plaît autant à la lecture qu'à la représentation, ce qui n'est arrivé qu'à Racine et à lui; et même, de toutes les comédies, celles de Molière sont à peu près les seules que l'on aime à relire. Plus on connaît Molière, plus on l'aime; plus on étudie Molière, plus on l'admire : après l'avoir blâmé sur quelques articles, on finit par être de son avis c'est qu'alors on en sait davantage. Les jeunes gens pensent communément qu'il charge trop : j'ai entendu blâmer le pauvre homme ! répété si souvent. J'ai vu depuis précisément la même scène, et plus forte encore, et j'ai compris que, lorsqu'on peignait des originaux pris dans la nature, et non pas comme autrefois, des êtres imaginaires, l'on ne pouvait guère charger ni les ridicules ni les passions.

SECTION II.

Précis sur différentes pièces de Molière.

APRÈS l'avoir caractérisé en général, jetons un coup d'œil rapide sur chacune de ses pièces, ou du moins sur le plus grand nombre, car toutes ne sont pas dignes de lui. Mélicerte, la princesse d'Elide, les Amans magnifiques, ne sont pas des comédies; ce sont des ouvrages de commande, des fêtes pour la cour, où l'on ne retrouve rien de Molière. Un écrivain supérieur est quelquefois obligé de descendre à ces sortes d'ouvrages, qui ont pour objet de faire valoir d'autres talens que les siens, en amenant des danses, des chants et des spectacles. On ferait peut-être mieux de ne pas lui demander ce que tout le monde peut faire, et ce qui ne peut compromettre que lui; mais en ce genre, comme dans tout autre, il n'est pas rare d'employer les grands hommes aux petites choses, et les petits hommes aux grandes ; et l'on envoyait Villars faire la paix avec Cavalier,

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