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quand il se trouve la dupe de la bêtise de sa femme, il est avec elle dans le même cas que le jaloux Arnolphe avec Agnès : il ne lui reste pas même le droit de faire des reproches, puisqu'on n'est pas à portée de les comprendre. C'est une des sources du comique de la pièce, que cette ignorance ingénue d'Agnès, qui fait très-naïvement des aveux qui mettent Arnolphe au désespoir, sans qu'il puisse même se plaindre d'elle, et quand elle a tout conté, et qu'il lui dit, en parlant du jeune Horace:

Mais pour le guérir du mal qu'il dit qui le possède,
N'a-t-il pas exigé de vous d'autre remède ?

Elle répond:

Non vous pouvez juger, s'il en eût demandé,
Que, pour le secourir, j'aurais tout accordé.

Ce dernier trait est le plus fort de vérité et de morale; car, quoiqu'elle dise la chose la plus étrange dans la bouche d'une jeune fille, on sent qu'il estimpossible qu'elle réponde autrement. Tout ce rôle d'Agnès est soutenu d'un bout à l'autre avec la même perfection. Il n'y a pas un mot qui ne soit de la plus grande ingénuité, et en même temps de l'effet le plus saillant : tout est à la fois et de caractère et de situation, et cette réunion est le comble de l'art. La lettre qu'elle écrit à Horace est admirable : ce n'est autre chose que le premier instinct, le premier aperçu d'une âme neuve et sensible; et la manière dont elle parle de son ignorance, fait voir que cette ignorance n'est chez elle qu'un défaut d'éducation, et nullement un défaut d'esprit; et que, si on ne lui a rien appris, on n'a pas dû du moins en faire une sotte. Quelle leçon elle donne au tuteur qui l'a si mal élevée, lorsqu'il lui reproche les soins qu'il a pris de son enfance!

Vous avez là-dedans bien opéré vraiment,

Et m'avez fait en tout instruire joliment !

Croit-on que je me flatte, et qu'enfin dans ma tête
Je ne juge pas bien que je suis une bête ?

On voit qu'en dépit d'Arnolphe, elle ne l'est pas tant qu'il l'aurait voulu, et chaque réplique de cette enfant qui ne sait rien, le confond et lui ferme la bouche par la seule force du simple bon sens. Quand elle veut s'en aller avec Horace, qui lui a promis de l'épouser, son jaloux lui fait une querelle épouvantable. Elle ne répond à toutes ses injures que par des raisons très-concluantés.

Pourquoi me criez-vous ?

AGNÈS.

AKNOLPHE.

J'ai grand tort en effet.
AGNÈS.

Je n'entends point de mal dans tout ce que j'ai fait.

ARNOLPHE.

Suivre un galant n'est pas une action infâme?

AGNÈS.

C'est un homme qui dit qu'il me veut pour sa femme,

J'ai suivi vos leçons, et vous m'ayez prêché

Qu'il faut se marier pour ôter le péché.

ARNOLPHE.

Oui, mais pour femme, moi, je prétendais vous prendre,
Et je vous l'avais fait, me semble, assez entendre.

AGNÈS.

Oui; mais à vous parler franchement entre nous,
Il est plus pour cela selon mon goût que vous.
Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,
Et vos discours en font une image terrible.

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Je m'y suis efforcé de toute ma puissance;
Mais les soins que j'ai pris, je les ai perdus tous.
AGNÈS.

Vraiment il en sait donc là-dessus plus que vous;

Car à se faire aimer il n'a point eu de peine.

Quel dialogue! et quelle naïveté de langage unie à la plus grande force de raison! Il n'y avait, avant Molière, aucun exemple de ce comique-là. Celui qui dit : Pourquoi ne pas m'aimer? c'est celui-là qui est un sot, malgré son âge et son expérience; et celle qui répond : Que ne vous êtes-vous fait aimer? dit ce qu'il y a de mieux à dire. Toute la philosophie du monde ne trouverait rien de meilleur, et ne pourrait que commenter ce que l'instinct d'une enfant de seize ans a deviné.

Il n'y a pas jusqu'à ces deux pauvres gens, Alain et Georgette, choisis par Arnolphe comme les plus imbécilles de leur village, qui n'aient à leur manière la sorte de bon sens qui leur convient. Il faut les entendre après la peur effroyable qu'il leur a faite, quand il a su les visites d'Horace.

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ALAIN.

C'est que la jalousie.... entends-tu bien, Georgette?
Est une chose.... là...... qui fait qu'on s'inquiète,
Et qui chasse les gens d'autour d'une maison.

Le pauvre Alain ne doit pas être bien fort sur les définitions morales; cependant la jalousie ne lui est pas inconnue, et n'en sachant pas assez pour en expliquer le principe, il se jette au moins sur les effets qu'il en a vus; et, comme le plus sensible de tous, c'est qu'un jaloux écarte tout le monde autant qu'il peut, ce qui lui vient d'abord à l'esprit après qu'il a bien cherché, c'est cette idée dont on ne peut s'empêcher de rire par réflexion, que la jalousie est une chose qui chasse les gens d'autour d'une maison, ce qui est très-vrai en soi-même, pas mal trouvé pour Alain, et fort bien exprimé à sa manière.

Je suis fort loin de vouloir insister sur tous les mots remarquables de cette pièce : il y en a presque autant que de vers. Mais je ne puis m'empêcher de citer encore une de ces saillies si frappantes de vérité, qu'elles paraissent très-faciles à trouver, et en même temps si originales et si gaies, qu'on félicite l'auteur de les avoir rencontrées. Quand Arnolphe, qui a vu Horace encore enfant, est instruit que cet Horace est son rival, il s'écrie douloureusement:

Aurais-je deviné, quand je l'ai vu petit,
Qu'il croîtrait pour cela?

Assurément tout autre que lui trouverait fort simple ce qui lui parait si extraordinaire, et c'est ce qui rend ce mot si comique. Arnolphe est vivement affecté, et ce qu'il y a de plus commun lui paraît monstrueux. C'est la nature prise sur le fait; et cette expression si naïve, qu'il crottrait pour cela?..... est d'un bonheur! Qu'on juge ce qu'est un écrivain, dont presque tous les vers (dans ses bonnes pièces ), analysés ainsi, occasioneraient les

mêmes exclamations!

Quant au comique de situation, «la beauté du sujet de l'Ecole des » Femmes consiste surtout dans les confidences perpétuelles que fait Horace » au seigneur Arnolphe ; et ce qui doit paraître le plus plaisant, c'est qu'ne

>> homme qui a de l'esprit, et qui est averti de tout par une innocente qui » est sa maitresse, et par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela » éviter ce qui lui arrive ». Cette remarqué n'est point de moi; elle est d'un homme qui devait s'y connaître mieux que personne, de Molière lui-même, qui s'exprime ainsi mot à mot par la bouche d'un des person nages de la Critique de l'Ecole des Femmes, petite pièce fort jolie, qu'il composa pour répondre à ses censeurs, et qui fut jouée avec beaucoup de succès. On peut s'imaginer combien ils se récrièrent sur l'amour-propre d'un auteur qui faisait sur le théâtre son apologie, et même son éloge: mais n'est-il pas plaisant que d'ignorans barbouilleurs, qui ont assez d'amour. propre pour régenter devant le public un homme qui en sait cent fois plus qu'eux, ne veuillent pas qu'il en ait assez pour prétendre qu'il sait son métier un peu mieux que ceux qui se chargent de le lui enseigner? Amourpropre pour amour-propre, lequel est le plus excusable? Ce qui est certain, c'est que l'un ne produit guère que des sottises et des impertinences, et que l'autre produit l'instruction. Un grand artiste qui parle de son art répand toujours plus ou moins de lumières : aussi les critiques qu'on a faites des bons écrivains sont oubliées, et leurs réponses sont encore lues avec fruit.

On reprocha sans doute à Molière de défendre son talent; mais en le défendant il en donna de nouvelles preuves, et on l'avait attaqué avec indécence. Je conçois bien que les contemporains pardonnent plus volontiers à l'amour-propre des sots qui attaquent, qu'à celui de l'homme supérieur qui se défend : les uns ne font qu'oublier leur faiblesse; l'autre fait souvenir de sa force. Mais la postérité, qui n'est jalouse de personne, en juge tout autrement; elle profite de tout ce qu'on lui a laissé de bon, sans croire que l'auteur ait été obligé, plus que les autres hommes, de se dépouiller de tout amour de soi-même. De quoi s'agit-il surtout? D'avoir raison; et Molière a-t-il eu tort de faire une pièce très-gaie, où il se moque trèsspirituellement de ceux qui avaient cru se moquer de lui? Il introduit sur la scène une Précieuse, qui en arrivant se jette sur un fauteuil, prête à s'évanouir d'un mal de cœur affreux, pour avoir vu cette méchante rapsodie de l'Ecole des Femmes. Elle est soutenue d'un de ces marquis turlupins que Molière avait joués déjà dans les Précieuses, en y faisant voir des valets qui étaient les singes de leurs maitres. Plusieurs s'étaient déchaînés contre l'Ecole des Femmes, prétendant que toutes les règles y étaient violées; car alors il était de mode de les réclamer avec pédantisme, comme aujourd'hui de les rejeter avec extravagance. Un homme de la cour avait affecté de sortir du théâtre au second acte, en criant au scandale. Molière se vengea en peintre il s'amusa à dessiner ses ennemis, et fit rire de leur portrait. Il peignit leur étourderie étudiée, leurs grands airs, leur froid persiflage, leur suffisance, leurs grands éclats de rire, leurs plates railleries. Il leur associa un M. Lisidor, auteur jaloux, qui, avec un ton fort discret et fort ménagé, finit par dire plus de mal que personne de la pièce de Molière. Enfin, il leur opposa un homme raisonnable, qui parle très-pertinemment, et fait toucher au doigt le ridiculé et la déraison des détracteurs.

Molière revint encore au marquis dans l'Impromptu de Versailles, petite pièce du moment, qui divertit beaucoup Louis XIV et toute la cour. C'est là qu'il se fait dire: «Quoi! toujours des marquis »? Et il répond: Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu'on prenne pour un caractère agréable de théâtre? Le marquis aujourd'hui est le plaisant de la comédie; et comme dans toutes les pièces anciennes on voit ton»jours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même maintenant é il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie ».

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Les Précieuses avaient déjà valu à leur auteur plus d'une satire. Ua sieur

si.

de Saumaise fit les véritables Précieuses; car il est bon d'observer qu'originairement ce mot, bien loin d'avoir une acception désavantageuse, gnifiait une femme d'un mérite distingué et de très bonne compagnie. Quand Molière se moqua de la prétention et de l'abus, il se crut obligé de les distinguer de la chose même; et non content d'énoncer cette distinction dans le titre de la pièce, il déclara dans sa préface qu'il respectait les véritables Précieuses. Mais comme en effet presque toutes alors étaient fort ridicules, le nom changea de signification, et n'exprima plus qu'un ridicule. Il s'étendit même à d'autres objets, et l'on dit depuis, non-seulement une femme précieuse, mais un style précieux, un ton précieux, toutes les fois que l'on voulut désigner l'affectation d'être agréable. Ainsi l'ouvrage de Molière fit un changement dans la langue comme dans les mœurs, et ce qui était une louange devint une censure.

Mais le grand succès de l'Ecole des Femmes, celui des deux pièces qui la suivirent, et la satisfaction qu'en témoigna Louis XIV, dont le bon esprit goûtait celui de Molière, et qui n'était pas fâché qu'on l'amusât des travers de ses courtisans, excitèrent bien un autre déchainement contre le poëte comique. On vit paraître successivement la Vengeance des Marquis, par de Villiers; Zélinde ou la Critique de la critique, par Visé; et le Portrait du Peintre, par Boursault. Les mauvais écrivains ne manquent jamais de se réunir contre le talent, sans songer que cette réunion même prouve sa supériorité. De Villiers, comédien de l'hôtel de Bourgogne, vengeait l'injure de tous ses camarades, que Molière avait joués dans l'Impromptu de Versailles, où il contrefaisait leur déclamation emphatique. Ainsi il y avait non-seulement querelle d'auteur à auteur, mais de théâtre à théâtre. Visé, comme auteur de mauvaises comédies, et de plus écrivain de Nouvelles, espèce de journal qui précéda le Mercure, avait un double titre dépour chirer Molière. Il en était jaloux comme s'il eût pu être son rival, et le critiquait comme s'il avait eu le droit d'être son juge. A l'égard de Boursault, on est fâché de trouver son nom parmi les détracteurs d'un grand homme. Il avait de l'esprit et du talent; et ce qui le prouve, c'est qu'on joue encore deux de ses pièces avec succès, Esope à la cour et le Mercure galant. Mais on lui persuada que c'était lui que Molière avait eu en vue dans le rôle de Lisidor, et il fit contre lui le Portrait du Peintre. Toutes ces satires ne firent pas grande fortune. Dans l'Impromptu de Versailles, Molière, emporté par ses ressentimens, eut le tort inexcusable de nommer Boursault; et quoiqu'il ne l'attaque que du côté de l'esprit, ce n'en est pas moins une violation des bienséances du théâtre et des lois de la société. La comédie est faite pour instruire tout le monde et n'attaquer personne. Chacun peut en prendre sa part; mais il ne faut la faire à qui que ce soit. Il est vrai que les ennemis de Molière lui en avaient donné l'exemple ; mais il n'était pas fait pour le suivre.

Visé fut celui de tous qui se déchaîna contre lui avec le plus de fureur. Il ne put parvenir à faire jouer sa Zélinde; mais il est curieux de voir'de quelles armes se sert ce galant homme qui fut depuis le fondateur du Mercure galant), dans une Lettre sur les affaires du théâtre. Il ne prétendait à rien moins qu'à soulever toute la noblesse de France contre Molière, et à le rendre coupable du crime de lèse-majesté. Voici comme il soutient cette belle accusation :

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« Pour ce qui est des marquis, ils se vengent assez par leur prudent silence, et font voir qu'ils ont beaucoup d'esprit, en ne l'estimant pas assez pour se soucier de ce qu'il a dit contre eux. Ce n'est pas que la gloire de l'état ne les eût obligés à se plaindre, puisque c'est tourner le » royaume en ridicule, railler toute la noblesse, et rendre méprisables,

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