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Un malheureux pécheur tout plein d'iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures;
Elle n'est qu'un amas de crimes et d'ordurcs;
Et je vois que le ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.

De quelque grand forfait qu'on me puisse reprendre,
Je n'ai garde d'avoir l'orgueil de m'en défendre.
Croyez ce qu'on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez moi de chez vous.
Je ne saurais avoir tant de honte en partage,
Que je n'en aie encore mérité davantage.

Ah! laissez-le parler : vous l'accusez à tort,
Et vous ferez bien mieux de croire son rapport.
Pourquoi sur un tel fait m'être si favorable?
Savez-vous après tout, de quoi je suis capable?
Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur ?
Et pour tout ce qu'on voit, me croyez-vous meilleur ?
Non, non, vous vous laissez tromper par l'apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas ! que ce qu'on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.

Ce caractère de Tartuffe est d'une profondeur effrayante. Il ne se dément pas un moment; il n'est jamais déconcerté ; il prend ici Orgon par son faible, et se tire du plus grand embarras par le seul moyen qui puisse lui réussir. Un honnête homme faussement accusé ne tiendrait jamais ce langage, mais aussi Orgon n'est pas un homme qui connaisse le langage de la vertu et de la probité. Celui de la raison, dans la bouche de Cléante lui a paru du libertinage; et celui de l'imposture, dans la bouche de Tartnffe, lui parait le sublime de la dévotion.

Remarquons encore que Tartuffe, tout amoureux qu'il est d'Elmire, est en garde contre elle autant qu'il peut l'être. Il commence par la soupçonner d'un intérêt très-vraisemblable, celui qu'elle peut avoir à le détourner du mariage qu'on lui propose avec la fille d'Orgon. Les premiers mots qu'il lui dit sont d'un homme toujours de sang froid, et qu'il n'est pas aisé de tromper.

Ce langage à comprendre est assez difficile,

Madame, et vous parliez tantôt d'un autre style.

Enfin, malgré toutes les douceurs que lui prodigue Elmire, il ne prend aucune confiance en ses discours, et il veut d'abord, pour être en pleine sûreté, la mettre dans sa dépendance. Il devine tout, excepté ce qu'il ne peut absolument deviner, et quand il se trouve surpris par Orgon, il pourrait dire ce vers d'une ancienne comédie :

J'avais réponse à tout, hormis à qui va là?

La dernière observation que je ferai sur ce rôle, c'est que l'auteur ne lui a donné ni confident ni monologue; il ne montre ses vices qu'en action. C'est qu'en effet l'hypocrite ne s'ouvre jamais à personne; il ment toujours à tout le monde, excepté à sa concience et à Dieu, supposé qu'un hypocrite achevé ait une conscience et qu'il croie un Dieu; ce qui n'est nullement vraisemblable. S'il peut y avoir de véritables athées, ce sont surtout les hypocrites.

Le seul reproche qu'on ait fait à cette inimitable production, c'est un dénoûment amené par un ressort étranger à la pièce; mais je ne sais si cette prétendue faute en est réellement une. Tartuffe est si coupable, qu'il

ne suffisait pas, ce me semble, qu'il fût démasqué; il fallait qu'il fût puni, et il ne pouvait pas l'être par les lois, encore moins par la société. Un hypocrite brave tout en se réfugiant chez ses pareils, et en attestant Dieu et la religion; et n'était-ce pas donner un exemple instructif, et faire au moins du pouvoir absolu un usage honorable, que de l'employer. à la punition d'un si abominable homme, et de montrer que le méchant peut quelquefois se perdre par sa propre méchanceté, et tomber dans le piége qu'il tendait aux autres? Je conviens que ce dénoûment n'est pas conforme aux règles ordínaires; mais dans un ouvrage où le talent de Molière lui avait appris à agrandir la sphère de la comédie, l'art pouvait lui apprendre aussi à franchir les limites de l'art; et si dans ce dénoûment il a le plaisir de satisfaire sa reconnaissance pour Louis XIV, il trouve an moyen de satifaire en même temps l'indignation du spectateur.

Molière est surtout l'auteur des hommes mûrs et des vieillards: leur expérience se rencontre avec ses observations, et leur mémoire avec son génie. Il observait beaucoup il y était porté par son caractère, et c'est sans doute le premier secret de son art; mais il faudrait avoir ses yeux pour observer comme lui. Il était habituellement mélancolique, cet homme qui a écrit si gaîment. Ceux dont il saisissait les travers et les faiblesses étaient souvent bien plus heureux que lui : j'en excepterais les jaloux, s'il ne l'avait pas été lui-même.

Molière jaloux, lui qui s'est tant moqué de la jalousie! Eh! oui; comme les médecins qui recommandent la sobriété, et qui ont des indigestions; comme les hommes sensibles qui prêchent l'indifférence. Chapelle prêchait aussi Molière, et lui reprochait sa jalousie: Vous n'avez donc pas aimé, lui dit l'homme infortuné qui aimait. Il aima sa femme toute sa vie, et toute sa vie elle fit son malheur. Il est vrai que, lorsqu'il fut mort elle parvint à lui obtenir la sépulture; elle demandait même pour lui des autels. Cela fait souvenir des Romains, qui mettaient leurs empereurs au rang des dieux quand ils les avaient égorgés.

Il fit plus de trente pièces de théâtre en moins de quinze ans, et pas une ne ressemble à l'autre. Il était cependant à la fois auteur, acteur, et directeur de comédie. On lui a reproché de trop négliger la langue, et on a eu raison. Il aurait sûrement épuré sa diction, s'il avait eu plus de loisir, et si sa laborieuse carrière n'eût pas été bornée à cinquantecinq ans.

Il était d'un caractère doux et de moeurs pures: on raconte de lui des traits de bonté. Il était adoré de ses camarades, quoiqu'il leur fit du bien; et il mourut presque sur le théâtre, pour n'avoir pas voulu leur faire perdre le profit d'une représentation. Il écoutait volontiers les avis, quoique probablement il ne fit pas grand cas de ceux de sa servante. Il encourageait les talens naissans. Le grand Racine, alors à son aurore, lui dut une tragédie: Moliere ne la trouva pas bonne, et elle ne l'était pas ; mais il exhorta l'auteur à en faire une autre, et lui fit un présent. C'était mieux voir que Corneille, qui exhorta Racine à faire des comédies et à quitter la tragédie.

Molière n'était point envieux : quelques grands hommes l'ont été. Ce fut son suffrage qui contribua, autant que celui de Louis XIV, à ramener le public aux Plaideurs, qui étaient tombés. Il était alors brouillé avec Racine ce moment dut être bien doux à Molière.

On s'occupait, quelque temps avant sa mort, à lui faire quitter l'état de comédien, pour le faire entrer à l'Académie française. Cette compagnie, qui n'a jamais éloigné volontairement aucun talent supérieur, a du moins adopté Molière, dès qu'elle l'a pu par l'hommage le plus écla

tant. Elle lui a décerné un éloge public, et a placé son buste chez elle, avec cette inscription également honorable pour nous et pour lui:

Rien ne manque à sa gloire : il manquait à la nôtre.

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Des Comiques d'un ordre inférieur dans le siècle de Louis XIV.

SECTION PREMIÈRE.

QUINAULT, BRUEYS et PALAPRAT, BARON, CAMPISTRON, BOURSAULT.

Le premier qui, profitant des leçons de Molière, quitta le romanesque

et le bouffon pour une intrigue raisonnable et la conversation des honnêtes gens, fut le jeune Quinault, qui donna sa Mère coquette en 1665, sous le titre des Amans brouillés. Elle s'est toujours soutenue au théâtre, et fit voir que Quinault avait plus d'un talent: elle est bien conduite : les caractères et la versification sont d'une touche naturelle, mais un peu faible. On y voit un marquis ridicule, avantageux et poltron, sur lequel Regnard paraît avoir modelé celui du Joueur, particulièrement dans la scène où le marquis refuse de se battre. Il y a des détails agréables et ingénieux, et de bonnes plaisanteries: telle est celle d'un valet fripon à qui l'on donne un diamant pour déposer que le mari de la Mère coquette est mort aux Indes, quoiqu'il n'en soit rien. Il doute un peu du diamant : il demande s'il est bon; on le lui garantit.

Enfin (dit-il) s'il n'est pas bon, le défunt n'est pas mort.

Les deux jeunes amans, Isabelle et Acante, sont un peu brouillés par de faux rapports de valets que la Mère coquette a gagnés. Cependant Isabelle voudrait s'éclaircir davantage : elle écrit pour Acante ce billet, qui est très-joli :

Je voudrais vous parler et nous voir seuls tous deux.
Je ne conçois pas bien pourquoi je le désire.

Je ne sais ce que je vous veux;

Mais n'auriez-vous rien à me dire?

Brueys et Palaprat, nés tous deux dans le midi de la France, et qui avaient la vivacité d'esprit et la gaîté qui caractérisent les habitans de ces belles provinces, réunis tous deux par la conformité d'humeur et de goût, et qui mirent en commun leur travail et leur talent, sans que cette association délicate ait jamais produit entre eux de jalousie, nous ont laissé deux pièces d'un comique naturel et gai. Je ne parle pas du Muet, dont le fonds est imité de l'Eunuque de Térence : il y a des situations que le jeu de théâtre fait valoir, mais la conduite est défectueuse. La pièce, qui a cinq actes, pourrait finir au troisième : il y a un rôle de père d'une crédulité outrée, et la scène du valet déguisé en médecin est une charge trop forte. Je veux parler d'abord de l'avocat Patelin, remarquable par son ancienneté originaire, puisqu'il est du temps de Charles VII, et qui n'a rien perdu de sa naïveté quand on l'a rajeuni dans la langue du siècle de Louis XIV. C'est un monument curieux de la gaîté de notre ancien théàtre, et en même temps de sa liberté; car il paraît certain que ce fut un personnage réel que ce Patelin joué sur les tréteaux du quinzième siècle. Brueys et Palaprat l'ont fort embelli; mais les scènes principales et plusieurs des meilleures plaisanteries se trouvent dans le vieux français de la farce de Pierre Patelin, imprimée en 1656, sur un manuscrit de l'an 140,

sous ce titre : Des tromperies, finesses et subtilités de maître Pierre Patelin, avocat. Pasquier en parle, dans ses Recherches, avec des éloges exagérés, qui font voir que l'on ne connaissait encore rien de mieux. Mais le témoignage des auteurs qui ont travaillé sur les antiquités françaises, et les traductions que l'on fit de cette pièce en plusieurs langues, prouvent qu'elle eut de tout temps un très-grand succès; parce qu'en effet le naturel a le même droit sur les hommes dans tous les temps, et qu'il y en a beau. coup dans cet ouvrage. Sans doute le procès de M. Guillaume contre un berger qui lui a volé des moutons, et les ruses de Patelin pour lui escroquer six aunes de drap, sont un fonds bien mince, et qui est proprement d'un comique populaire : le juge Bartolin qui prend une tête de veau pour une tête d'homme, est de la même force qu'Arlequin qui mange des chandelles et des bottes. Mais Patelin et sa femme, M. Guillaume et Agnelet, sont des personnages pris dans la nature, et le dialogue est de la plus grande vérité. Il est plein de traits naïfs et plaisans, qu'on a retenus, et qui sont passés en proverbes. On rira toujours de la scène où le marchand drapier confond sans cesse son drap et ses moutons; et celle où Patelin, à force de patelinage (car son nom est devenu celui d'un caractère), vient à bout d'attraper une pièce de drap, sans la payer, à un vieux marchand avare et retors, est menée avec toute l'adresse possible. Il y a bien loin du moment où le rusé fripon aborde M. Guillaume, dont il n'est pas même connu, à celui où il emporte le drap, et pourtant il fait si bien que la vraisemblance est conservée, et qu'on voit que le marchand doit être dupe.

Le Grondeur doit être mis fort au-dessus de l'Avocat Patelin: il est vrai que le troisième acte, qui est tout entier du genre de la farce, ne vaut pas, à beaucoup près, celle de Patelin; mais les deux premiers sont bien faits, et il y a ici un caractère parfaitement dessiné, soutenu d'un bout à l'autre et toujours en situation, celui de M. Grichard. La pièce fut mal reçue dans sa nouveauté ; mais le temps en a décidé le succès, et on la regarde aujourd'hui comme une de nos petites pièces qui a le plus de mérite et d'agrément.

Il y a si long-temps que le Jaloux désabusé de Campistron n'a été joué, qu'on ignore communément que cette comédie, fort supérieure à toutes les tragédies du même auteur, est en effet son meilleur ouvrage ; l'intrigue en est bien conçue; le principal caractère, celui d'un mari jaloux qui ne veut pas le paraître, est comique, et a fourni à Lachaussée le Durval du Préjugé à la mode, et des scènes entières évidemment calquées sur celles de Campistron. Le rôle de Célie, femme du jaloux, est original et intéressant. Elle n'a consenti qu'à regret à feindre une coquetterie qui n'est ni dans ses principes ni dans son caractère, et uniquement pour déterminer son époux à marier sa sœur Julie à un honnête homme qui l'ai me et qui en est aimé. Dorante (c'est le nom du mari) s'oppose à cette union par des vues d'intérêt, et Célie, sous le prétexte de recevoir chez elle les jeunes gens qui courtisent cette jeune personne, est l'objet de mille cajoleries concertées qui désespèrent Dorante dont elle connaît le faible, et lui arrachent enfin son consentement au mariage. Le dénoûment est amené d'une manière très-satisfaisante, et par un aveu de Célie, qui met dans tout son jour la sensibilité de son cœur, sa tendresse pour son mari dont elle n'a pu soutenir l'affliction, et la pureté des motifs qui la faisaient agir. La pièce est écrite de manière à faire voir que Campistron, qui n'a jamais pu s'élever jusqu'au style tragique, pouvait plus aisément s'approcher de la facilité élégante qui convient à la comédie noble. J'ai vu représenter cette pièce avec succès, il y a vingt-cinq ans, et je ne sais

pourquoi elle a disparu du théâtre, comme d'autres que l'on néglige de reprendre pour en jouer qui ne les valent pas.

Baron, ou plutôt, à ce que l'on croit, le père Larue, sous son nom, transporta sur la scène française la meilleure pièce de Térence, l'Andrienne. Il a fidèlement suivi l'original latin dans l'intrigue, qui a de l'intérêt, mais nullement dans la diction, dont il est bien éloigné d'avoir la pureté, la grâce et la finesse. Le dénoûment est comme celui de presque toutes les comédies de Térence, une reconnaissance de roman, mais cependant mieux amenée que celle de l'Eunuque du même auteur, que Brueys a conservée dans le Muet. On dispute aussi à Baron l'Homme à bonnes fortunès, mais avec moins de vraisemblance. Cette pièce fort médiocre ne demandait aucune connaissance des anciens, et Baron pouvait être l'original de Moncade, fat assez commun, que quelques femmes ont gâté, et qu'un valet copie à sa manière. La prose en est très-négligée; c'est une de ces pièces dont le jeu des acteurs fait le principal mérite, que l'on vavoir quelquefois et qu'on ne lit point. On a voulu remettre, il y a quelque temps, la Coquette, du même auteur, très-mauvais ouvrage qui n'a eu aucun succès.

On doit savoir d'autant plus de gré à Boursault de ce qu'il a eu de talent, qu'il le devait tout entier à la nature. Il n'avait fait dans sa jeunesse aucune espèce d'études, et, né en Bourgogne, il ne parlait encore à treize ans que le patois de sa province. Arrivé dans la capitale, il sentit ce qui lui manquait, et s'appliqua sérieusement à s'instruire, au moins dans la langue française. Il y réussit assez pour devenir un homme de bonne compagnie, et ses agrémens le firent rechercher à la cour. On lui offrit une place qui pouvait séduire l'ambition, celle de sous-précepteur du Dauphin. Il fut assez sage et assez modeste pour la refuser, parce qu'il ne savait pas le latin, et par-là il se sauva d'un écueil où tant d'autres échouent, celui de paraître au dessous de sa place. Thomas Corneille, qui était de ses amis, voulut l'engager à briguer une place à l'Académie française, l'assurant, non sans vraisemblance, que ses succès au théâtre, et l'estime générale dont il jouissait, lui ouvriraient toutes les portes. Boursault eut encore la modestie de s'y refuser. Son ami eut beau lui dire qu'il n'était pas nécessaire de savoir le latin, et qu'il suffisait d'avoir fait preuve qu'il savait écrire en français, Boursault répondit qu'il était trop ignorant pour entrer dans une compagnie où il y avait tant d'hommes des plus instruits de la nation. Un écrivain qui se faisait une justice si exacte sur le mérite qui lui manquait, et qu'on peut acquérir, est bien digne qu'on la lui rende pour le mérite qu'il eut et qu'on n'acquiert pas. Il avait beaucoup d'esprit, du talent naturel, et ce qui doit encore recommander davantage sa mémoire aux gens de lettres, peu d'hommes leur ont fait plus d'honneur par la noblesse des sentimens et des procédés. On sait que Boileau l'avait attaqué dans ses premières satires, dont il a depuis retranché son nom. Il lui savait mauvais gré de s'être brouillé avec Molière, et c'est ea effet le seul tort que Boursault art eu. Boileau était excusable de prendre la querelle de son ami; mais Boursault vengea la sienne propre bien noblement. Boileau, qui n'avait pas encore fait la fortune que ses talens lui valurent depuis, s'étant trouvé aux eaux de Bourbons, malade et sans argent, Boursault, qui se rencontra par hasard dans le même endroit, le sut, et courut lui offrir sa bourse de si bonne grâce, qu'il le força de l'accepter. Ce fut l'époque d'une réconciliation sincère, et d'une amitié qui dura autant que leur vie.

Il ne faut pas parler de ses tragédies, qui sont entièrement oubliées et qui doivent l'être, quoique son Germanicus ait eu d'abord un si grand succès, que Corneille l'égalait aux tragédies de Racine. Ce jugement, encore plus étrange que le succès, puisqu'un homme de l'art doit s'y connaitre

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