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damné : la fable en est absurde. Il suppose que Pluton, trompé par ses flatteurs, laisse la justice des Enfers à la merci de juges corrompus qui se laissent gagner par argent, et envoie les honnêtes gens dans le Tartare, et les méchans dans l'Elysée. Comment se prêter à un emblème qui dément toutes les idées de la mythologie sur laquelle il est appuyé? N'est-il pas reçu, dans le système des anciens, que ce n'est qu'au tribunal des Enfers qu'il n'y a plus ni passion, ni erreur, ni injustice, et que chacun y est traité selon ses mérites? Comment les juges des Enfers auraient-ils besoin d'argent? Eaque, Minos et Rhadamante ont toujours eu, il faut l'avouer, une grande réputation d'intégrité, et la mauvaise allégorie de Rousseau ne la leur ôtera pas.

Il a fait des comédies: elles sont oubliées. On en joua deux, le Capricieux, qui n'eut point de succès; le Flatteur, qui en eut dans sa nouveauté, et qui n'en eut point à la reprise. L'intrigue en est froide et le style faible, quoique assez pur. Il n'y a de comique que dans une ou deux scènes, et ce n'est pas assez pour soutenir cinq actes. Aussi la pièce n'a-t-elle point reparu, et le talent de Rousseau, était peu propre au théâtre. Ses opéras sont encore bien au-dessous de ses comédies: c'est tout ce qu'il convient d'en dire.

On a inséré dans quelques éditions de ses œuvres les couplets qui lui furent si funestes, et que son procès a rendus si fameux. Je ne me permettrai pas d'avoir une opinion sur un fait qui a été tant discuté sans être jamais éclairci; mais je crois pouvoir remarquer que la réputation qu'ils ont long-temps conservée, prouve combien l'on est peu difficile en méchanceté.

Le style n'y fait rien;

Pourvu qu'il soit méchant, il sera toujours bien.

Les éditeurs s'extasient sur le mérite poétique de ces couplets. Quelques-uns, à la vérité, sont bien tournés; mais la plupart sont très-mauvais. L'auteur, quel qu'il soit, a l'air d'être toujours enragé ; mais il n'est pas souvent inspiré.

Je le vois, ce perfide cœur

Qu'aucune religion ne touche,
Rire au-dedans, d'un ris moqueur,
Du Dieu qu'il confesse de bouche.
C'est par lui que s'est égaré
L'impie au visage effaré,
Condamné par nous à la roue
Boindin, athée déclaré,
Que l'hypocrite désavoue.

Ainsi finit l'auteur secret.

Ennemis irréconciliables,

Puissiez-vous crever de regret'

Puissiez-vous être à tous les diables!

Puisse le démon Couplegor,

S'il se peut, embraser encor

Le noir sang qui bout dans mes veines,
Bien pour moi plus précieux que l'or,
Si je puis augmenter vos peines!

Ce sont-là de détestables vers s'il en fût jamais, et il y en a bien d'autres qui ne valent pas mieux. Mais ce qui peut fournir matière aux réflexions, ce qu'il est bien étonnant qu'on n'ait pas remarqué, c'est qu'en deux couplets voilà quatre vers qui manquent de mesure; et la copie que nous

avons est authentique. Or, parmi ces couplets, il y en a d'assez bien faits, pour qu'on ne puisse pas douter que l'auteur ne sût beaucoup plus que la mesure des vers, et même qu'il ne fût exercé à en faire. Ainsi, de deux choses l'une, ou les couplets sont de plusieurs mains, ou celui qui les a faits seul a voulu dérouter les conjectures en commettant des fautes grossières qu'un écolier ne commettrait pas; et c'est peut-être aussi la raison de l'extrême inégalité du style. Cette observation peut mener à plusieurs conséquences; mais aucune n'irait plus loin que la probabilité, et en matiere criminelle il n'y a rien que la certitude.

Résumons. Il ne reste jamais dans la balance de la postérité que les bons ouvrages: ce sont eux et eux seuls qui décident la place d'un auteur. Les Odes et les Cantates de Rousseau ont fixé la sienne parmi nos grands poëtes; mais il n'y a que l'esprit de parti qui ait pu, pendant quelque temps, affecter de lui donner un rang part, et de l'appeler le grand Rousseau, le prince de la poésie française, comme je l'ai vu dans plus d'une brochure. Les gens désintéressés savent fort bien comment s'était établie, dans une certaine classe de gens de lettres, cette dénomination que je n'ai vue dans aucun écrivain accrédité, et qu'aujourd'hui l'on ne répète plus. Il semble que ce titre soit un honneur rendu au génie ; c'était un présent fait par la haine : les ennemis de Voltaire crurent l'affliger en déifiant son ennemi.

Je ne suis point détracteur de Rousseau ; et pourquoi le serais-je ? mais je ne puis le regarder comme le prince de la poésie française? ce nom de grand, fait pour si peu d'hommes, si justement accordé à Corneille, au créateur Corneille, qui a tiré le théâtre de la barbarie et répandu tant de lumières dans une nuit si profonde, me paraît fort au-dessus du mérite de Rousseau, qui, venu long-temps après Malherbe, a trouvé la langue toute créée: qui, venu du temps de Despréaux, a trouvé le goût tout formé, et qui, avec tous ces secours, est resté fort au-dessous d'Horace, dont il n'a ni l'esprit ni les grâces, ni la variété ni le goût', ni la sensibilité ni la philosophie, et qui manque surtout de cet intérêt de style qui vient de l'âme et qui se communique à celle des lecteurs. Et de quel titre se servira-t-on pour les Racine, les Voltaire, pour ces hommes qui ont été si loin dans les arts les plus difficiles où l'esprit humain puisse s'exercer; qui ont fait plus de chefs-d'œuvre dramatiques que Rousseau n'a fait de belles odes; pour ces enchanteurs si aimables, à qui nous ne pouvons jamais donner autant de louanges qu'il nous ont donné de plaisir? Si Rousseau est grand pour avoir fait de beaux vers, qui souvent ne sont que des vers, que seront ceux qui ont dit tant de belles choses en vers aussi beaux; ceux qui non seulement savent flatter notre oreille, mais qui remuent si puissamment notre âme, éclairent et élèvent notre esprit ; ceux que nous relisons avec délices, que nous ne pouvons louer qu'avec transports? Que de jeunes tètes exaltées, pour qui le mérite seul de la versification est le premier de tous, soient plus frappées d'une strophe de Rousseau que d'une scène de Zaïre ou de Mahomet, on le pardonne à l'effervescence de leur âge; mais l'expérience nous apprend que celui dont le plus grand mérite est de bien faire des vers est relu par ceux qui aiment les vers pardessus tout, mais que les poëtes qui parlent au cœur et à la raison sont relus par tout le monde.

CHAPITRE X.

De la Satire et de l'Épitre.

DE BOILEAU.

Il semble que tout soit dit sur Boileau. Les commentateurs l'ont traité comme un ancien: ils ont épuisé dans leurs notes les recherches de toute espèce, l'érudition et les inutilités. Son rang est fixé par la postérité : il le fut même de son vivant, et c'est un bonheur remarquable, que cet homme, qui en avait attaqué tant d'autres, ait été apprécié par un siècle qu'il censurait; que ce critique sévère, qui mettait les auteurs à leur place, ait été mis à la sienne par ses contemporains, et que tout son mérite ait été dès lors généralement reconnu; tandis que celui de Molière, de Racine, de Quinault, de La Fontaine, n'a été bien parfaitement senti qu'avec le temps. Corneille et Despréaux, parmi les grands poëtes du dernier siècle, sont les seuls qui aient joui d'une réputation à laquelle les générations suivantes n'ont pu rien ajouter; l'un, parce qu'il devait subjuguer les esprits par l'ascendant et l'éclat d'un génie qui créait tout; l'autre, parce que, faisant parler le goût en beaux vers, à une époque où le goût et les beaux vers avaient tout le prix de la nouveauté, il apportait une lumière que chacun semblait attendre, et se distinguait d'ailleurs dans un genre où il n'avait point de rivaux. Mais dans Racine, dans Molière, la perfection dramatique, qui se compose de tant de qualités différentes avait besoin de cette grande épreuve du temps et de l'examen raisonné des connaisseurs pour être embrassée dans son entier. Le talent de Quinault, secondaire sous plusieurs rapports, partagé par le musicien, combattu par des autorités, n'a pu obtenir qu'une justice tardive, et due en partie à l'infériorité de ses successeurs. Enfin, dans la fable et le conte, la petitesse des sujets et le défaut d'invention ne laissaient pas apercevoir d'abord tout ce qu'était La Fontaine, et il a fallu qu'une longue jouissance, nous donnant toujours de nouveaux plaisirs, attirât plus d'attention sur le prodige de son style. Telles sont les différentes destinées des grands écrivains, toujours plus ou moins dépendantes, et des circonstances, et du caractère de leur composition. Ceux que je viens de citer ont gagné dans l'opinion, et sont aujourd'hui plus admirés qu'ils ne le furent jamais. Corneille et Despréaux n'ont rien perdu de leur gloire; mais leurs ouvrages sont plus sévèrement jugés. L'admiration et la reconnaissance que l'on doit au premier n'ont pas empêché qu'on ne vit tout ce qui lui manque ; et malgré les obligations que nous avons au second, quelques-uns de ses écrits n'ont plus à nos yeux le même éclat qu'ils eurent dans leur naissance. Qu'on ne s'imagine pas que, par cet aveu, je me prépare à donner gain de cause à ses détracteurs : j'en suis si éloigné, que cet article sera employé tout entier à les combattre. La restriction que j'ai annoncée ne regarde que ses premières et ses dernières satires. Je vais faire voir que, sur ce point seul, la différence de temps a dû lui faire perdre quelque chose; que c'est la seule portion de ses titres littéraires qui ait baissé dans l'esprit des bons juges, et que sur tout le reste notre siècle est d'accord avec le sien. Je dis notre siècle, parce qu'en effet il n'est représenté que par ceux qui lui font le plus d'honneur, par ceux qui, ayant des droits à la gloire. en sont les justes appréciateurs dans autrui. Ši de nos jours des hommes éclairés et d'un mérite réel ont fait à Boileau quelques reproches qui ne me paraissent pas fondés, je les distinguerai, comme je le dois, de ceux qui lui refusent toute justice; et quant à ceux-ci, s'il est permis

de descendre jusqu'à les réfuter, c'est moins pour venger la mémoire de Boileau, qui n'en a pas souffert, que pour mettre dans tout son jour cet esprit de vertige et de révolte qui multiplie sans cesse parmi nous les ennemis du bon goût et de la raison, et pour marquer la distance qui sépare les vrais gens de lettres de ceux qui ne veulent usurper ce titre que pour le déshonorer.

Une des académies de province, qui, à l'exemple de celles de la ca→ pitale, distribuent des prix annuels, proposa pour sujet, il y a quelques années, l'influence de Boileau sur la littérature française. Ce programme réveilla la haine secrète que les successeurs des Cotins nourrissent depuis long-temps contre le redoutable ennemi du mauvais goût et le fondateur immortel des bons principes. L'Académie de Nimes reçut un discours où l'on se moquait d'elle et de la prétendue influence de Boileau: on s'efforçait d'y prouver qu'il n'en avait jamais eu d'aucune espèce. Ainsi donc, celui qui fut parmi nous le premier législateur de tous les genres de poésie, et le premier modèle de notre versification, n'aurait rendu aucun service aux lettres, et n'aurait répandu aucune lumière! C'est une étrange assertion : l'écrit où elle était développée n'a pas vu le jour; mais il n'y a rien de perdu on vient d'imprimer une brochure anonyme qui contient des révélations bien plus merveilleuses. Comme ce nouveau docteur va infiniment plus loin que tous les déclamateurs qui l'avaient précédé, je ne compte venir à lui qu'à la fin de cet article, parce qu'il faut toujours finir par ce qu'il y a de plus curieux.

Il est à propos d'abord d'écarter un des sophismes les plus spécieux et les plus trompeurs dont se servent les ennemis de Despréaux. Ils rangent hardiment à leur parti des écrivains renommés, qui, en admirant notre poëte, lui ont pourtant refusé quelques avantages que d'autres croient devoir reconnaitre. C'est pour leur enlever ces appuis illusoires et confondre leur mauvaise foi, que je me permettrai de discuter l'opinion d'un de nos plus célèbres académiciens, dont je fais profession d'aimer et d'honorer la personne et les talens. L'auteur des Elémens de littérature, ouvrage qui doit être mis au rang de nos bons livres classiques, et qui contient la théorie la plus lumineuse et la plus savamment approfondie de tous les arts de l'imagination, M. Marmontel, a trop d'esprit et de lumières pour ne pas reconnaitre le mérite de Despréaux ; aussi lui rend-il un hommage aussi authentique que légitime. Il voit en lui un critique judicieux et solide, le vengeur et le conservateur du goût, qui fit la guerre aux mauvais écrivains et déshonora leurs exemples; fit sentir aux jeunes gens les bienséances de tous les styles; donna de chacun des genres une idée nette et précise; connut ces vérités premières, qui sont des règles éternelles, et les grava dans les esprits avec des traits ineffaçables. Ce sont ses termes; c'est le témoignage qu'il rend à l'auteur de l'Art poétique; et je n'aurai qu'à étendre et développer ce texte pour rendre compte de cette influence qu'on veut contester. Il y a loin de ce langage au mépris qu'ont affecté ceux qui ont dit ce plat Boileau, le nommé Boileau, le froid versificateur Boileau, ceux qui lui ont reproché, ainsi qu'à Racine,d'avoir perdu la poésie française. J'ai pris la liberté, il y a déjà long-temps, d'en rire avec le public, et cela ne mérite pas d'autre réponse. Mais il peut être intéressant d'examiner les reproches et les restrictions qu'un écrivain tel que M. Marmontel mêle à ses éloges. Je ne prétends point le juger: ce sont des objections que je lui propose. Dans cette discussion, d'ailleurs, se trouveront naturellement placées les preuves que je crois faites pour constater tout le bien que Boileau a fait aux lettres, tout l'honneur qu'il a fait à la France, et c'est en ce moment le principal objet dont je dois m'occuper.

« Boileau n'apprit pas aux poëtes de son temps à bien faire des vers;

» car les belles scènes de Cinna et des Horaces, ces grands modèles de la » versification française, étaient écrites lorsque Boileau ne faisait encore » que d'assez mauvaises satires >>. Elem. de littérat.

Quoiqu'il y ait de très-beaux vers, des vers sublimes dans Cinna, dans le Cid, dans les Horaces; quoique ces belles scènes aient été les premiers modèles du style tragique, ceux où Corneille enseigna le premier, comme je l'ai dit ailleurs, quel ton noble, élevé, soutenu, devait distinguer le langage de Melpomène, je ne crois pas que ce fussent encore les grands modèles de la versification française. Il aurait fallu pour cela que ces belles scènes fussent écrites avec une élégance continue; que la propriété des termes, l'exactitude des constructions, la précision, l'harmonie, toutes les convenances du style, y fussent habituellement observées, et il s'en faut de beaucoup qu'elles le soient. Le premier ouvrage de poésie où le mécanisme de notre versification ait été parfaitement connu, où la diction ait toujours été élégante et pure, où l'oreille et la langue aient été constamment respectées, ce sont les sept premieres satires de Boileau, qui parurent avec le discours adressé au roi, en 1666, un an avant Andromaque. M. Marmontel trouve ces satires assez mauvaises: on peut trouver ce jugement bien rigoureux. Ces Satires doivent être considérées sous différens rapports. S'il s'agit de l'intérêt du sujet, la difficulté de la rime, les embarras de Paris, un mauvais repas, les sermons de Cassaigne et de Cotin, et la Pucelle de Chapelain, peuvent n'être pas des objets fort attachans pour la postérité, et c'est en ce sens que Voltaire a dit qu'elle n'y arrêterait point ses regards. Mais il s'agit ici de versification et de style, et sous ce point de vue notre langue n'avait encore rien produit d'aussi parfait. Que m'importe, a dit Voltaire en comparant les sujets des Satires de Boileau à ceux qu'a traités Pope, que m'importe Qu'il peigne de Paris les tristes embarras,

Ou décrive en beaux vers un fort mauvais repas?

Il faut d'autres objets à notre intelligence.

Ce jugement, comme l'on voit, ne porte que sur la comparaison des matières plus ou moirs importantes. Mais il est ici question de vers, de goût, de style, et Voltaire avoue que ces vers sont beaux; et c'était un très-grand mérite dans un temps où il fallait épurer et former la langue poétique. Aussi ces Satires, qui aujourd'hui nous intéressent moins que les autres écrits du même auteur, eurent un succès prodigieux; et ce n'était pas seulement parce que c'étaient des satires, c'est que personne n'avait encore écrit si bien en vers. Les pièces de Molière, si remplies de vers heureux, ne pouvaient pas être des modèles du style soutenu, d'abord, parce que le genre comique admet le familier, et de plus, parce qu'elles fourmillent de fautes de langage et de versification. On convient que celles de Corneille, dans un autre genre, méritent le même reproche: c'était donc la première fois que nous avions un ouvrage en vers écrit avec toute la perfection dont il était susceptible. Boileau nous apprit donc le premier à chercher toujours le mot propre, à lui donner sa place dans le vers, à faire valoir les mots par leur arrangement, à relever et ennoblir les plus petits détails, à se défendre toute construction irrégulière, toute locution basse, toute consonnance vicieuse ; à éviter les tournures louches ou prosaïques, ou recherchées, les expressions parasites et les chevilles ; à cadencer la période poétique, à la suspendre, à la varier, à tirer parti des césures, à imiter avec les sons, à n'user des figures qu'avec choix et sobriété; et qu'est-ce que tout cela, si ce n'est apprendre aux poètes à bien faire des vers? On peut apprendre cet art même à ceux qui font des ouvraes de génie. Corneille et Molière en avaient fait, car le génie devance

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