Imágenes de páginas
PDF
EPUB

Et Phénice dit tout bas à Corisbé :

Ma compagne, il se prend.

Il est vrai que Sophonisbe lui donne beau jeu, et commence par l'assurer qu'elle est ravie de sa victoire, et qu'il n'aura jamais tant de bonheur qu'elle lui en souhaite. C'est là le cas de ne pas perdre de temps: aussile prince numide avoue qu'elle vient de lui ravir son cœur. Sophonisbe répond que c'est-là un langage moqueur qui ne sied pas à un généreux vainqueur. Mais Massinisse, pour lui prouver qu'il ne se moque point, déclare qu'il est prêt à l'épouser. La reine ne se fait point prier, et s'écrio pour toute réponse :

O merveilleux excès de grâce et de bonheur,

Qui met une captive au lit de son Seigneur !

MASSINISSE.

Puisque vous me rendez le plus heureux des hommes !
Ma violente ardeur et le temps où nous sommes
Ne me permettent pas de beaucoup différer.

Cependant permettez que je prenne à mon aise
Un honnéte baiser pour gage de la foi

Que le dieu conjugal veut de vous et de moi.

Et il prend en effet ce baiser tout à son aise. Cela va bien jusque-là; mais il ajoute tout de suite :

Madame, s'il vous plaît, j'irai voir mes soldats,

Et, les ordres donnés, je reviens sur mes pas.

Aux termes où ils en sont, ce brusque départ est peu civil et peu galant, et, dans le plan donné de la scène, c'est la seule disconvenance qui s'y trouve; ce qui n'empêche pas la reine de s'écrier :

O miracle d'amour!

Scipion a-t-il tort de dire, dans l'acte suivant:

Massinisse, en un jour, voit, aime et se marie.

Mais voici qui est plus curieux. Après que la veuve de Syphax et le prince humide sont mariés, celui-ci, tout en causant avec elle dans la première scène du quatrième acte, lui fait une question qu'on ne peut s'empêcher de trouver très-raisonnable :

A propos, où naquit, en quel temps, et pour quoi,
La bonne volonté que vous avez pour moi?

De grâce, accordez-moi le plaisir de l'entendre.
Vous plait-il?

SOPHONISBE.

Volontiers: je m'en vais vous l'apprendre.

Il a bien fallu exposer toutes ces platitudes pour faire voir d'où nous som› mes partis, et ce qu'étaient nos chefs-d'œuvre avant Corneille. Il faut encore joindre à toutes ces fautes les pointes et le phébus des sonnets italiens. Massinisse, dans cette même scène, s'exprime ainsi :

Il est vrai que d'abord j'ai senti la pitié :
Mais comme le soleil suit les pas de l'aurore,
L'amour qui l'a suivie, et qui la suit encore,
A fait en un instant, dans mon cœur embrasé
Le plus grand changement qu'il ait jamais causé.

Ce jargon domine d'un bout à l'autre dans Sylvie tragi-comédie de Mairet, jouée en 1621, quinze ans avant le Cid, et qui fit courir tout Paris pendant quatre ans. Il est vrai que cet insupportable abus d'esprit tomba en

tierement lorsqu'on eut entendu le Cid, qui en offre fort peu de traces et qui fit connaître un genre de beauté bien différent. Mairet lui-même appela depuis cette Sylvie, les péchés de sa jeunesse, tant un seul homme peut influer sur ses contemporains! Mais il n'est pas moins vrai que Mairet ne put pardonner à Corneille d'avoir éclairé son siècle, et qu'il fut, à sa honte, un des plus ardens détracteurs du Cid.

Que Sophonisbe ait réussi lorsque l'on ne connaissait rien de mieux, ou plutôt lorsqu'elle était meilleure que tout ce que l'on connaissait, rien n'est plus simple; mais on demandera comment ce succès a pu durer encore cinquante ans après la lumière apportée par Corneille. C'est ici qu'il faut rendre à Mairet le tribut d'éloge qui lui est dû. Il convenait d'abord de faire voir les vices grossiers qui dominaient dans les ouvrages les plus estinés; mais je dois dire à présent que, dans les deux derniers actes de cette pièce, il y a des beautés. A la vérité, le style en est trop faible et trop défectueux pour en citer des morceaux quand nous sommes si près de Corneille; mais il y a dans les sentimens du pathétique et de l'élévation. La douleur de Massinisse, quand il faut sacrifier Sophonisbe, est touchante, quoiqu'elle ne soit pas toujours assez noble, et qu'il s'abaisse aux supplications beaucoup plus qu'il ne sied au caractère d'un monarque et d'un héros. Son désespoir, tour à tour impétueux et tranquille, produit de l'effet; et ce qui dut en faire encore plus, c'est le moment où il montre à Scipion son épouse mourante du poison qu'il lui a donné, étendue sur le lit nuptial. Ce spectacle, qui n'est point une vaine pompe, mais qui fait partie d'une action tragique; ce dénoûment théâtral était fort au-dessus de ce qu'on avait vu jusqu'alors. C'est là sans doute ce qui a fait vivre la pièce jusqu'au temps où le grand nombre de modèles rendit les spectateurs plus difficiles; et c'est aussi ce qui engagea Voltaire à tenter un der. nier effort sur ce sujet, déjà traité sept fois sur la scène française. Il y a plus quand le grand Corneille, dans toute sa gloire, voulut faire une Sophonisbe trente ans après celle de Mairet, il ne put la déposséder du théâtre, et resta au-dessous de ce qu'il voulait effacer. Ce n'est pas qu'il fût tombé dans des fautes pareilles à celles qu'on vient de voir, il avait enseigné aux autres à les éviter : mais son intrigue est froide; sa pièce est bien moins tragique que les deux derniers actes de Mairet; en un mot, elle a le plus grand de tous les défauts, celui d'être absolument sans intérêt. J'y reviendrai dans l'examen de son théâtre; mais, avant d'y entrer, il convient de parler d'une autre tragédie qui eut autant de succès que Sophonisbe, et qui vaut encore moins; ce qui est d'autant plus remarquable, qu'elle fut jouée immédiatement avant le Cid. C'est la Mariamne de Tristan, pièce long-temps celebre, même après Corneille, et vantée après ses chefs-d'œuvre, tant le bon goût a de peine à s'établir! Le sujet est connu ; c'est le même qu'a traité Voltaire, et à plusieurs reprises, sans pouvoir jamais en faire un bon ouvrage; ce qui prouve qu'en luimême le sujet n'est pas heureux. Il est tiré de l'historien Josephe, qui raconte avec beaucoup d'intérêt les infortunes de Mariamne, conduite à l'échafaud par les fureurs jalouses d'un époux barbare, de cet Hérode, signalé dans l'histoire par ses talens et ses cruautés. Mais un événement tragique n'est pas toujours une tragédie; il s'en faut de beaucoup. Il faut une action, une intrigue celle de Tristan ne suppose pas beaucoup d'invention. Salome, la sœur d'Hérode et l'ennemie de Mariamne, sans qu'on dise même pourquoi, corrompt un échanson du roi son frère, et l'engage à déposer que Mariamne lui a fait l'horrible proposition d'empoisonner Hérode. Sur cette accusation, destituée d'ailleurs de toute espèce de preuves, il prononce la sentence de mort contre une femme qu'il idolâtre; et quand on vient lui apprendre que la sentence est exécutée, il

tombe dans un désespoir qui remplit tout le cinquième acte; sans que l'auteur ait eu même le soin de faire reconnaître l'innocence de Mariamne et la perfidie de Salome. Toute la pièce n'est donc qu'une déclaration dialoguée; elle est absolument sans art, mais non pas cependant sans quelque intérêt, puisqu'une femme innocente et mise à mort inspire toujours quelque pitié. Mondory, le premier acteur de ce temps-là, devint fameux par le succès qu'il eut dans le rôle d'Hérode, que sans doute il jouait avec autant d'emphase et d'exagération qu'il y en a dans les sentimens et les idées. Sa déclamation ne pouvait pas être moins outrée que tout le reste; elle l'était au point, que Mondory pensa périr des efforts qu'il faisait dans les fureurs d'Hérode, et fut emporté presque mourant hors de la scène, où il ne put jamais reparaître.

Mais quel était le style et le dialogue de cette tragédie, jouée en même temps que le Cid, et avec de si grands applaudissemens? C'est ce qu'il est curieux de voir, non pas tant pour juger Tristan que pour apprécier Corneille.

Hérode, à l'ouverture de la pièce, est réveillé par un songe effrayant. Il appelle son capitaine des gardes, Phérore, et lui parle de ce songe dont il est encore troublé. Phérore l'assure que les songes ne signifient rien du

tout.

Et selon qu'un rabbin me fit un jour entendre,
C'est le prendre fort bien que de n'en rien attendre.
HÉRODE.

Quelles fortes raisons apportait ce docteur,
Qui soutient que le songe est toujours un menteur?
PHÉRORE.

Il disait que l'humeur qui dans nos cœurs domine,
A voir certains objets en dormant nous incline.
Le flegme humide et froid, s'élevant au cerveau,
Y vient représenter des brouillards et de l'eau.
La bile ardente et jaune, aux qualités subtiles
N'y dépeint que combats, qu'embrasemens de villes.
Le sang qui tient de l'air et répond au printemps,

Rend les moins fortunés dans leurs songes contens, etc.

Après cette dissertation sur les rêves, qui occupe toute la scène, Hérode veut enfin conter le sien, et Salome sa sœur se présente à la porte en disant :

Vous plaît-il que j'entende aussi cette aventure?

Hérode conte son aventure, c'est-à-dire, son rêve; ensuite il se plaint à Phérore et à Salome des chagrins que lui donne Mariamne, qui ne répond nullement à l'amour qu'il a pour elle. Les deux confidens s'efforcent de l'aigrir de plus en plus contre son épouse.

SALOME.

Quel plaisir prenez-vous de chérir une roche
Dont les sources de pleurs coulent incessamment
Et qui pour votre amour n'a point de sentiment?
HÉRODE.

Si le divin objet dont je suis idolâtre
Passe pour un rocher, c'est un rocher d'albâtre,
Un écueil agréable, où l'on voit éclater
Tout ce que la nature a fait pour me tenter.
Il n'est point de rubis vermeil comme sa bouche,
Tome II.

4.

Qui mêle un esprit d'ambre à tout ce qu'elle touche;

Et l'éclat de ses yeux veut que mes sentimens

Les mettent pour le moins au rang des diamans.

Une roche dont il coule des sources de pleurs, un écueil agréable, un rocher d'albâtre, des yeux que les sentimens mettent pour le moins au rang des diamans, etc. C'est cette profusion de figures bizarement recherchées et d'idées puerilement alambiquées, qui, se mêlant aux plus triviales platitudes, formait un ensemble vraiment grotesque; et tel était pourtant le style qui, chez les auteurs les plus renommés, dominait dans la tragédie, dans l'épopée, dans l'éloquence, à l'époque où Corneille donna le Cid. Hérode finit par envoyer un message amoureux à Mariamne:

Observe bien surtout, en faisant ce message,

Et le son de sa voix, et l'air de son visage,
Si son teint devient pâle ou s'il devient vermeil :
J'en saurai la réponse en sortant du conseil.

C'est la fin du premier acte de Mariamne. Tout le monde sait par cœur cette autre fin du premier acte:

Je vais donner une heure aux soins de mon empire,

Et le reste du jour sera tout à Zaïre.

Ce rapprochement, qui semble ici se présenter de lui-même, offre les deux extrêmes du style. Mariamne, au second acte, se plaint de la mort de son jeune frère qu'Hérode avait fait noyer:

Ce clair soleil levant, adoré de la cour

Se plongea dans les eaux comme l'astre du jour,
Et n'en ressortit pas en sa beauté première ;
Car il en fut tiré sans force et sans lumière.

Voilà les concetti que l'Italie avait mis à la mode, et que l'on admirait au théâtre, comme dans la société le jargon des Précieuses ridicules. En voici d'autres exemples:

Votre teint, composé des plus aimables fleurs,

Sert trop long-temps de lit à des ruisseaux de pleurs.

Mariamne a des morts accru le triste nombre ;

Ce qui fut mon soleil n'est donc plus rien qu'une ombre !

Quoi! dans son orient cet astre de beauté,

En éclairant mon âme, a perdu la clarté !

C'est Hérode qui parle ainsi en déplorant la mort de Mariamne. Il s'adresse au soleil :

Astre sans connaissance et sans ressentiment,

Tu portes la lumière avec aveuglement.

Si l'immortelle main qui te forma de flamme,

En te donnant un corps, l'avait pourvu d'une âme,

Tu serais plus sensible au sujet de mon deuil ;
De ton lit aujourd'hui tu ferais ton cercueil,

Il continue sur le même ton:

Aurait-on dissipé ce recueil de miracles?
Aurait-on fait cesser mes céiestes oracles?
Aurait-on de la sorte enlevé tout mon bien?
Et ce qui fut mon tout ne serait-il plus rien ?

Tu dis qu'on a détruit cet ouvrage des cieux?

etc.

NARBAL

Sire, avecque regret, je l'ai vu de mes yeux.

HÉRODE.

Viens m'en conter au long la pitoyable histoire.

La belle chute! Rien ne ressemble plus à cet amant de comédie qui, dans son désespoir, est allé së jeter.... par la fenêtre ?.... non, sur son lit. cette tranquille interrogation d'Herode, après toutes ses lamentations, est absolument du même genre; mais il n'y a pas de quoi s'en étonner : ces lamentations sont si froides! et voilà le plus grand mal, c'est qu'avec tant de figures et d'antithèses, il n'y a pas un mot de sentiment:

Et ce n'est pas ainsi que parle la nature.

C'est toujours là qu'il en faut revenir.

Ah! voici le plus court: il faut que cette lamè
D'un coup blesse mon cœur et guérisse mon âme.

Ou bien, meurs du regret de ne pouvoir mourir.

Est-ce là le langage de la douleur ? Cherche-t-elle jamais des pointes et des subtilités ? Ce n'était point la peine de se tuer à réciter de pareils vers. Nous venons de voir le style de Marini, voici celui de D. Japhet:

Ah! Cerbère têtu, fatal à ma maison,

Tu sais bien contre moi produire du poison;
Mais inutilement ta bouche envenimée

Jette son aconit contre ma renommée.

Elle est d'une candeur que rien ne peut tacher, etc.

Quelque chose de bien pis encore, c'est le rôle que l'auteur fait jouer à la mère de Mariamne, Alexandra: elle prononce dans un monologue, de justes imprécations contre le bourreau de sa fille, contre le tyran qui vient de condamner l'innocence; mais, dans la crainte qu'on ne la soupçonne elle-même de complicité dans la prétendue trahison de Mariamne, elle attend au passage cette infortunée que l'on mène au supplice, et l'arrête pour l'accabler des plus atroces invectives, pour applaudir à sa condamnation, insulter à son infortune, lui reprocher un crime qu'elle sait trop bien être supposé. On n'a jamais donné à la nature un démenti plus outrageant, et c'est une nouvelle preuve qu'avant Corneille, on ne la connaissait guère plus dans la fable et dans les caractères que dans la diction.

Il n'y a dans toute cette pièce qu'un seul beau vers: Hérode s'indigne contre les Juifs de ce qu'ils ne viennent pas venger sur lui la mort d'une reine qu'ils adoraient ; il s'adresse aux cieux, et s'écrie :

Punissez ces ingrats qui ne m'ont point puni.

Ce n'est point là une antithèse de mots, c'est un sentiment vrai et profond, rendu avec énergie.

D'après ce que nous avons vu de la Sophonisbe et de la Mariamne, jugeons maintenant ce que Corneille avait à faire, et ce qu'il fit. Rappelons-nous ce qui a dû nous frapper davantage dans ces étranges scènes, de deux pièces les meilleures ou les moins mauvaises qu'on eût encore faites. Il en résulte que l'on ignorait presque entièrement le ton qui convenait à la tragédie; et sans ce point si important, tout ce qu'on avait fait était peu de chose. On avait lu les Grecs; on avait étudié la Poétique d'Aristote; on y avait appris les règles essentielles de la construction du drame; le simple bon sens suffisait pour les adopter : c'était là le premier pas. Mais il s'agissait de saisir l'ensemble de toutes les convenances et de tous les rapports dont la réunion produit ce qu'on appelle un art. En effet,

« AnteriorContinuar »