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Depuis la fin du siècle qui a suivi celui d' Auguste jusqu'au règne de Louis XIV, tel qu'il fut prononcé en 1797.

Nous avons parcouru ces beaux siècles de la Grèce et de Rome, qui ont été ceux de la gloire et des prodiges de l'esprit humain : nous avons voyagé au milieu de ces grands monumens dont le temps a respecté du moins une partie qui doit faire à jamais regretter l'autre. Si long-temps ensevelis dans les vastes et profondes ténèbres dont la barbarie obscurcissait la terre aux premières lueurs de la raison et du goût, le travail et l'érudition les débarrassèrent des décombres qui les couvraient, et de la rouille qui les avait noircis. Le génie, au moment où il s'éveilla comme d'un long sommeil, ne put les contempler qu'avec cet enthousiasme qui apprend à égaler, ou du moins à imiter ce qu'on admire ; et, dans la suite, la satiété, le paradoxe et une rivalité mal entendue leur ont insulté avec une orgueilleuse ingratitude, à cette époque où l'esprit devient subtil et contentieux, en même temps que les grands talens deviennent plus rares; où la prétention de juger l'emporte sur le besoin de jouir; où l'on médit de ce qui a été fait, à mesure qu'il devient plus difficile de bien faire; enfin, où l'on ne conserve plus guère d'autre goût que l'amour aveugle de la nouveauté, quelle qu'elle soit; goût pervers et dépravé, qui calomnie le passé, corrompt le présent, et, méconnaissant tous les principes du beau et du bon, laisse à peine l'espérance de l'avenir.

Nous avons suivi des yeux les chantres d'Achille et d'Énée dans la carrière immense de l'épopée, et mêlé nos applaudissemens à ceux de la Grèce assemblée, lorsqu'elle couronnait sur le théâtre les Euripide et les Sophocle, et que, dans les jeux olympiques, elle décernait des palmes au courage, à l'adresse, à la force, au son de la lyre de Pindare, que nous avons retrouvée depuis dans les mains de cet heureux favori de la nature et de Mécène, qui savait passer si facilement du sublime aux chansons et de la morale du Portique à celle d'Epicure. Nous nous sommes crus un moment, dans le Lycée, Grecs ou Romains ( et c'est ainsi

seulement qu'il pouvait nous être permis de le croire), quand l'éloquence elle-même, sous les traits de Cicéron et de Démosthène, est montée dans la tribune d'Athènes et de Rome avec cet air de grandeur qu'elle devait avoir dans les anciennes républiques, et ce caractère énergique et fier, si naturellement empreint sur le front des orateurs de la liberté, si ridiculement contrefait de nos jours sur celui de la servitude factieuse ou de l'hypocrite tyrannie.

La Muse de l'histoire s'est montrée à nous non moins majestueuse, entourée de tous les héros qu'elle faisait revivre. Mais, en descendant à l'âge suivant, la décadence nous a déjà frappés. Les traits brillans de Lucain, tout l'esprit de Pline et de Sénèque, les pointes de Martial, n'ont servi qu'à nous faire sentir davantage quels hommes c'étaient que Cicéron, Virgile et Catulle. La Grèce ne peut plus se glorifier que de son Plutarque, qui se place encore au rang des classiques. Rome a son Quintilien, qui défend le bon goût du siècle précédent contre la corruption du sien; mais, plus heureuse que la Grèce, elle montre encore à la térité un homme unique, Tacite, qui seul, la tête aussi haute que tout ce qui l'a précédé, reste debout comme une colonne parmi des ruines.

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Au-delà de ce point où nous nous sommes arrêtés, que trouvons-nous? Un désert et la nuit.

Quelles sont les causes de ces étonnantes révolutions de l'esprit humain? Pourquoi ces éclipses si longues, qui succèdent à l'éclat du plus beau jour ? D'où vient qu'on a vu le même flambeau tour à tour briller et s'éteindre, et se rallumer encore chez certains peuples, tandis que chez d'autres il semble avoir disparu pour toujours, ou même ne s'est jamais allumé pour eux ? Quelle est cette espèce de prédilection accordée par la nature à certains siècles, où l'on dirait qu'elle a pris plaisir à développer toute sa puissance productive, à prodiguer ses richesses, à répandre ses trésors comme par monceaux? Inépuisable et toujours la même dans ses productions physiques, est-elle donc si bornée dans son énergie morale, et n'a-t-elle en ce genre qu'une fécondité passagère, qui la condamne ensuite à une langue stérilité? Cette question, souvent agitée, peut fournir cependant de nouveaux aperçus, quand il s'agira, vers la fin de ce Cours, de chercher un résultat satisfaisant dans la querelle trop longue et trop fameuse sur les anciens et les modernes. Aujourd'hui je ne me propose qu'un résumé rapide et succinct, où, ne m'arrêtant qu'aux faits, sans discuter les causes, je rappellerai quel a été, à différentes époques, le sort des lettres et des arts, depuis la fin du siècle qui a suivi celui d'Auguste, jusqu'aux temps où le génie vit renaître de beaux jours sous les Médicis, et répandit ensuite sous Louis XIV cette éclatante lumière qui a rempli le monde, qui offusque aujourd'hui plus que jamais la médiocrité jalouse et l'ignorance présomp

tueuse, mais qui rappelle encore les regards des hommes de sens, comme dans une nuit obscure des voyageurs égarés tournent les yeux vers le point de l'horizon d'où l'on verra renaître le jour.

Quoiqu'on ait observé, avec raison, que le règne des arts a toujours été, chez les anciens comme chez les modernes, attaché à des temps de puissance et de gloire, il paraît cependant que, pour fonder et perpétuer ce règne, ce n'est pas une cause suffisante que la prospérité d'un gouvernement affermi. On en avait la preuve dans cette période de plus de quatre-vingts ans, qui s'écoula depuis Trajan jusqu'au dernier des Antonins, sous des souverains comptés parmi les meilleurs dont le monde ait conservé la mémoire. L'histoire remarque que les nations furent alors aussi bien gouvernées qu'elles pouvaient l'être, parce que la vertu était sur le trône avec une philosophie qui se piquait d'être éminemment morale et religieuse, comme celle de notre siècle s'est piquée de n'être ni l'un ni l'autre. La vertu régna comme la loi : la terre fut heureuse et le génie fut muet. Il y eut encore quelques hommes d'esprit et de goût, tels que le critique Longin, le moraliste satirique Lucien, et, par la suite, des historiens du second ordre, tels qu'Ammien, Marcellin, Hérodien et d'autres; mais, dans l'éloquence et la poésie, Rome et la Grèce étaient réduites aux déclamateurs et aux sophistes, les uns occupés à vendre des louanges, les autres enfoncés dans les disputes de l'école.

Cependant, vers le milieu du quatrième siècle, lorsque l'empire romain, chancelant sous le poids de sa grandeur, était forcé de se partager pour se soutenir; lorsque Rome n'était déjà plus la seule capitale du monde, quand les ressorts de l'autorité étaient affaiblis, quand les Barbares menaçaient de tous côtés le peuple dominateur et corrompu, qui ne se défendait plus que par sa discipline militaire, une éloquence nouvelle naquit avec une nouvelle religion, qui, des prisons et des échafauds, venait de monter sur le trône des Césars. Cette voix auguste et puissante était celle des orateurs du christianisme; et le cercle des préjugés particuliers rétrécit tellement les idées, que peut-être entendra-t-on ici avec quelque surprise des noms qui ne sont guère plus cités parmi nous que dans les chaires évangéliques, et qu'on s'étonnera de voir au rang des successeurs de Cicéron et de Démosthène des hommes en qui l'on n'est accoutumé de ne voir que les successeurs des apôtres (1). Mais, sans blesser le respect qu'à ce dernier titre doi

(1) Dans le compte qu'a rendu de cette séance un des coopérateurs des Nouvelles politiques, distingué par sa touche spirituelle et fine, il est dit que ce morceau a fait languir un moment l'attention, et qu'il aurait été applaudi il y a vingt ans. Je puis attester que ce même morceau, où je n'ai rien changé, fut applaudi en 1788. Ce n'est pas qu'il y eût alors plus de religion qu'aujourd'hui : il y en avait moins; mais c'était une autre es

vent tous les Chrétiens aux Basile, aux Grégoire, aux Chrysostôme, je puis les considérer ici principalement sous le rapport des talens et du génie. Pourquoi faudrait-il détourner les yeux quand nous rencontrons ces grands hommes à la place qu'ils doivent occuper dans le tableau des différens âges littéraires? Sans doute ils appartiennent particulièrement à l'Église, qui les a consacrés à la vénération publique : c'est surtout à elle à rappeler les services qu'ils ont rendus à la religion, les victoires qu'ils ont remportées sur l'hérésie, les exemples qu'ils ont donnés de la sainteté pastorale, les lumières qu'ils ont répandues parmi les peuples, les tourmens qu'ils ont soufferts pour la foi; mais ils appartiennent aussi à l'histoire et aux lettres humaines. L'histoire, en nous affligeant du récit des crimes qui furent alors, comme dans tous les temps, ceux de la tyrannie, de l'ambition et du fanatisme, nous offre le contraste de tant d'horreurs dans le portrait fidèle et avoué de ces héros de l'Évangile. L'histoire nous présente en eux les plus touchans modèles des plus pures vertus ; nous les fait voir réunissant la dignité du caractère à celle du sacerdoce, une douceur inaltérable à une fermeté intrépide, adressant aux empereurs le langage de la vérité, au coupable celui de sa conscience qui le tourmente, et de la justice céleste qui le menace; à tous les malheureux, celui des consolations fraternelles. Les lettres les réclament à leur tour, et s'applaudissent d'avoir été pour quelque chose dans le bien qu'ils ont fait à l'humanité, et d'être encore, aux yeux du monde, une partie de leur gloire: elles aiment à se couvrir de l'éclat qu'ils ont répandu sur leur siècle, et se croiront toujours en droit de dire qu'avant d'être des confesseurs et des martyrs, ils ont été de grands hommes; qu'avant d'être des saints, ils ont été des orateurs.

En les regardant sous ce point de vue, soit que l'on mette à part l'inspiration divine, soit que l'on reconnaisse encore la Providence dans les moyens naturels dont elle se sert, on peut ob

pèce d'incrédules: ceux d'alors l'étaient de la façon de Voltaire; ceux d'aujourd'hui le sont de la façon de Chaumette et d'Hébert. Les hommes instruits sentaient que l'orateur remplissait une partie essentielle de son sujet, en examinant une époque aussi remarquable que celle de l'éloquence chrétienne, la seule qui fut connue dans le monde pendant plusieurs siècles. Ils savaient qu'il n'était pas impossible qu'on fût un saint, et pourtant qu'on ne fût pas un sot; qu'on pouvait louer le génie et les vertus d'un saint, même sans être dévot, comme Voltaire a loué saint-Louis; qu'on pouvait aller jusqu'à nommer saint Augustin et saint Chrysostó me sans faire une capucinade. Au reste, ce que j'en dis n'est pas pour me plaindre; au contraire, c'est pour nous féliciter de nos progrès. Du temps de Joseph Lebon, celui qui aurait nommé un saint eût été égorgé sur-lechamp; aujourd'hui les athées jacobins se contentent de crier à la dévotion, en attendant mieux. Quel pas nous avons fait !

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