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INTRODUCTION.

Dès le commencement de mon séjour de deux ans à Paris, le traitement qu'y subit l'e muet a frappé mon attention.

Je cherchais des règles sur la prononciation et le mutisme ou la suppression de cet e, mais en vain. Les grammaires que j'ai eues à ma portée ne parlent pas de cet e, ou si elles en parlent, elles ne traitent que quelques faits particuliers, ou elles disent seulement qu'il faut prononcer cette lettre dans les cas où la prononciation deviendrait trop difficile par l'accumulation de plusieurs consonnes qui, d'après les lois de la langue française, ne peuvent pas se suivre immédiatement.

Habitant Paris, j'avais la meilleure occasion d'observer moimême. Je résolus donc de déterminer moi-même les lois qui président à la prononciation de cette lettre. Mais je vis bientôt que ce n'était pas chose facile. Les personnes que je consultais sur ce sujet, me déclaraient nettement qu'il était absolument impossible de trouver des règles. On me disait que le traitement de cet e dépendait entièrement de l'individu, qu'on pouvait le prononcer ou le supprimer à volonté. Quand, par ex., je demandais s'il fallait prononcer ou supprimer l'e muet dans des phrases comme celles-ci: je ne sais pas, avez-vous retrouvé? on me répondait toujours que la suppression de l'e muet dans la prononciation dans ces cas était une négligence, que c'était du mauvais langage, qu'il fallait dire jeu neu sais pas, avez-vous reutrouvé ?-eu-ö bref allemand, ou comme dans l'adj. jeune, et pourtant j'avais entendu dire à ces mêmes personnes, immédiatement avant : jeu n' sais pas, avez-vous r❜trouvé? Admettons pour un moment, ce que d'ailleurs je ne reconnais pas du tout comme vrai, que cette sorte de suppression de l'e muet soit une négligence, il faut convenir que c'est une négligence généralement répandue. Elle doit avoir sa raison. Il est certain qu'on ne prononce pas ainsi pour rendre la prononciation plus difficile; c'est donc pour la rendre plus facile, et parce que cela rentre parfaitement dans l'esprit de la langue; et puisqu'il en est ainsi, il y a tout lieu de rechercher les lois de cette prononciation. Je me convainquis donc beintôt que dans cette question, tout aussi bien qu'à l'égard de l'accent syllabique, des Parisiens instruits

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qui ne s'occupent pas spécialement de l'étude de la prononciation française, sont incompétents, et que ceux qui y font attention, et qui s'y intéressent ne s'en occupent pas, soit parce qu'ils tiennent la chose pour trop insignifiante, soit parce que cette lettre, qui s'emploie, pour ainsi dire, dans toute phrase, justement à cause de sa fréquence, n'a jamais attiré leur attention.

Les Parisiens ont l'oreille très-fine pour tout ce qui diffère de la prononciation admise dans la bonne société. Ils reconnaisssent avec une rapidité et une justesse étonnantes les habitants du Midi, les Bordelais, Nîmois, Marseillais, Toulousains, qui d'après M. Lesaint, XVI. Traité de Prononciation, prononcent tous les e muets comme des e fermés. Mme. Dupuis dit, p. 50 de son Traité de Prononciation Française: "Personne n'ignore la cantillation des gens du midi et le langage provincial ou gascon traduit sur nos théâtres pour amuser les spectateurs, et qui consiste principalement à rendre les e muets plus ou moins sonores." (comp.*) M. Lesaint dit, p. 33: "L'étranger qui a étudié à fond la langue française, mais qui a négligé le côté de la prononciation, se fera tout de suite reconnaître à la suppression ou à la prononciation mal entendue de l'e muet." De même, p. vii. : Q'un étranger, sans une certaine pratique veuille prononcer Catherine, Marguerite, tout de suite, le dessus, il se dévouera, nous lierons, on créera, papeterie, mousqueterie, Geneviève, ensevelir, palefrenier, ressentir, se ressouvenir, et tant d'autres on le reconnaîtra immédiatement à la prononciation de l'e muet."

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Il est donc évident qne la prononciation de l'muet est pour beaucoup dans l'accent de Paris, cette prononciation qui d'après les sommités orthoépiques fait la loi pour la prononciation française. -M. Legouvé dans son excellent Petit Traité de Lecture, p. 32, dit: "Il faut donner aux voyelles l'intonation adopteé par Paris. Paris donne la loi en fait de vovelle.” Puisque toutes les provinces, surtout les provinces méridionales, ont, en prononçant les voyelles, un accent qui prête quelque peu au ridicule."-" Un auteur des plus puissants de la Chambre se rendit ridicule en prononçant la chambre hotte (haute), fantômmes pour fantômes, les ennées pour les années. Vous trouverez partout, excepté à Paris, cette altération endémique et épidémique des voyelles. C'est tantôt 1,'e, tantôt l'a, tantôt l'u qui sont défigurés; à Paris même, les personnes d'une classe inférieure ou d'une éducation peu relevée donnent souvent aux dipthongues,-mais rarement à l'e muet-un son vulgaire ; combien de gens prononcent chaquin au lieu de chacun !"

M. Dubroca, p. 200, de son Traité de Prononciation Française, où il donne la définition de l'accent français, c'est-à-dire de la bonne prononciation française ne le dit pas exactement, mais laisse bien entendre que lui aussi prend la prononciation de Paris pour modèle.

Mme. Dupuis: Introduction: "Qu'on aille à cinquante lieues de Paris, on trouvera déjà la langue corrompue d'une manière sensible, et plus on s'éloignera du centre, plus cette corruption sera frappante; elle ne s'étend pas seulement aux gens du peuple, elle atteint même les classes les plus élevées de la société,"et p. 112," Jusqu'ici le langage de Paris est le meilleur de tous."

M. Lesaint XV.: "La prononciation indiquée et recommandée dans ce Traité est celle de Paris. Non que la prononciation parisienne soit absolument exempte de défauts, mais comparée à la prononciation de toutes les autres parties de la France, c'est celle qui a le plus l'accent français proprement dit, c'est-à-dire qui est la plus harmonieuse, la moins affectée, la plus naturelle enfin."

que

M. Platz dans son Traité de Prononciation Française p. 5 pense la prononciation des Parisiens instruits peut servir de modèle de prononciation au moins tout aussi bien que celle des habitants d'Orléans de Blois, de Tours, d'Angers, etc.

M. Littré, dans son Dictionnaire, dit sous le mot accent: "Il faut distinguer l'accent provincial, qui est l'intonation propre à chaque province et différent de l'intonation du bon parler de Paris, prise pour règle."

Larousse, dans son Dict.: "La Prononciation, des gens de province s'appelle accent, par opposition à celle des habitants de la capitale."

Maintenant, si les Parisiens reconnaissent si facilement les étrangers à la prononciation de l'e muet, c'est qu'ils traitent d'une manière tout à fait particulière ce son. Il y a des cas où on ne prononce jamais l'e muet, il y en a d'autres où on peut le supprimer ou le prononcer; mais un Parisien ne saurait jamais vous dire ce qu'il faut faire dans un cas spécifié. Au reste, voici deux exemples qui montreront jusqù où va l'insensibilité des Parisiens quant à des prononciations différentes, admises dans la bonne société.

M. Paul Meyer raconta dans son cours sur la grammaire de la languedoc au Collège de France qu'un célèbre philologue anglais, M. E., lui fit re-marquer qu'il accentuait maison et non pas maisón. M. Meyer déclara qu'il lui était impossible de trouver une différence dans l'accentuation de ces deux syllables.-Je ne pense pas qu'un étranger qui entend prononcer ce mot à M. M. ou à un Parisien insruit quelconque ne puisse pas saisir parfaitement la véritable prononciation du mot prononcé. D'autre part je ferai remarquer que ce mot maison s'accentue de deux manières. Quand il se trouve à la fin de la phrase, on appuie sensiblement sur la première syllabe, mais quand il se trouve dans le corps de la phrase, et surtout quand il est suivi de son adjectif, on appuie sur la dernière: je serai à la maíson, mais:ma maisón neuve.

Et un autre exemple, plus frappant. M. Legouvé, académicien,

poète dramatique et auteur de deux excellents travaux sur la lecture à haute voix, du Petit Traité de Lecture et de L'Art de la Lecture (deux livres qu'on ne saurait trop recommander aux étrangers et aux Français), raconte p. 168 du dernier livre, que quelques jours après une conférence à la Sorbonne sur le même sujet, un magistrat qui avait assisté à cette conférence, lui demanda s'il n'était pas partisan des liaisons. Il répondit qu'il les recommandait, même qu'il les commandait toujours. Sur quoi le magistrat lui répliqua : "Mais vous ne les observez pas vous-même." Il ne voulut pas le croire, et lui dit: "C'est impossible! vos oreilles vous ont trompé." Le magistrat lui tendit une longue liste de liaisons notées comme non observées dans cette conférence. C'était seulement en étudiant cette liste, en la comparant avec ce qu'il avait dit, qu'il reconnut ces ommissions, qu'il donna raison à son auditeur-et qu'il se mit à étudier la question, non pas seulement ces liaisons, mais aussi les e terminaux et les e muets intermédiaires.

Pour trouver les règles sur la prononciation de l'e muet, j'ai procédé de cette manière.

J'ai assisté à beaucoup de représentations de pièces en vers aux deux meilleurs théâtres français, à la Comédie Française et à l'Odéon, toujours le texte à la main, et je notais tout ce qui frappait mon attention dans la prononciation de l'e muet. J'ai agi de même pour un grand nombre de pièces en prose. Enfin j'ai fait des observations pareilles aux cours de MM. Gaston Paris, Darmstetter, Lénient, à la Sorbonne, de MM. Paris, Meyer, Albert, Charles Blanc, Bréal, Guizot, Boissier, au Collège de France, de MM. Meyer et Gautier à l'Ecole des Chartes, aux conférences sur la littérature française de M. G., à une conférence de M. le Prof. Sabatier, aux services religieux de MM. les pasteurs Berzier, Hollard, Couve, Décoppet, Byse, et du célèbre père Hyacinthe (abbé Loyson), et enfin dans la conversation avec des gens instruits. Aux services religieux j'ai pris également des notes pendant la lecture de la liturgie et de la sainte Ecriture, comme aussi pendant les sermons.

Ça n'a été qu'après avoir recueilli un nombre fort considérable d'exemples que je me suis mis à étudier les principaux traités de prononciation française, au moins ceux de ce siècle. J'ai bientôt vu que les Français disent des choses fort intéressantes sur l'e muet, que cette lettre est l'enfant gâté de leur langue, et pour cette raison si difficile à manier par les étrangers et par les Français euxmêmes.

Voici ce que j'ai trouvé sur l'e muet en général.

Larousse, dans son grand Dict. Universel: "La lettre e est le signe vocal dont l'emploi est le plus fréquent dans la plupart des langues. Aussi est-ce celui-ci dont l'usage offre le plus de bizarreries et même de difficulté. L'e muet est une des lettres qui

font la physionomie particulière et l' originalité de notre langue." Castille Play:-"C'est la seule voyelle douce que possèdent les Français."

Rivarol:-" L'e muet, semblable à la dernière vibration des corps sonores, donne à la langue française une harmonie légère qui n'appartient qu'à elle. Ainsi, en écrivant pelouse, éperon, nous prononçons comme on prononcerait ailleurs p'louse ép'ron."-Cette assertion est vraie pour l'e demi-muet, mais non pas pour l'e nul que nous trouvons dans ces deux exemples, qui n'y est qu'un signe étymologique et n'a rien à faire à la prononciation.

Dumarsais, p. 316: "On peut comparer l'e muet au son faible que l'on entend après le son fort produit par un marteau qui frappe un corps solide."

Boiste, Observations sur la prononciation, dit: "Il serait trop long de donner ici les nuances presque infigurables des prononciations variées à l'infini de la lettre e. L'e est comme l'âme de la langue française; c'est la lettre la plus nombreuse, la plus mobile, la plus susceptible de métamorphoses; c'est elle qui fait le désespoir des compositeurs qui reprochent à la langue française de n'être pas musicale;c'est elle qui exige le plus d'habitude dans la prononciation."

Bescherelle, Dictionnaire National: "L'Académie ne reconnaît que trois sortes d'e: l'é fermé, l'è ouvert et l'e muet. Ouvrez la méthode de Port-Royal et vous verrez que nous avons quatre sortes d'e dont la prononciation se retrouve dans le mot déterrement. Consultez Duclos, son habile commentateur, il vous indiquera un cinquième qui est moyen entre l'e fermé et l'e ouvert. Prenez Trévaux, il vous en fera connaître six, même sept; enfin, ayez recours à la volumineuse Encyclopédie, et Dumarsais vous en montrera jusqu'à huit ou neuf, et peut être même davantage. Il est incontestable que de l'e muet à l'e fermé, et de l'e fermé à l'e ouvert, il y a une infinité de gradations ou nuances- - qui entrent réellement dans la langue écrite."

Sur le signe de l'e, Bescherelle dit: "L'e possède un avantage qui doit non seulement le distinguer, mais nous le rendre cher et précieux. Le son qu'il indique est le signe de l'existence, c'est le souffle de la vie, c'est le son même de la respiration! C'est aussi ce que représente la forme de l'E. Il nous retrace le dessous du nez dans toutes ses parties. Les trois lignes parallèles dont il est composé, sont une ébauche complète des deux narines et du diaphragme qui les sépare. La ressemblance entre la copie et son modèle est à cet égard on ne peut plus sensible. Cette ressemblance est encore plus frappante dans l'alphabet des Coptes, où l'on voit effectivement deux nez de formes différentes, l'un aigu et l'autre obtus."

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