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pays'; et il a çà et là des observations d'un grand sens et d'une grande valeur. Mais l'amour des antiquités l'emporte. Après un voyage à Delphes, où il se démit l'épaule en tombant de cheval, revenu par mer à Athènes, il ne revoit pas l'Acropole sans un redoublement d'enthousiasme; et, quand il va s'éloigner de ces lieux, il craint, comme en quittant un être bien-aimé, de n'en pas garder un souvenir assez vif:

Je n'aime pas à penser, dit-il, que ce soir j'aurai perdu de vue, peut-être pour jamais, les Propylées et le Parthénon. J'interroge ma mémoire pour savoir si elle conservera fidèlement ces précieuses images 2.

Sa mission n'était point tellement bornée à la Grèce qu'il ne voulût l'étendre un peu plus vers l'Orient. Déjà Ampère et Mérimée, qui faisaient avec lui ce voyage, étaient partis pour Constantinople; il était resté en arrière avec M. de Witte, ce compagnon inséparable dont il aimait à dire : « Il suit mon étoile avec une touchante fidélité3. » Mais il allait prendre la même route. Il vint à Smyrne, où il eut comme une vision intime de la ruine de l'empire ottoman, même en Asie:

Ce ne sont déjà plus, dit-il, les Turcs que j'ai vus il y a douze ans. Mal vêtus, l'air morne et découragé, affublés en partie de ces prétendus costumes européens qui en font d'étonnantes caricatures, on sent que, même en Asie, ces hommes ne croient plus en eux-mêmes, et que, pour eux, les dieux sont déjà partis. Du reste, ce sont des gens merveilleux pour prendre

1

Les affaires politiques vont assez mal, notre ministère dit français ne pourra pas se soutenir. Il était venu pour obtenir plus de concessions du roi que M. Maurocordato; mais le roi est trop entêté... Le parti anglais, énormément grossi par les mécontents du parti constitutionnel, fait un bruit à ne pas s'entendre, et la France

passe généralement pour s'être retirée du
terrain libéral pour faire cause commune
avec un ministère qui a abjuré tous ces
principes en faveur de l'omnipotence
royale. Athènes, 20 octobre 1841.»
(Beaux-Arts et Voyages, t. II, p. 326.)
120 octobre 1841. (Ibid., p. 322.)
3 Ibid.,
p. 328.

philosophiquement un grand désastre. En pendant avec ce tableau de Léopold Robert, représentant une femme italienne qui pleure sur les ruines de sa maison détruite par un tremblement de terre, j'aurais voulu peindre un vieux Turc que j'ai vu ce matin installé sur des gravats à demi consumés et vendant des clous rouillés arrachés aux pans des murailles éboulées 1.

Ce vieux Turc, assis sur les ruines fumantes de sa maison et vendant les clous qu'il en a retirés, c'est encore aujourd'hui un tableau à peindre.

En se rendant à Constantinople, il passa devant les rivages de Troie :

Nous approchâmes, dit-il, de ces lieux célèbres... Sur la côte de Troie, dont nous étions un peu éloignés, je pus compter les tumulus auxquels on a donné les noms d'Achille, d'Ajax, d'Hector, et me faire une idée approximative du terrain homérique. Peut-être est-ce ainsi, dans cette perspective incertaine, qu'il faut voir cette terre dont les ruines mêmes. ont péri, et sur lesquelles les anciens eux-mêmes se disputaient, sans pouvoir arriver à la vérité. — C'est au moins, ajoute-t-il philosophiquement, ce que je me disais pour me consoler de ne pouvoir aborder aux Dardanelles 2.

Heureusement d'autres y abordèrent, et nous n'avons qu'à nous en applaudir.

Enfin il vit Constantinople. Il écrit :

Essayerai-je de vous dire en gros ce que je pense de Constantinople et de la Turquie? C'est là une chose difficile à exprimer en peu de mots. Ici je trouve la décadence et la mort partout; le gouvernement, plus corrompu que jamais, est tombé dans une horrible faiblesse. Tout croule, les maisons comme les hommes; on n'a ni argent, ni ressources, ni courage. Cependant on s'amuse à faire de la réaction; les vieux Turcs remontrent le nez; les lauriers de Candie ont brouillé la cervelle de Tahir-Pacha; quatre grands

1

2 Smyrne, 14 octobre 1842. (Beaux-Arts et Voyages, t. II, p. 330.) - Galata, 6 novembre 1841. (Ibid., p. 341.)

vaisseaux sont en armement dans le port militaire; la ville est pleine de recrues; on rêve des conquêtes; on ne pense plus à Tunis pour le moment; c'est la Grèce qui est menacée. Je ne pense pas, à vrai dire, qu'on aille dans cette voie au delà de la bonne volonté, qui est grande, mais on va jeter sans doute des troupes en Thessalie, on inquiétera les frontières, on rétablira le brigandage en Grèce : le moment est donc difficile et demande, de la part de la France, une action de surveillance1.

Adoucissez quelques traits, changez quelques noms, et vous demanderez la date de cette lettre :

Fabula narratur.

...Mutato nomine de te

Il acheva son récit en rade de Marseille, le 22 novembre 1841.

Au retour de ce voyage, un changement grave s'était opéré dans son esprit.

J'ai dit qu'en 1838 il avait abordé ce qui répondait au titre même de sa chaire: l'histoire moderne. Il avait commencé par retracer à grands traits l'histoire de la nationalité française depuis les origines jusqu'à Louis XIV: c'est le cours qu'il professa de 1838 à 1842, et il avait obtenu le plus grand succès. Il se trouvait amené à reprendre cette matière pour la traiter plus à fond. Il voulait retracer l'histoire de la civilisation moderne, en la prenant à son point de départ : c'était le plan de M. Guizot plus étendu. Que trouve-t-on en effet aux origines de la civilisation moderne? Le christianisme. Il fallait donc étudier la religion chrétienne dans ses sources.

Cette étude, poursuivie en toute sincérité, porta le fruit qu'on en pouvait attendre. Elle le fit chrétien.

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Jusque-là, a-t-il dit lui-même, je n'avais jeté sur les faits du christianisme que le regard paresseux et distrait de l'homme du monde : désormais, il me fallait remonter aux sources et discuter les preuves avec l'attention, la gravité que m'imposait un devoir public. L'effet de ce travail fut progressif, mais sûr. A mesure que j'avançais dans ma tâche, je sentais s'affaiblir, s'effacer les préventions irréligieuses que je devais à mon éducation, à mon siècle. De la froideur je passai bientôt au respect : le respect me conduisit à la foi. J'étais chrétien, et je voulais contribuer à faire des chrétiens1.

Dès ce moment, en effet, son cours fut comme une prédication laïque du christianisme, et y il mit avec son érudition toute son ardeur. Il exposa d'abord l'Évangile dans ses rapports avec l'histoire générale : c'est le cours publié en 1869 par son fils sous ce titre: De la Divinité du christianisme dans ses rapports avec l'histoire; puis, il passa à la lutte du christianisme contre le paganisme qui voulait l'étouffer par la persécution. L'empire romain conquis, le christianisme se trouvait en présence des barbares, et le professeur voulut faire connaître ce qu'ils étaient en remontant à leurs origines jusqu'en Orient.

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ceinte vénérable, mais tout cet attirail ne sert qu'à augmenter l'effet de cette noble architecture. Il y a dans cette nudité imposante comme une protestation du génie de l'homme contre les barbares qui l'ont méconnu. Le chœur où se sont célébrés les mystères catholiques, ils semblent avoir craint de s'y établir. La nef seule est occupée par le culte réformé. Tous les attributs catholiques ont d'ailleurs disparu, à l'exception d'une pauvre Madone qui n'a sans doute pas été aperçue au sommet d'une des façades latérales, et qui survivra peut-être à la manie religieuse qui a oublié de l'abattre.» (Beaux-Arts et Voyages, t. II, p. 18.)

Alors seulement il reprit leur histoire dans ses rapports avec le monde romain. Il retraça d'une part les progrès de leurs invasions et de leurs établissements, jusque sous les successeurs de Charlemagne; de l'autre, le travail de l'Église qui les avait conquis à leur tour, pour les amener à la civilisation, et les fit triompher de l'invasion musulmane, quand l'Occident même fut menacé. Ce dernier cours fut imprimé aussi en 1854 sous le titre de Questions historiques, IV-1x siècle. Mais il ne fut pas achevé dans la chaire où il avait été commencé; et ce qui décida Ch. Lenormant à l'imprimer, ce fut la circonstance même qui l'avait amené à le suspendre.

La conversion de Ch. Lenormant lui avait suscité bien des haines; elles ne demandaient qu'une occasion pour éclater: elles la trouvèrent dans un incident qui lui était complètement étranger. L'autorité ayant fermé, au Collège de France, le cours de M. Quinet, quelques-uns des jeunes auditeurs de M. Quinet voulurent fermer celui de M. Lenormant. Le moment était bien mal choisi: le professeur en était arrivé aux successeurs de Charlemagne ; il se proposait de traiter l'histoire du 1x et du x° siècle; et, dans une première leçon, il avait retracé les progrès accomplis depuis le moyen âge, montrant combien les temps présents l'emportent sur les temps antérieurs. Mais il s'agissait bien de ce qu'il disait! On voulait user de représailles. C'était la loi du talion: chaire pour chaire. Le professeur tint avec fermeté devant l'émeute': il resta, en face des outrages, inébranlable à son poste pendant l'heure qu'il devait consacrer à sa leçon; et il revint la semaine suivante. Voyant alors que c'était un parti pris d'étouffer sa voix, il crut de sa dignité de se retirer, laissant à d'autres la responsabilité de ce triomphe

1 Questions historiques, IV-IX' siècle, 27 leçon, t. II, p. 287.

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