Imágenes de páginas
PDF
EPUB

suivants les moines de Saint-Riquier abandonnent volontiers des fiefs à des communautés naissantes ou des terres sans valeur, qu'ils ne sont plus capables d'exploiter. Les acquisitions de l'époque des croisades ne sont guère, comme nous l'avons remarqué, que des actes conservatoires de la propriété, des subventions accordées aux héroïques défenseurs du tombeau de Notre Seigneur.

Faisons ici une remarque très importante. Quand saint Angilbert se vit accablé des libéralités de son royal protecteur et ami, chargé de la redoutable mission d'intercéder pour son empereur, pour sa famille, pour la stabilité et la conservation du royaume des Francs, il songea tout de suite à agrandir son monastère, à rassembler le nombre de moines nécessaires pour répondre à une si haute destinée : c'est pourquoi il décréta dans de sages règlements que trois cents moines et cent enfants seraient entretenus à Centule et y prieraient le jour et la nuit pour le très Auguste Empereur des Francs. Admirable conception bien digne d'un si noble génie ! Mais hélas ! le Laus perennis de Centule, si souvent célébré dans les annales monastiques, ne dura pas longtemps. L'œuvre de saint Angilbert périt sous les faibles successeurs de Charlemagne. Les domaines, envahis par les princes de la maison impériale et par des seigneurs puissants sous le nom d'abbés commendataires, furent profanés et servirent à des usages souvent sacrilèges. Dans la division des manses les abbés se firent la part du lion et s'arrangèrent si bien que le nombre des moines diminua rapidement. Les temps devinrent bien plus mauvais encore après les invasions normandes. Les vieux clottres des fils de saint Riquier ne se relevèrent que sous Hugues Capet; mais avec toutes les capitulations d'une guerre désastreuse et des ruines séculaires et irréparables. On pleura longtemps sur ces calamités. La Providence toutefois veillait sur l'héritage du fondateur de Centule et, sous de grands abbés, le monastère, aux âges de foi, fut éclairé de quelques reflets de sa première splendeur.

CHAPITRE II.

DE LA LÉGISLATION FÉODALE APPLIQUÉE AUX DOMAINES DES MOINES.

A l'époque où saint Riquier fondait le monastère de Centule, l'administration des possessions gauloises subissait de grandes transformations.

La législation rurale importée par les Romains n'était pas tout-à-fait abolie, mais les coutumes des nouveaux maîtres sortis des forêts de la Germanie créaient de nouveaux

rapports. On suit dans les chartes, dans les capitulaires, dans les décrets des conciles, ces changements inévitables et en même temps l'action de l'élément chrétien qui commence à se faire sentir.

Nous nous garderons bien de nous appesantir sur ces données générales: nous supposerons que le lecteur n'est pas étranger à la notion des bénéfices, des précaires, des fiefs, de l'état de servage sous l'empire des Romains et sous la domination des Francs. Nous ne toucherons en passant que les points qui se rattachent aux coutumes de notre monastère.

Les domaines religieux étaient soumis aux lois générales, quand on n'avait pas stipulé des privilèges. La condition des vassaux, des colons, des serfs des métairies, des habitants des villes, était celle des sujets des villes ou des métairies royales et princières. On travaillait, on cultivait les domaines pour le couvent, sous la direction des religieux et des maires ou intendants laïcs préposés à la surveillance (1).

Ici se montre l'action de la Providence sur le monde moderne. Tout va changer de face entre les mains des moines et l'homme recouvrera la dignité de son origine (2). En effet, ceux qui ont tout quitté pour sauver leurs âmes, s'occuperont principalement des intérêts éternels de leur famille spirituelle. Leur ravir une terre consacrée à Dieu, avec ses habitants dont ils sont responsables au Sauveur, c'est les blesser à la prunelle de l'œil et commettre la plus sacrilège injustice: car ils savent bien que ces puissants barons, qui appesantissent leur bras de fer sur les domaines de l'Eglise, n'ont pas pour premier souci la pensée de moraliser leurs nouveaux serfs. Loin de là ils vont pressurer cette matière corvéable, taillable à merci, et par des travaux insupportables exprimer goutte à goutte toute la substance de ces pauvres mercenaires.

(1) Les maires, Majores Villarum, officiers subalternes, dont les fonctions pourraient être représentées par celles de contre-maîtres, étaient chargés de donner une impulsion aux travaux, de faire exécuter les ordres des moines ou des intendants supérieurs dans les conditions laïques, de faire toujours et partout respecter les droits de leurs seigneurs.

On remarque que beaucoup des domaines exploités sous les yeux des moines avaient leurs maires dotés d'un manse spécial, qu'ils cultivaient à leur profit. Plusieurs maires avaient acquis une certaine importance sous la féodalité. Les moines ont racheté les mairies, en divers temps, quand l'occasion s'est présentée.

Les maires étaient donc les vrais chefs des villages ou hameaux; ils jouissaient de droits réels et de certains profits procurés par les amendes, les bornages, les poids et mesures; ils furent, dit

M. Guérard, chargés à la fois de la justice, de l'administration de la police, des finances, dans une sphère peu étendue.

(2) Les découvertes de l'érudition moderne ont mis hors de doute ce résultat inattendu, que la condition matérielle de la population inférieure non libre n'était ni toujours ni partout très dure. Les travaux n'étaient ni plus rudes, ni la rémunération moindre que de nos jours.

Aux moines surtout l'honneur d'avoir fait pénétrer dans les mœurs et les lois cette sollicitude. pour les rangs inférieurs du peuple trop souvent absente du cœur des puissants du monde. Plus l'influence religieuse ou monastique grandissait au sein de la Nation, plus l'adoucissement des souffrances et la réparation des injustices devenaient des lois ou des habitudes générales. (Voir Moines d'Occident. Tome 1, page 187.)

Comme les domaines des monastères appartenaient en toute propriété aux moines, ceux-ci, aux premiers âges de cette institution chrétienne, cultivaient eux-mêmes ou faisaient cultiver ce qu'ils n'avaient pas donné en bénéfice : ils percevaient le revenu de leurs domaines comme les seigneurs laïcs, aux mêmes charges et aux mêmes conditions. Ils avaient comme eux leurs colons et leurs serfs attachés à la glèbe.

On sait que, quand on donnait des alleux (1) aux monastères ou un bénéfice, on y comprenait les serfs avec leurs femmes et leurs enfants employés à la culture des terres ou à la garde des troupeaux (2). Il arrivait aussi que des propriétaires de petits alleux se donnaient ou se vendaient avec leurs terres aux monastères, afin de se libérer de la servitude ou de la tyrannie de certains seigneurs. Des familles entières s'offraient pour la même raison aux monastères avec leurs biens, par obnoxiation (3), pour devenir colons de l'Eglise : ils étaient sûrs de trouver des maîtres dont le gouvernement serait empreint d'une douceur inconnue dans la société séculière et des compagnons de leurs travaux dans ceux mêmes qui allaient les commander; ils échappaient ainsi à la rapacité des agents de l'autorité seigneuriale: ils jouissaient de la paix et de la sécurité, tandis qu'autour d'eux toutes les économies disparaissaient dans la confusion universelle.

Rappelons ici que les hommes d'Eglise jouissaient alors du privilège de l'exemption, et étaient libres de toute juridiction séculière, de toute charge envers les seigneurs. C'est dans ce sens qu'Hariulfe parlait des grands domaines de Saint-Riquier, de ses propriétés primitives, lorsqu'il disait : «ces domaines ne sont pas des villages, villæ, mais plutôt des villes, oppida, je dirai presque des cités, civitates; parce qu'ils n'ont rien à redouter des injustes prétentions des seigneurs étrangers, sur la superficie des domaines où il n'y a ni bénéfice, ni possesseur indépendant du monastère. » On remarque, en effet, dans l'énumération des privilèges destinés à maintenir la perpétuité des propriétés monastiques qu'il n'est jamais question de ces lieux inviolables. Il faut croire que dans les autres seigneuries où il y avait des feudataires, on craignait leurs entreprises ambitieuses; c'est pourquoi on s'armait continuellement de titres qu'on pût opposer à la cupidité des usurpateurs.

Les moines, pour administrer plus facilement leurs biens, établirent des prieurés dans les lieux les plus éloignés et des prévôtés en d'autres endroits.

Le prieuré, appelé aussi cella, obedientia, était un petit couvent sous la direction d'un

(1) Alleux. Franc-Alleu (Allodium). Propriétés de famille transmises par héritage, exemptes de toute charge, redevance et service militaire. Les alleux sont opposés aux bénéfices donnés à vie par un seigneur, avec des charges qu'impose la loi et la coutume. Les alleux sont devenus rares sous la féodalité.

(2) L'hérétique Elipand reprochait à Alcuin, l'ami d'Angilbert, de posséder 20,000 serfs; mais c'était, selon la remarque d'un auteur, une parole d'insigne mauvaise foi, car tout ce personnel de serfs n'était que la famille des serviteurs des monastères dont il était l'abbé.

(3) Espèce de servage volontaire.

moine nommé prieur et investi d'une juridiction spéciale, mais dépendant de l'abbé. Un certain nombre de moines y étaient députés pour un temps et y célébraient les offices réguliers. On y administrait les biens du domaine; on y formait les serfs à la vie chrétienne. On consommait sur place les revenus de la propriété. Pour augmenter la splendeur du culte divin au 1x siècle, on y entretenait sous le nom de clercs ou chanoines un certain nombre de personnes religieuses, auxquelles on imposait l'obligation de chanter les louanges divines pendant le jour et la nuit. C'est dans ces conditions que le monastère de Saint-Riquier avait établi des prieurés à Forêt-Montier, à Encre, à Bours en Artois. Après les invasions normandes, il n'est plus question des prieurés d'Encre et de Bours, mais on voit aux siècles suivants ceux de Leuilly, de Peyrane ou Pagrave en Angleterre et de Bredenay en Flandre.

Quand les prieurés n'offrirent plus de ressources suffisantes, même pour trois moines, condition indispensable pour former une communauté (1), ces centres de vie régulière devinrent des titres de bénéfice ecclésiastique, dont on gratifia des moines sans les obliger à la résidence, mais en leur imposant toutefois la charge de faire acquitter les prières et les services religieux imposés par les fondateurs.

Il existait une distinction fondamentale entre les prévôtés et les prieurés. Le titre de prieur conférait une juridiction ecclésiastique reconnue par l'Eglise; le prévôt ne jouissait d'aucune prérogative canonique. Le moine investi de cet office n'était qu'un administrateur du temporel de la seigneurie. Des auxiliaires choisis parmi ses frères vivaient avec lui, quand l'abbé le jugeait opportun. On permettait même d'ériger un oratoire dans la prévôté, afin d'y célébrer l'office divin, mais sans détriment de l'office paroissial. Le peuple, à cause de la résidence de plusieurs moines, a donné le nom de couvent à quelques prévôtés, ce qui a embarrassé plus d'un historien, étonné de ne plus retrouver de trace de monastère.

Les prieurés soumis à Saint-Riquier sont parfaitement connus. Il n'en est pas de même des prévôtés. Les derniers pouillés n'ont pas conservé de trace de cet office. Mais les prévôtés de Chevincourt en Beauvoisis, de Mayoc, de Villencourt, de Feuquières en Vimeu, de Huppy, de Noyères, de Gapennes, de Monchy-le-Breton en Artois, d'Equemauville en Normandie, etc., sont suffisamment désignées par des fiefs connus sous ce nom dans les titres anciens. A l'administration directe par les moines succéda celle des agents des monastères. Les moines, étant devenus moins nombreux dans les derniers siècles, ne s'occupaient plus que de choses spirituelles ou intellectuelles.

(1) On demandait au moins six moines dans les prieurés au 1x siècle et trois au xi. Les Conciles avaient statué que ces moines rentreraient au monastère, quand ce chiffre ne serait pas atteint. On faisait alors desservir le prieuré, s'il n'était pas

aliéné, par un vicaire à portion congrue. Les clercs réguliers de Prémontré restèrent, jusqu'à la suppression de leur ordre, curés-prieurs, amovibles, ad nutum Abbatis.

Les canons des conciles ayant interdit aux moines les fonctions paroissiales, nous les voyons édifier des églises sur leurs domaines. On y attachait un prêtre auquel on donnait un manse plus ou moins étendu, avec des serfs et des chevaux pour l'exploitation de ce petit domaine. Huit choses étaient confiées à la garde de ce prêtre : la paroisse, le manse, l'atrium, le cimetière, le temple, l'autel, le calice avec la patène, les espèces sacramentelles. Plus tard les revenus de la cure des âmes furent constitués d'une autre manière. Le monastère retenait une partie des offrandes et des dîmes, s'il les trouvait trop abondantes, et donnait au prêtre, sous le nom de portion congrue, une part convenable à la décence de son ministère.

Les fondateurs des églises en gardaient ordinairement le patronage et appelaient à administrer la paroisse un prêtre de leur choix. Bien que le patronage n'indique pas nécessairement un fondateur, à cause de la mobilité des choses humaines, cependant il faut y attacher la plus haute importance; c'est une grande présomption du droit primitif de fondation.

Quand le système féodal eut anéanti la législation des siècles précédents, les abbés des monastères devinrent des seigneurs féodaux, soumis à toutes les conditions de la suzeraineté et du vasselage. La terminologie féodale envahit toutes les chartes et toutes les conventions.

La seigneurie de la terre est le caractère distinctif des possessions féodales : elle confère la souveraineté avec tous ses droits. Le seigneur exploite ses possessions par ses serviteurs, il les cède en fief à des vassaux et à des hommes liges, avec des droits plus ou moins restreints ou seulement en cotterie et en rôture à des tenanciers et fermiers de la campagne.

L'énumération des droits féodaux attachés à la propriété sont très nombreux et très divers, selon les lieux et les coutumes. Nous les énumérerons en expliquant les coutumes du monastère de Saint-Riquier rédigées en 1507, comme nous l'avons noté en son lieu.

Ces coutumes formaient la base des rapports des moines avec tous ceux qui habitaient sur leurs propriétés : elles ont subi sans doute l'action du temps; les faire connaître ici, c'est redire l'histoire des possessions du monastère pendant plusieurs siècles (1).

ARTICLE I DES COUTUMES DU MONASTÈRE. << Premièrement, dient lesdits reli<< gieux abbé ct couvent qu'ilsz ont de noble et ancienne fondation, dotation et admor<< tissement royal, responsables sans moyen, à cause de leur spiritualité, au Saint-Siège << Apostolique de Romme et, en temporalité, au roy nostre sire, à cause de quoy ilz ont plu« sieurs beaux droits espirituels et temporels, et en icelluy leur temporel, ont toute justice

(1) Pour les Coutumes locales de l'Abbaye de SaintRiquier en 28 articles, voir les Coutumes locales du Bailliage d'Amiens, publiées par M. Bouthors et l'Inventaire

de St-Riquier pour les articles IX à XX omis par M. Bouthors.

« AnteriorContinuar »