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Ils auroient tort, à la vérité, s'ils me reprochoient d'avoir fatigué leurs oreilles de trop de chicane. C'est une langue qui m'est plus étrangère qu'à personne, et je n'en ai employé que quelques mots barbares que je puis avoir appris dans le cours d'un procès que ni mes juges ni moi n'avons jamais bien entendu 2.

Si j'appréhende quelque chose, c'est que des personnes un peu sérieuses ne traitent de badineries le procès du chien et les extravagances du juge. Mais enfin je traduis Aristophane, et l'on doit se souvenir qu'il avoit affaire à des spectateurs assez difficiles. Les Athéniens savoient apparemment ce que c'étoit que le sel attique; et ils étoient bien sûrs, quand ils avoient ri d'une chose, qu'ils n'avoient pas ri d'une sottise.

Pour moi, je trouve qu'Aristophane a eu raison de pousser les choses au delà du vraisemblable. Les juges de l'Areopage n'auroient pas peut-être trouvé bon qu'il eût marqué au naturel leur avidité de gagner, les bons tours de leurs secrétaires, et les forfanteries de leurs avocats. Il étoit à propos d'outrer un peu les personnages pour les empêcher de se reconnoître. Le public ne laissoit pas de discerner le vrai au travers du ridicule; et je m'assure qu'il vaut mieux avoir occupé l'impertinente éloquence de deux orateurs autour d'un chien accusé, que si l'on avoit mis sur la sellette un véritable criminel, et qu'on eùt intéressé les spectateurs à la vie d'un homme.

Quoi qu'il en soit, je puis dire que notre siècle n'a pas été de plus mauvaise humeur que le sien, et que si le but de ma comédie étoit de faire rire, jamais comédie

1. Dans l'édition de M. Aimé-Martin on lit : « et je n'ai employé. » 2. VAR. (édit. de 1669) : que je puis avoir retenus dans le cours d'un procès que ni moi ni mes juges n'ont jamais bien entendu.

n'a mieux attrapé son but. Ce n'est pas que j'attende un grand honneur d'avoir assez longtemps réjoui le monde. Mais je me sais quelque gré de l'avoir fait sans qu'il m'en ait coûté une seule de ces sales équivoques et de ces malhonnêtes plaisanteries qui coùtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains, et qui font retomber le théâtre dans la turpitude d'où quelques auteurs plus modestes l'avoient tiré.

1. VAR. (édit. de 1669-87): un seul de ces sales équivoques.

ACTEURS.

DANDIN, juge1.

LÉANDRE, fils de Dandin.

CHICANNEAU, bourgeois 2.

ISABELLE, fille de Chicanneau.

LA COMTESSE.

PETIT JEAN, portier.
L'INTIMÉ, secrétaire.

LE SOUFFLEUR.

La scène est dans une ville de basse Normandie.

1. Racine a pris le nom de PERRIN DANDIN dans Rabelais (Pantagruel, livre III, chapitre XLI). Là toutefois Perrin Dandin n'est pas un juge, mais un « appointeur de procès. » Le même chapitre de Rabelais offrait à Racine un nom de juge, Bridoye, qui lui a semblé sans doute moins heureux, et dont Beaumarchais plus tard devait s'emparer tout le monde connaît Bridoison.

2. Nous avons conservé à ce nom les deux n, qui sont dans toutes les éditions imprimées du vivant de Racine. C'est seulement dans les éditions plus récentes qu'on l'écrit CHICANEAU. Voyez plus bas, p. 160, note 2. Rabelais a encore fourni ce nom; mais chez lui les chicanous sont des huissiers, non des plaideurs.

3. Le nom de L'INTIMÉ est emprunté à la langue du Palais : l'intimé est le défendeur en cause d'appel.

LES PLAIDEURS.

COMÉDIE.

ACTE I.

SCÈNE PREMIERE.

PETIT JEAN, traînant un gros sac de procès.

Ma foi, sur l'avenir bien fou qui se fîra :
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Un juge, l'an passé, me prit à son service;
Il m'avoit fait venir d'Amiens pour être Suisse1.
Tous ces Normands vouloient se divertir de nous :
On apprend à hurler, dit l'autre 2, avec les loups.
Tout Picard que j'étois, j'étois un bon apôtre,
Et je faisois claquer mon fouet tout comme un autre.

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1. Les suisses, domestiques chargés de garder la porte des hôtels, étaient autrefois véritablement Suisses de nation. Celui-ci, au lieu de venir de Suisse, vient de Picardie; c'est ce qui rend ce vers plaisant.

2. Dit l'autre, c'est-à-dire dit-on, dit le proverbe, façon populaire de parler. On trouve aussi dans Molière (le Médecin malgré lui, acte III, scène ) Tout ça, comme dit l'autre, n'a été que de l'onguent mitonmitaine. »

3. Bon apôtre a d'ordinaire le sens d'hypocrite dans la Fontaine, Grippeminaud le bon apôtre, Cormoran le bon apôtre. Il paraît signifier ici un homme qui sait son métier, un rusé compère.

4. Faire claquer son fouet, se donner de l'importance.

J. RACINE. II

ΙΟ

Tous les plus gros monsieurs' me parloient chapeau bas:
« Monsieur de Petit Jean, »> ah! gros comme le bras2! 10
Mais sans argent l'honneur n'est qu'une maladie.
Ma foi, j'étois un franc portier de comédie3 :

On avoit beau heurter et m'ôter son chapeau,

On n'entroit point chez nous sans graisser le marteau *.
Point d'argent, point de Suisse, et ma porte étoit close.
Il est vrai qu'à Monsieur j'en rendois quelque chose :
Nous comptions quelquefois. On me donnoit le soin
De fournir la maison de chandelle et de foin;
Mais je n'y perdois rien. Enfin, vaille que vaille,
J'aurois sur le marché fort bien fourni la paille.
C'est dommage: il avoit le cœur trop au métier;
Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier,
Et bien souvent tout seul; si l'on l'eût voulu croire,
Il y seroit couché sans manger et sans boire.

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1. Molière avait déjà mis dans la bouche naïve de Georgette cette expression Monsieurs, au lieu de Messieurs:

Nous en voyons qui paroissent joyeux

Lorsque leurs femmes sont avec les beaux Monsienrs.

(École des femmes, acte II, scène III.)

2. La phrase est elliptique : «On me donnait gros comme le bras (c'est-adire très-respectueusement, très-cérémonieusement) le titre de Monsieur de Petit Jean. »>

3. Le portier de comédie était celui qui se tenait à la porte du théâtre pour recevoir l'argent. Chapuzeau, dans son Théâtre françois, p. 242 et 243, donne des détails sur les portiers de la comédie. Il dit que les contrôleurs des portes « ont soin que les portiers fassent leur devoir, qu'ils ne reçoivent de l'argent de qui que ce soit. » Le vers de Racine donne à penser que la défense faite aux portiers n'était pas toujours bien observée.

4. Graisser le marteau (de la porte, qu'on nommait aussi le heurtoir), c'est donner de l'argent au portier, pour qu'il nous laisse entrer.

5. Point d'argent, point de Suisse, se disait proverbialement, parce que les troupes suisses engagées à prix d'argent au service des puissances étrangères se retiraient quand leur solde n'était pas exactement payée.

6. Il y seroit couché est le texte de toutes les éditions imprimées du vivant de Racine. Louis Racine dit dans ses Notes sur la langue des Plaideurs, que c'est une faute d'impression. Plusieurs éditeurs, adoptant sans doute cette opinion, qui n'est nullement fondée, ont imprimé : « Il s'y seroit couché. »>

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