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Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore1!
Hélas! puis-je espérer de vous revoir encore?
Faut-il que je dérobe, avec mille détours,

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Un bonheur que vos yeux m'accordoient tous les jours?
Quelle nuit! Quel réveil! Vos pleurs, votre présence
N'ont point de ces cruels désarmé l'insolence?
Que faisoit votre amant? Quel démon envieux
M'a refusé l'honneur de mourir à vos yeux?
Hélas! dans la frayeur dont vous étiez atteinte,
M'avez-vous en secret adressé quelque plainte?
Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter?
Songiez-vous aux douleurs que vous m'alliez coûter?
Vous ne me dites rien? Quel accueil! Quelle glace!
Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce?
Parlez. Nous sommes seuls: notre ennemi trompé,
Tandis que je vous parle, est ailleurs occupé.
Ménageons les moments 2 de cette heureuse absence.

JUNIE.

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Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance.
Ces murs mêmes', Seigneur, peuvent avoir des yeux;
Et jamais l'Empereur n'est absent de ces lieux.

BRITANNICUS.

Et depuis quand, Madame, êtes-vous si craintive? 715 Quoi ? déjà votre amour souffre qu'on le captive' ? Qu'est devenu ce cœur qui me juroit toujours

De faire à Néron même envier nos amours?

Mais bannissez, Madame, une inutile crainte.

La foi dans tous les cœurs n'est pas encore éteinte; 720 Chacun semble des yeux approuver mon courroux;

1. Les éditions de 1702, de 1713, de 1728 ont: vous dévore.

2. Par une erreur évidente, il y a moiens dans l'édition de 1687; moyens dans celle de 1697.

3. Même est sans s dans les éditions de 1676-1697. Celle de 1670 a mêmes. 4. Voyez ci-dessus, p. 282, note 1.

La mère de Néron se déclare pour nous.
Rome, de sa conduite elle-même offensée....

JUNIE.

Ah! Seigneur, vous parlez contre votre pensée.
Vous-même, vous m'avez avoué mille fois
Que Rome le louoit d'une commune voix ;
Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage.
Sans doute la douleur vous dicte ce langage.

BRITANNICUS.

Ce discours me surprend, il le faut avouer.
Je ne vous cherchois pas pour l'entendre louer.
Quoi? pour vous confier la douleur qui m'accable,
A peine je dérobe un moment favorable,

Et ce moment si cher, Madame, est consumé
A louer l'ennemi dont je suis opprimé ?

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Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire ?
Quoi? même vos regards ont appris à se taire1?
Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux?
Néron vous plairoit-il? Vous serois-je odieux ?
Ah! si je le croyois.... Au nom des Dieux, Madame,
Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme.
Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir?

JUNIE.

Retirez-vous, Seigneur, l'Empereur va venir.

BRITANNICUS.

Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m'attendre 2?

1. Comparez ci-dessus le vers 682.

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2. Dans l'édition de 1713, dans celles de 1728, de 1736, et dans quelques éditions récentes :

Après ce coup, Narcisse, à quoi dois-je m'attendre?

Mais toutes les éditions imprimées du vivant de Racine ont ce vers tel que nous le donnons. La Fontaine, dans la fable de l'Alouette et ses petits (livre IV, fable xxn), a dit :

Ne t'attends qu'à toi seul : c'est un commun proverbe.

Madame....

SCÈNE VII.

NÉRON, JUNIE, NARCISSE.

NÉRON.

JUNIE.

Non, Seigneur, je ne puis rien entendre.

Vous êtes obéi. Laissez couler du moins

Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.

SCÈNE VIII.

NÉRON, NARCISSE.

NÉRON.

Hé bien! de leur amour tu vois la violence,
Narcisse: elle a paru jusque dans son silence.
Elle aime mon rival, je ne puis l'ignorer;
Mais je mettrai ma joie à le désespérer.
Je me fais de sa peine une image charmante,
Et je l'ai vu douter du cœur de son amante.
Je la suis. Mon rival t'attend pour éclater.
Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter;
Et tandis qu'à mes yeux on le pleure, on l'adore,
Fais-lui payer bien cher un bonheur qu'il ignore.

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1. Louis Racine (Remarques sur Britannicus) nous apprend que très-souvent l'acteur chargé du rôle de Narcisse ne pouvait prononcer les quatre vers qui suivent, à cause du mur mure qu'excitait l'indignation des spectateurs. La Harpe

J. RACINE. II

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Narcisse: voudrois-tu résister à sa voix?

Suivons jusques au bout ses ordres favorables;

Et pour nous rendre heureux, perdons les misérables'.

affirme le même fait, et, donnant raison aux spectateurs, regrette que Boileau n'ait pas fait retrancher à Racine ce court monologue plutôt que la scène qui autrefois commençait l'acte III. Voltaire jugeait-il autrement de ces vers, ou les avait-il oubliés? Il est à remarquer du moins que dans le commentaire de la Mort de Pompée, blâmant le langage atroce mis par Corneille dans la bouche de Photin, il dit : « Narcisse, dans Britannicus,... ne débite aucune de ces maximes d'un vain déclamateur. » Mais, suivant qu'il s'agit de Corneille ou de Racine, n'a-t-il pas changé de poids et de mesure? Voyez le rapprochement que nous faisons dans la note suivante.

1. Dans la Mort de Pompée (acte I, scène 1, vers 80-84), Photin parle à peu près de même :

Rangez-vous du parti des destins et des Dieux....

Quels que soient leurs décrets, déclarez-vous pour eux;
pour leur obéir, perdez le malheureux.

Et

FIN DU SECOND ACTE.

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Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil?

BURRHUS.

Ne doutez point, Seigneur, que ce coup ne la frappe,
Qu'en reproches bientôt sa douleur ne s'échappe.
Ses transports dès longtemps commencent d'éclater: 765
A d'inutiles cris puissent-ils s'arrêter!

NÉRON.

Quoi? de quelque dessein la croyez-vous capable?

BURRHUS.

Agrippine, Seigneur, est toujours redoutable.
Rome et tous vos soldats révèrent ses aïeux2;

1. Nous ne donnons pas ici parmi les variantes la scène qui primitivement était la première de cet acte III, parce qu'on la trouve dans les Mémoires de Louis Racine (voyez notre tome I, p. 242-244), et qu'elle n'a été imprimée dans aucune des éditions de 1670 à 1697. Nous ignorons d'ailleurs toute l'étendue du remaniement qui fut fait par Racine d'après le conseil de Boileau, et comment la scène supprimée se liait à celle qui est devenue à son tour la première. La scène entre Néron et Burrhus ne pouvait venir immédiatement, telle qu'elle est, après celle que Louis Racine nous a conservée. Cela serait évident, quand il n'y aurait pas à faire observer que la citation faite par Louis Racine finit par deux vers de rime masculine, et que la nouvelle scène première commence par deux rimes également masculines.

2. Var. Rome et tous vos soldats honorent ses aïeux. (1670)

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