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SCÈNE IV.

NERON, NARCISSE.

NARCISSE.

Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste.
Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste1
A redoublé pour moi ses soins officieux :
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux;

Et le fer est moins prompt, pour trancher une vie, 1395
Que le nouveau poison que sa main me confie.

NÉRON.

Narcisse, c'est assez; je reconnois ce soin,
Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.

NARCISSE.

Quoi? pour Britannicus votre haine affoiblie
Me défend....

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Je me garderai bien de vous en détourner,
Seigneur; mais il s'est vu tantôt emprisonner :
Cette offense en son cœur sera longtemps nouvelle.
Il n'est point de secrets que le temps ne révèle :
Il saura que ma main lui devoit présenter
Un poison que votre ordre avoit fait apprêter.

1405

1. Locuste fut longtemps comptée, dit Tacite (Annales, livre XII, chapitre LXVI), parmi les instruments d'État, « diu inter instrumenta regni ha<< bita. » C'était elle qui avait préparé le poison dont mourut Claude. Suétone (Néron, chapitre xxxII) dit que Néron demanda à Locuste le poison qu'il voulait donner à Britannicus, et que l'essai en fut fait sur un bouc et sur un pourceau. Tacite (Annales, livre XIII, chapitre xv) raconte que l'agent choisi par Néron pour l'empoisonnement de Britannicus fut Julius Pollion, tribun d'une cohorte prétorienne, qui tenait sous sa garde Locuste, alors condamnée pour ses crimes.

Les Dieux de ce dessein puissent-ils le distraire!
Mais peut-être il fera ce que vous n'osez faire.

NÉRON.

On répond de son cœur; et je vaincrai le mien.

NARCISSE.

Et l'hymen de Junie en est-il le lien?

Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice?

NÉRON.

1410

C'est prendre trop de soin. Quoi qu'il en soit, Narcisse, Je ne le compte plus parmi mes ennemis.

NARCISSE.

Agrippine, Seigneur, se l'étoit bien promis :
Elle a repris sur vous son souverain empire.

NÉRON.

1415

Quoi donc? Qu'a-t-elle dit? Et que voulez-vous dire?

NARCISSE.

Elle s'en est vantée assez publiquement.

De quoi?

NÉRON.

NARCISSE.

Qu'elle n'avoit qu'à vous voir un moment:
Qu'à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste
On verroit succéder un silence modeste;
Que vous-même à la paix souscririez le premier,
Heureux que sa bonté daignât tout oublier.

NÉRON.

Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse?
Je n'ai que trop de pente à punir son audace;
Et si je m'en croyois, ce triomphe indiscret
Seroit bientôt suivi d'un éternel regret.
Mais de tout l'univers quel sera le langage?
Sur les pas des tyrans veux-tu que je m'engage,
Et que Rome, effaçant tant de titres d'honneur,
Me laisse pour tous noms celui d'empoisonneur?

1420

1425

1439

Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.

NARCISSE.

1435

Et prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides?
Avez-vous prétendu qu'ils se tairoient toujours?
Est-ce à vous de prêter l'oreille à leurs discours?
De vos propres desirs perdrez-vous la mémoire?
Et serez-vous le seul que vous n'oserez croire?
Mais, Seigneur, les Romains ne vous sont pas connus.
Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus.
Tant de précaution affoiblit votre règne :

Ils croiront, en effet, mériter qu'on les craigne.
Au joug depuis longtemps ils se sont façonnés :
Ils adorent la main qui les tient enchaînés.
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.
Leur prompte servitude a fatigué Tibère 1.
Moi-même, revêtu d'un pouvoir emprunté,
Que je reçus de Claude avec la liberté,

J'ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,
Tenté leur patience, et ne l'ai point lassée.
D'un empoisonnement vous craignez la noirceur?
Faites périr le frère, abandonnez la sœur:
Rome, sur ses autels prodiguant les victimes3,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes;
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés.

NÉRON

1440

1445

1450

Narcisse, encore un coup, je ne puis l'entreprendre.
J'ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.

Je ne veux point encore, en lui manquant de foi,

1. Racine fait allusion à ce passage de Tacite : « Memoriæ proditur Tibe<< rium, quoties curia egrederetur, græcis verbis in hunc modum eloqui solitum, « O homines ad servitutem paratos! >> Scilicet etiam illum qui libertatem a publicam nollet tam projectæ servientium patientiæ tædebat. » (Annales, livre III, chapitre LXV.)

2. Var. Rome, sur les autels prodiguant les victimes. (1670 et 76)

Donner à sa vertu des armes contre moi.
J'oppose à ses raisons un courage inutile :
Je ne l'écoute point avec un cœur tranquille.

NARCISSE.

Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu'il dit :
Son adroite vertu ménage son crédit;

«

1460

1465

Ou plutôt ils n'ont tous qu'une même pensée :
Ils verroient par ce coup leur puissance abaissée;
Vous seriez libre alors, Seigneur; et devant vous
Ces maîtres orgueilleux fléchiroient comme nous.
Quoi donc? ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire?
Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'Empire;
Il ne dit, il ne fait que ce qu'on lui prescrit :
Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit.
Pour toute ambition, pour vertu singulière,
Il excelle à conduire un char dans la carrière,
A disputer des prix indignes de ses mains,
A se donner lui-même en spectacle aux Romains,

A venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre,
Tandis que des soldats, de moments en moments,
Vont arracher pour lui les applaudissements.
Ah! ne voulez-vous pas les forcer à se taire?

NÉRON.

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1470

1475

Viens, Narcisse. Allons voir ce que nous devons faire.

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE V.

SCÈNE PREMIÈRE.

BRITANNICUS, JUNIE.

BRITANNICUS.

Oui, Madame, Néron, qui l'auroit pu penser?
Dans son appartement m'attend pour m'embrasser.
Il y fait de sa cour inviter la jeunesse;

Il veut que d'un festin la pompe et l'allégresse
Confirment à leurs yeux la foi de nos serments,
Et réchauffent l'ardeur de nos embrassements;
Il éteint cet amour, source de tant de haine;
Il vous fait de mon sort arbitre souveraine.
Pour moi, quoique banni du rang de mes aïeux,
Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux,
Depuis qu'à mon amour cessant d'être contraire
Il semble me céder la gloire de vous plaire,
Mon cœur, je l'avoùrai, lui pardonne en secret,
Et lui laisse le reste avec moins de regret.
Quoi? je ne serai plus séparé de vos charmes ?
Quoi? même en ce moment je puis voir sans alarmes
Ces yeux que n'ont émus ni soupirs ni terreur,
Qui m'ont sacrifié l'Empire et l'Empereur 1?

1485

1490

1495

Ah! Madame. Mais quoi? Quelle nouvelle crainte
Tient parmi mes transports votre joie en contrainte?
D'où vient qu'en m'écoutant, vos yeux, vos tristes yeux

1. Louis Racine, dans ses Notes sur la langue de Britannicus, dit que, suivant la remarque du P. Bouhours, sacrifier en ce sens était alors nouveau.

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