Chère Phénice, hélas! quel funeste entretien! Qu'ai-je fait? Que veut-il? Et que dit ce silence?
Comme vous je me perds d'autant plus que j'y pense'. Mais ne s'offre-t-il rien à votre souvenir
Qui contre vous, Madame, ait pu le prévenir? Voyez, examinez.
Hélas! tu peux m'en croire :
Plus je veux du passé rappeler la mémoire,
Du jour que je le vis jusqu'à ce triste jour, Plus je vois qu'on me peut reprocher trop d'amour. Mais tu nous entendois. Il ne faut rien me taire. Parle. N'ai-je rien dit qui lui puisse déplaire? Que sais-je? J'ai peut-être avec trop de chaleur Rabaissé ses présents, ou blàmé sa douleur. N'est-ce point que de Rome il redoute la haine? Il craint peut-être, il craint d'épouser une reine. Hélas! s'il étoit vrai.... Mais non, il a cent fois Rassuré mon amour contre leurs dures lois; Cent fois.... Ah! qu'il m'explique un silence si rude : Je ne respire pas dans cette incertitude.
Moi, je vivrois, Phénice, et je pourrois penser Qu'il me néglige, ou bien que j'ai pu l'offenser? Retournons sur ses pas. Mais quand je m'examine, Je crois de ce désordre entrevoir l'origine, Phénice il aura su tout ce qui s'est passé; L'amour d'Antiochus l'a peut-être offensé. Il attend, m'a-t-on dit, le roi de Comagène. Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine. Sans doute ce chagrin qui vient de m'alarmer N'est qu'un léger soupçon facile à désarmer.
1. Var. Madame, je me perds d'autant plus que j'y pense. (1671)
Je ne te vante point cette foible victoire, Titus. Ah! plût au ciel que sans blesser ta gloire Un rival plus puissant voulut tenter ma foi,
Et pût mettre à mes pieds plus d'empires que toi, Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme, Que ton amour n'eût rien à donner que ton âme! C'est alors, cher Titus, qu'aimé, victorieux, Tu verrois de quel prix ton cœur est à mes yeux 1. Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire. Rassurons-nous, mon cœur, je puis encor lui plaire: Je me comptois trop tôt au rang des malheureux. Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.
1. La Zaire de Voltaire exprime un sentiment semblable dans la même scène i de l'acte I, dont nous avons déjà cité plus haut deux vers:
Si le ciel sur lui déployant sa rigueur, Aux fers que j'ai portés eût condamné sa vie, Si le ciel sous nos lois eût rangé la Syrie, Ou mon amour me trompe, ou Zaïre aujourd'hui Pour l'élever à soi descendroit jusqu'à lui.
SCÈNE PREMIÈRE.
TITUS, ANTIOCHUS, ARSACE.
Quoi? Prince, vous partiez? Quelle raison subite Presse votre départ, ou plutôt votre fuite? Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux? Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux? Que diront avec moi la cour, Rome, l'Empire? Mais, comme votre ami, que ne puis-je point dire1? De quoi m'accusez-vous? Vous avois-je sans choix Confondu jusqu'ici dans la foule des rois?
Mon cœur vous fut ouvert tant qu'a vécu mon père : 6-5 C'étoit le seul présent que je pouvois vous faire. Et lorsque avec mon cœur ma main peut s'épancher, Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher? Pensez-vous qu'oubliant ma fortune passée, Sur ma seule grandeur j'arrête ma pensée, Et que tous mes amis s'y présentent de loin Comme autant d'inconnus dont je n'ai plus besoin? Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire, Prince, plus que jamais vous m'êtes nécessaire.
1. L'édition de 1807 donne ainsi ce vers :
Mais, comme votre ami, que ne puis-je vous dire ?
puis la Harpe fait une longue note pour blâmer Racine d'avoir omis pas ou point. M. Aimé-Martin indique comme variante ce vers ainsi défiguré, que nous avons trouvé pour la première fois dans l'impression d'Amsterdam de 1760.
Hélas! d'un prince malheureux
Que pouvez-vous, Seigneur, attendre que des vœux?
Je n'ai pas oublié, Prince, que ma victoire Devoit à vos exploits la moitié de sa gloire, Que Rome vit passer au nombre des vaincus Plus d'un captif chargé des fers d'Antiochus; Que dans le Capitole elle voit attachées
Les dépouilles des Juifs, par vos mains arrachées.
Je n'attends pas de vous de ces sanglants exploits, Et je veux seulement emprunter votre voix. Je sais que Bérénice, à vos soins redevable, Croit posséder en vous un ami véritable.
Elle ne voit dans Rome et n'écoute que vous; Vous ne faites qu'un cœur et qu'une âme avec nous Au nom d'une amitié si constante et si belle,
Employez le pouvoir que vous avez sur elle. Voyez-la de ma part.
Moi? paroître à ses yeux?
La Reine pour jamais a reçu mes adieux.
Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.
Ah! parlez-lui, Seigneur : la Reine vous adore. Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment Le plaisir de lui faire un aveu si charmant? Elle l'attend, Seigneur, avec impatience. Je réponds, en partant, de son obéissance;
Et même elle m'a dit que prêt à l'épouser, Vous ne la verrez plus que pour l'y disposer.
Ah! qu'un aveu si doux auroit lieu de me plaire! Que je serois heureux, si j'avois à le faire! Mes transports aujourd'hui s'attendoient d'éclater; Cependant aujourd'hui, Prince, il faut la quitter.
La quitter! Vous, Seigneur?
Telle est ma destinée. Pour elle et pour Titus il n'est plus d'hyménée. D'un espoir si charmant je me flattois en vain : Prince, il faut avec vous qu'elle parte demain.
Plaignez ma grandeur importune.
Maître de l'univers, je règle sa fortune; Je puis faire les rois, je puis les déposer: Cependant de mon cœur je ne puis disposer. Rome, contre les rois de tout temps soulevée, Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée. L'éclat du diadème et cent rois pour aïeux Déshonorent ma flamme et blessent tous les yeux. Mon cœur, libre d'ailleurs, sans craindre les murmures, Peut brùler à son choix dans des flammes obscures; Et Rome avec plaisir recevroit de ma main
La moins digne beauté qu'elle cache en son sein. Jules céda lui-même au torrent qui m'entraîne2. Si le peuple demain ne voit partir la Reine,
1. L'édition de 1702 a recevoir. 2. Voyez ci-dessus les vers 387-390.
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