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ACTE IV.

SCÈNE PREMIÈRE.

BÉRÉNICE, seule.

Phénice ne vient point? Moments trop rigoureux,
Que vous paroissez lents à mes rapides vœux1!
Je m'agite, je cours, languissante, abattue;
La force m'abandonne, et le repos me tue.
Phénice ne vient point? Ah! que cette longueur
D'un présage funeste épouvante mon cœur!
Phénice n'aura point de réponse à me rendre.

955

Titus, l'ingrat Titus n'a point voulu l'entendre:
Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur.

960

SCÈNE II.

BÉRENICE, PHÉNICE.

BÉRÉNICE.

Chère Phénice, hé bien! as-tu vu l'Empereur?
Qu'a-t-il dit? Viendra-t-il?

PHÉNICE.

Oui, je l'ai vu, Madame,

Et j'ai peint à ses yeux le trouble de votre âme.

1. « Je me souviens, dit Voltaire, d'avoir vu autrefois une tragédie de Saint Jean-Baptiste, supposée antérieure à Bérénice, dans laquelle on avait inséré toute cette tirade pour faire croire que Racine l'avait volée. »

J. RACINE. II

27

J'ai vu couler des pleurs qu'il vouloit retenir.

Vient-il?

BÉRÉNICE.

PHÉNICE.

965

N'en doutez point, Madame, il va venir. Mais voulez-vous paroître en ce désordre extrême? Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même. Laissez-moi relever ces voiles détachés,

Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés. 970 Souffrez que de vos pleurs je répare l'outrage.

BÉRÉNICE.

Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage.
Et que m'importe, hélas! de ces vains ornements1?
Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements,
Mais que dis-je,
dis-je, mes pleurs? si ma perte certaine,
Si ma mort toute prête enfin ne le ramène2,
Dis-moi, que produiront tes secours superflus,
Et tout ce foible éclat qui ne le touche plus ?

PHÉNICE.

975

Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche?
J'entends du bruit, Madame, et l'Empereur s'approche.
Venez, fuyez la foule, et rentrons promptement.
Vous l'entretiendrez seul dans votre appartement.

1. Après ce vers, la Harpe, Geoffroy et M. Aimé-Martin ne mettent qu'une virgule. Les deux derniers en placent une aussi après le vers 976, où la Harpe a un point d'interrogation. Nous suivons la ponctuation de toutes les anciennes éditions. Nous suivons également ces éditions en écrivant Et, et non Eh! au commencement du vers 973.

2. Dans les anciennes éditions, rameine : voyez ci-dessus, p. 395, note 3.

SCÈNE III.

TITUS, PAULIN, SUITE.

TITUS.

De la Reine, Paulin, flattez l'inquiétude.
Je vais la voir. Je veux un peu de solitude.
Que l'on me laisse.

PAULIN.

O ciel! que je crains ce combat! 985 Grands Dieux, sauvez sa gloire et l'honneur de l'État. Voyons la Reine.

SCENE IV.

TITUS, seul.

Hé bien! Titus, que viens-tu faire?

990

Bérénice t'attend. Où viens-tu, téméraire?
Tes adieux sont-ils prêts? T'es-tu bien consulté?
Ton cœur te promet-il assez de cruauté?
Car enfin au combat qui pour toi se prépare
C'est peu d'être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens, m'accabler de leurs larmes,
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir?

1. Ou le théâtre reste vide, ou Titus voit Bérénice: s'il la voit, il doit donc dire qu'il l'évite, ou lui parler. (Voltaire.) « Il est clair, dit la Harpe,

que le théâtre reste vide. » L'abbé de Villars (p. 28) reproche à Racine « de ne s'être pas mis en peine de la liaison des scènes et d'avoir laissé plusieurs fois le théâtre vide. »

Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir?
Je viens percer un cœur que j'adore, qui m'aime.
Et pourquoi le percer? Qui l'ordonne? Moi-même. 1000
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits?
L'entendons-nous crier autour de ce palais?
Vois-je l'État penchant au bord du précipice?
Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice?

Tout se tait; et moi seul, trop prompt à me troubler,
J'avance des malheurs que je puis reculer.

Et qui sait si sensible aux vertus de la Reine,
Rome ne voudra point l'avouer pour Romaine?
Rome peut par son choix justifier le mien.
Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
Que Rome avec ses lois mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d'amour, tant de persévérance :
Rome sera pour nous.... Titus, ouvre les yeux!
Quel air respires-tu? N'es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le lait sucée1,
Par crainte ou par amour ne peut être effacée?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N'as-tu pas en naissant entendu cette voix?
Et n'as-tu pas encore ouï la renommée
T'annoncer ton devoir jusque dans ton armée?
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeoit, ne l'entendis-tu pas?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire?
Ah! lâche, fais l'amour, et renonce à l'Empire':

1010

1015

1020

1. Les éditions de 1687 et de 1697 ont l'ancienne orthographe succee; celles de 1671 et de 1676 portent sucée.

2. Dans l'édition de 1768 ce vers se lit ainsi :

Ah! lâche, fuis l'anfour, et renonce à l'Empire.

La Harpe et Geoffroy, cette occasion, prodiguent d'incroyables injures à l'ancien éditeur (Luneau de Boisjermain). Il nous paraît bien cependant qu'il ne s'agit ici que d'une faute d'impression.

1025

Au bout de l'univers va, cours te confiner,
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
Qui devoient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
Depuis huit jours je règne; et jusques à ce jour,
Qu'ai-je fait pour l'honneur? J'ai tout fait
pour
l'amour.
D'un temps si précieux quel compte puis-je rendre?
Où sont ces heureux jours que je faisois attendre?
Quels pleurs ai-je séchés? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits?
L'univers a-t-il vu changer ses destinées?
Sais-je combien le ciel m'a compté de journées?
Et de ce peu de jours, si longtemps attendus,
Ah! malheureux, combien j'en ai déjà perdus 1!
Ne tardons plus : faisons ce que l'honneur exige;
Rompons le seul lien....

SCÈNE V.

BÉRÉNICE, TITUS.

BÉRÉNICE, en sortant.

1035

Non, laissez-moi, vous dis-je.

En vain tous vos conseils me retiennent ici :

Il faut que je le voie. Ah, Seigneur! vous voici.
Hé bien, il est donc vrai que Titus m'abandonne?
Il faut nous séparer; et c'est lui qui l'ordonne.

TITUS.

N'accablez point, Madame, un prince malheureux. 1045

1. C'est le mot de Titus que Suétone (Titus, chapitre vIII) nous a conservé: Amis, j'ai perdu ma journée : » « Recordatus quondam super cœnam quod « nihil cuiquam toto die præstitisset, memorabilem illam meritoque laudatam « vocem edidit: Amici, diem perdidi.

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