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Depuis le jour fatal que la fureur des eaux
Presque aux yeux de l'Épire écarta nos vaisseaux'.
Combien dans cet exil ai-je souffert d'alarmes !
Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes,
Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger
Que ma triste amitié ne pouvoit partager!
Surtout je redoutois cette mélancolie

Où j'ai vu si longtemps votre âme ensevelie.
Je craignois que le ciel, par un cruel secours,
Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours.
Mais je vous vois, Seigneur; et si j'ose le dire,
Un destin plus heureux vous conduit en Épire:
Le pompeux appareil qui suit ici vos pas
N'est point d'un malheureux qui cherche le trépas.

ORESTE.

Hélas! qui peut savoir le destin qui m'amène?
L'amour me fait ici chercher une inhumaine.
Mais qui sait ce qu'il doit ordonner de mon sort,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort?

PYLADE.

Quoi? votre âme à l'amour en esclave asservie
Se repose sur lui du soin de votre vie?

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Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts2,
Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers?
Pensez-vous qu'Hermione, à Sparte inexorable,
Vous prépare en Épire un sort plus favorable?
Honteux d'avoir poussé tant de vœux superflus,
Vous l'abhorriez; enfin vous ne m'en parliez plus.
Vous me trompiez, Seigneur.

ORESTE.

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Je me trompois moi-même.

1.Var. Presque aux yeux de Mycène écarta nos vaisseaux. (1668 et 73)

2. Var. Par quels charmes, après tant de tourments soufferts,

Peut-il vous inviter à rentrer dans ses fers? (1668-87)

Ami, n'accable point un malheureux qui t'aime 1.
T'ai-je jamais caché mon cœur et mes desirs?
Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.
Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille
En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille',
Tu vis mon désespoir; et tu m'as vu depuis

Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.

Je te vis à regret, en cet état funeste,

Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,
Toujours de ma fureur interrompre le cours,
Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.
Mais quand je me souvins que parmi tant d'alarmes
Hermione à Pyrrhus prodiguoit tous ses charmes3,
Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris
Voulut en l'oubliant punir tous ses mépris*.

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1. Var. Ami, n'insulte point un malheureux qui t'aime. (1668 et 73) 2. Oreste, dans l'Andromaque d'Euripide (vers 948-963), accuse aussi Ménélas de ce manque de foi. Il dit à Hermione :

Ἐμὴ γὰρ οὖσα πρίν,

Σὺν τῷδε ναίεις ἀνδρὶ σοῦ πατρὸς κάκη,
Ὃς, πρὶν τὰ Τροίας ἐσβαλεῖν ὁρίσματα,
Γυναῖκ' ἐμοί σε δοὺς, ὑπέσχεθ ̓ ὕστερον

Τῷ νῦν σ ̓ ἔχοντι, Τρωάδ ̓ εἰ πέρσει πόλιν....
Ἤλγουν μὲν, ἤλγουν.

Σῶν δὲ στερηθεὶς ᾠχόμην άκων γάμων.

3. Voltaire, comme le fait remarquer la Harpe, a imité ce vers dans la Henriade, chant IX :

D'Estrée à son amant prodiguait ses appas.

Mais le vers de Voltaire serait un mauvais commentaire de celui de Racine. «Oreste, dit Louis Racine, veut dire seulement qu'Hermione, qui l'a oublié, ne songe qu'à plaire à Pyrrhus. » L'expression si poétique et si passionnée que le poëte lui a mise dans la bouche, fut de bonne heure détournée de son vrai sens par la malignité de la critique. Subligny (Folle querelle, acte III, scène Iv) en fait l'objet d'une raillerie vulgaire.

4. Var. Voulut, en l'oubliant, venger tous ses mépris (a). (1668 et 73)

(a) Subligny avait dit dans la Préface de la Folle querelle : « Tant qu'il écrira ainsi, on dira toujours qu'il exprime ses pensées à contre-sens, parce qu'on voit bien qu'il a prétendu dire: punir ses mépris, et non pas les ven

Je fis croire et je crus ma victoire certaine ;

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Je pris tous mes transports pour des transports de haine;
Détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits,
Je défiois ses yeux de me troubler jamais.
Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.
En ce calme trompeur j'arrivai dans la Grèce1;
Et je trouvai d'abord ses princes rassemblés,
Qu'un péril assez grand sembloit avoir troublés.
J'y courus. Je pensai que la guerre et la gloire
De soins plus importants rempliroient ma mémoire;
Que mes sens reprenant leur première vigueur,
L'amour achèveroit de sortir de mon cœur.
Mais admire avec moi le sort dont la poursuite
Me fait courir alors au piége que j'évite2.
J'entends de tous côtés qu'on menace Pyrrhus;
Toute la Grèce éclate en murmures confus;
On se plaint qu'oubliant son sang et sa promesse
Il élève en sa cour l'ennemi de la Grèce,
Astyanax, d'Hector jeune et malheureux fils,
Reste de tant de rois sous Troie ensevelis.
J'apprends que pour ravir son enfance au supplice
Andromaque trompa l'ingénieux Ulysse,
Tandis qu'un autre enfant, arraché de ses bras,
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.
On dit que peu sensible aux charmes d'Hermione,
Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne;
Ménélas, sans le croire, en paroît affligé,

1. Var. Dans ce calme trompeur j'arrivai dans la Grèce. (1668-87)
2. Var. Me fait courir moi-même au piége que j'évite (a). (1668 et 73)

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ger. » Bien que cet emploi, un peu latin peut-être, du verbe venger n'eût, ce nous semble, rien de choquant, Racine, comme l'on voit, a tenu compte de la critique.

(a) « Ce moi-même, avait dit Subligny (acte III, scène vin), n'est-il pas une belle cheville? » Il avait, au même endroit, fait sur ce vers et sur le précédent d'autres chicanes, auxquelles Racine, avec raison, ne s'est pas rendu.

G

Et se plaint d'un hymen si longtemps négligé.
Parmi les déplaisirs où son âme se noie,

Il s'élève en la mienne une secrète joie :
Je triomphe; et pourtant je me flatte d'abord
Que la seule vengeance excite ce transport.

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Mais l'ingrate en mon cœur reprit bientôt sa place : 85
De mes feux mal éteints je reconnus la trace1;
Je sentis que ma haine alloit finir son cours,
Ou plutôt je sentis que je l'aimois toujours.
Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.

On m'envoie à Pyrrhus : j'entreprends ce voyage.
Je viens voir si l'on peut arracher de ses bras
Cet enfant dont la vie alarme tant d'États :
Heureux si je pouvois, dans l'ardeur qui me presse,
Au lieu d'Astyanax lui ravir ma princesse !
Car enfin n'attends pas que mes feux redoublés
Des périls les plus grands puissent être troublés.
Puisqu'après tant d'efforts ma résistance est vaine,
Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne 2.
J'aime je viens chercher Hermione en ces lieux,
La fléchir, l'enlever, ou mourir à ses yeux.

:

Toi qui connois Pyrrhus, que penses-tu qu'il fasse? Dans sa cour, dans son cœur, dis-moi ce qui se passe. Mon Hermione encor le tient-elle asservi?

Me rendra-t-il, Pylade, un bien qu'il m'a ravi'?

PYLADE.

Je vous abuserois si j'osois vous promettre

1. C'est une imitation du vers de Virgile (Énéide, livre IV, vers 23) :

Agnosco veteris vestigia flammæ.

Corneille a dit, dans Sertorius (vers 263 et 264):

On a peine à haïr ce qu'on a bien aimé,

Et le feu mal éteint est bientôt rallumé.

2. Var. Je me livre en aveugle au transport qui m'entraîne. (1668-87) 3. Var. Me rendra-t-il, Pylade, un cœur qu'il m'a ravi? (1668-76)

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Qu'entre vos mains, Seigneur, il voulût la remettre :
Non que de sa conquête il paroisse flatté.
Pour la veuve d'Hector ses feux ont éclaté :
Il l'aime. Mais enfin cette veuve inhumaine
N'a payé jusqu'ici son amour que de haine;
Et chaque jour encore on lui voit tout tenter
Pour fléchir sa captive, ou pour l'épouvanter.
De son fils, qu'il lui cache, il menace la tête',
Et fait couler des pleurs, qu'aussitôt il arrête.
Hermione elle-même a vu plus de cent fois
Cet amant irrité revenir sous ses lois,
Et de ses vœux troublés lui rapportant l'hommage,
Soupirer à ses pieds moins d'amour que de rage.
Ainsi n'attendez pas que l'on puisse aujourd'hui
Vous répondre d'un cœur si peu maître de lui:
Il peut, Seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu'il hait, et punir ce qu'il aime2.

ORESTE.

Mais dis-moi de quel œil Hermione peut voir
Son hymen différé, ses charmes sans pouvoir'?

PYLADE.

Hermione, Seigneur, au moins en apparence,
Semble de son amant dédaigner l'inconstance,
Et croit que trop heureux de fléchir sa rigueur*,

1. Var. Il lui cache son fils, il menace sa tête. (1668-87) 2. Var. Épouser ce qu'il hait, et perdre ce qu'il aime. (1668-87) 3. Var. Ses attraits offensés et ses yeux sans pouvoir (a). (1668 et 73) 4.Var. Et croit que trop heureux d'apaiser sa rigueur (b). (1668 et 73)

ΙΙΟ

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(a) Subligny (et plusieurs éditeurs l'ont à tort suivi) cite ainsi le vers précédent, dans sa comédie (acte III, scène viii) :

Mais dis-moi de quels yeux Hermione peut voir;

et il dit : « De quels yeux une personne peut voir ses yeux. Voilà une étrange expression! » Avec la leçon « de quel œil la faute était beaucoup moins apparente. Cependant Racine a mis la critique à profit.

(b) Subligny, dans sa Préface, avait blâmé apaiser: « On lui répondra qu'on n'apaise point une rigueur, mais qu'on l'adoucit, »

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