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die, ni de mettre des héros sur le théâtre, qui auroient été connus de la plupart des spectateurs. Les personnages tragiques doivent être regardés d'un autre œil que nous ne regardons d'ordinaire les personnages que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect que l'on a pour les héros augmente à mesure qu'ils s'éloignent de nous major e longinquo reverentia'. L'éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. Car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j'ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C'est ce qui fait, par exemple, que les personnages turcs, quelque modernes qu'ils soient, ont de la dignité sur notre théâtre. On les regarde de bonne heure comme anciens. Ce sont des mœurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le Serrail, que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre.

C'étoit à peu près de cette manière que les Persans étoient anciennement considérés des Athéniens. Aussi le poëte Eschyle ne fit point de difficulté d'introduire dans une tragédie la mère de Xerxès, qui étoit peut-être encore vivante, et de faire représenter sur le théâtre d'Athènes la désolation de la cour de Perse après la déroute de ce prince. Cependant ce même Eschyle s'étoit trouvé en personne à la bataille de Salamine, où Xerxès avoit été vaincu. Et il s'étoit trouvé encore à la défaite

1. VAR. (édit. de 1676 et de 1687): les personnes que nous Il y a vu, sans accord, dans les deux éditions indi

avons vu.

quées.

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2. « De loin le respect est plus grand. » (Tacite, Annales, livre I, chapitre XLVII.)

3. Dans la tragédie intitulée : les Perses.

des lieutenants de Darius, père de Xerxès, dans la plaine de Marathon. Car Eschyle étoit homme de guerre, et il étoit frère de ce fameux Cynégire dont il est tant parlé dans l'antiquité, et qui mourut si courageusement en attaquant un des vaisseaux du roi de Perse.

Dans les éditions de 1676-87, la préface se termine ainsi : « Je me suis attaché à bien exprimer dans ma tragédie ce que nous savons des mœurs et des maximes des Turcs. Quelques gens ont dit que mes héroïnes étoient trop savantes en amour et trop délicates pour des femmes nées parmi des peuples qui passent ici pour barbares. Mais sans parler de tout ce qu'on lit dans les relations des voyageurs, il me semble qu'il suffit de dire que la scène est dans le Serrail. En effet, y a-t-il une cour au monde où la jalousie et l'amour doivent être si bien connues* que dans un lieu où tant de rivales sont enfermées ensemble, et où toutes ces femmes n'ont point d'autre étude, dans une éternelle oisiveté, que d'apprendre à plaire et à se faire aimer? Les hommes vraisemblablement n'y aiment pas avec la même délicatesse. Aussi ai-je pris soin de mettre une grande différence entre la passion de Bajazet et les tendresses de ses amantes. Il garde au milieu de son amour la férocité ** de la nation. Et si l'on trouve étrange qu'il consente plutôt de mourir que d'abandonner ce qu'il aime et d'épouser ce qu'il n'aime pas, il ne faut que lire l'histoire des Turcs. On verra partout le mépris qu'ils font de la vie. On verra en plusieurs endroits à quel excès ils portent les passions; et ce que la simple amitié est capable de leur faire faire. Témoin un des fils de Soliman, qui se tua lui-même sur le corps de son frère aîné, qu'il aimoit tendrement, et que l'on avoit fait mourir pour lui assurer l'Empire ***. »

* Il y a bien connues, au féminin, dans les deux éditions. ** Cette expression est prise ici au sens du latin ferocitas, qu'aujourd'hui nous traduirions plutôt par fierté, fierté farouche.

*** Ce frère de Mustapha était le dernier des enfants de Soliman II et de Roxelane. Il se nommait Zeanger ou Giangir (le Bossu). Suivant l'historien de Hammer, la mort tragique de Mustapha, que Giangir

aimait de l'amour le plus tendre, le jeta dans une sombre mélancolie, qui abrégea ses jours. Telle est aussi la version adoptée par Busbecq, ambassadeur à Constantinople de Ferdinand Ier, roi des Romains. Mais celle que Racine a suivie se trouve dans l'Histoire universelle de de Thou (livre XII), dans l'Histoire générale du Serrail de Michel Baudier (1626), dans l'Histoire générale des Turcs par du Verdier (1665). La mort de Mustapha a été le sujet de plusieurs tragédies antérieures à Bajazet. Voyez ci-dessus la Notice, p. 464. L'histoire de Mustapha, de Soliman et de Roxelane a également été racontée ou plutôt arrangée dans le roman de Mlle de Scudéry intitulé : Ibrahim, ou l'Illustre Bassa (1641).

ACTEURS.

BAJAZET, frère du Sultan Amurat.

ROXANE, Sultane, favorite du Sultan Amurat.

ATALIDE, fille du sang ottoman1.

ACOMAT, grand visir.

OSMIN, confident du grand visir.

ZATIME, esclave de la Sultane.
ZAÏRE, esclave d'Atalide.

La scène est à Constantinople, autrement dite Bysance,
dans le Serrail du Grand Seigneur.

1. C'est-à-dire (d'après le sens propre et spécial du mot ottoman) du sang de l'émir Othman ou Osman, qui fonda la puissance turque dans l'Asie Mineure, au commencement du quatorzième siècle, et de qui descend la dynastie turque. Voyez ci-après le vers 169.

BAJAZET.

TRAGÉDIE.

ACTE I.

SCENE PREMIERE.

ACOMAT, OSMIN.

ACOMAT.

Viens, suis-moi. La Sultane en ce lieu se doit rendre. Je pourrai cependant te parler et t'entendre.

OSMIN.

Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on dans ces lieux', Dont l'accès étoit même interdit à nos yeux?

Jadis une mort prompte eùt suivi cette audace.

ACOMAT.

Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,
Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.
Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
Que ton retour tardoit à mon impatience!
Et que d'un œil content je te vois dans Bysance'!

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1. Var. Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on en ces lieux? (1672-87) 2. Racine a pensé qu'en vers il valait mieux nommer Constantinople de son ancien nom de Byzance. Dalibray, dans sa tragi-comédie de Soliman (1637), remplace également le nom de Constantinople par celui de Bisance, de même qu'il donne à la Turquie le nom de Thrace.

J. RACINE. II

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