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Bientôt de son erreur sera désabusée.

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Car enfin Bajazet ne sait point se cacher :

Je connois sa vertu prompte à s'effaroucher.

Il faut qu'à tous moments, tremblante et secourable,
Je donne à ses discours un sens plus favorable.
Bajazet va se perdre. Ah! si, comme autrefois,
Ma rivale cut voulu lui parler par ma voix !
Au moins si j'avois pu préparer son visage !
Mais, Zaïre, je puis l'attendre à son passage1 :
D'un mot ou d'un regard je puis le secourir.
Qu'il l'épouse, en un mot, plutôt que de périr.
Si Roxane le veut, sans doute il faut qu'il meure.
Il se perdra, te dis-je. Atalide, demeure :
Laisse, sans t'alarmer, ton amant sur sa foi.
Penses-tu mériter qu'on se perde pour toi?
Peut-être Bajazet, secondant ton envie,
Plus que tu ne voudras aura soin de sa vie.

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Ah! dans quels soins, Madame, allez-vous vous plonger?
Toujours avant le temps faut-il vous affliger?
Vous n'en pouvez douter, Bajazet vous adore.
Suspendez ou cachez l'ennui qui vous dévore. ·
N'allez point par vos pleurs déclarer vos amours.
La main qui l'a sauvé le sauvera toujours,
Pourvu qu'entretenue en son erreur fatale2,
Roxane jusqu'au bout ignore sa rivale.

Venez en d'autres lieux enfermer vos regrets,
Et de leur entrevue attendre le succès.

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ATALIDE.

Hé bien! Zaïre, allons. Et toi, si ta justice

1. Var. Mais, Zaïre, je puis attendre son passage. (1672)

2. L'erreur où la destinée l'entraîne. Fatale est employé ici dans le sens de son étymologie. Comparez plus haut, vers 239; et plus bas, vers 421.

J. RACINE. II

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De deux jeunes amants veut punir l'artifice,
O ciel, si notre amour est condamné de toi,
Je suis la plus coupable: épuise tout sur moi.

FIN DU PREMIER ACTE.

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ACTE II.

SCÈNE PREMIÈRE.

BAJAZET, ROXANE.

ROXANE.

Prince, l'heure fatale est enfin arrivée
Qu'à votre liberté le ciel a réservée.
Rien ne me retient plus, et je puis dès ce jour
Accomplir le dessein qu'a formé mon amour.
Non que vous assurant d'un triomphe facile,
Je mette entre vos mains un empire tranquille;
Je fais ce que je puis, je vous l'avois promis :
J'arme votre valeur contre vos ennemis;
J'écarte de vos jours un péril manifeste;
Votre vertu, Seigneur, achèvera le reste.
Osmin a vu l'armée; elle penche pour vous;
Les chefs de notre loi conspirent avec nous;

Le Visir Acomat vous répond de Bysance;

Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
Cette foule de chefs, d'esclaves, de muets,

Peuple que dans ses murs renferme ce palais,
Et dont à ma faveur les âmes asservies

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1. Ricaut, dans son Histoire de l'état présent de l'Empire ottoman (p. 64), parle ainsi des muets : « Il y a outre les pages, une autre espèce de serviteurs domestiques à la cour des princes ottomans, que l'on nomme Bizchami ou muets, et qui sont naturellement sourds et par conséquent muets. » Les muets étaient les exécuteurs ordinaires des arrêts de mort dans le Serrail, Gabriel Bounyn, dans sa tragédie de la Soltane, a introduit des muets par lesquels le Soltan (Soliman) fait étrangler son fils Mustapha.

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M'ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.
Commencez maintenant. C'est à vous de courir
Dans le champ glorieux que j'ai su vous ouvrir.
Vous n'entreprenez point une injuste carrière;
Vous repoussez, Seigneur, une main meurtrière :
L'exemple en est commun; et parmi les Sultans,
Ce chemin à l'Empire a conduit de tout temps1.
Mais pour mieux commencer, hâtons-nous l'un et l'autre
D'assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.
Montrez à l'univers, en m'attachant à vous,

Que quand je vous servois, je servois mon époux2;

Et

par le nœud sacré d'un heureux hyménée Justifiez la foi que je vous ai donnée.

BAJAZET.

Ah! que proposez-vous, Madame?

ROXANE.

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Hé quoi, Seigneur?

Quel obstacle secret trouble notre bonheur?

ᏴᎪᎫᎪᏃᎬᎢ .

Madame, ignorez-vous que l'orgueil de l'Empire........
Que ne m'épargnez-vous la douleur de le dire?

ROXANE.

Oui, je sais que depuis qu'un de vos empereurs,
Bajazet, d'un barbare éprouvant les fureurs,
Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,
Et par toute l'Asie à sa suite traînée,

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De l'honneur ottoman ses successeurs jaloux

Ont daigné rarement prendre le nom d'époux'.

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1. M. Aimé-Martin a mis le pluriel : « de tous temps. » 2. Var. Que quand je vous servois, j'ai servi mon époux. (1672) 3. A propos des noces de Soliman [er et de Roxelane, du Verdier s'exprime ainsi : « Ces noces se firent avec un étonnement général; car la coutume des Ottomans était de n'avoir que des concubines et ne point épouser des femmes, pour éviter l'ignominic que Tamerlan fit souffrir à la femme de Bajazet. (Abrégé de l'Histoire des Turcs, tome II, p. 575.) Le Bajazet dont il est ques

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Mais l'amour ne suit point ces lois imaginaires;
Et sans vous rapporter des exemples vulgaires,
Solyman' (vous savez qu'entre tous vos aïeux,
Dont l'univers a craint le bras victorieux,
Nul n'éleva si haut la grandeur ottomane),
Ce Solyman jeta les yeux sur Roxelane.
Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier
A son trône, à son lit daigna l'associer,

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Sans qu'elle eût d'autres droits au rang d'impératrice Qu'un peu d'attraits peut-être, et beaucoup d'artifice. 470

BAJAZET.

Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,
Ce qu'étoit Solyman, et le peu que je suis.
Solyman jouissoit d'une pleine puissance :
L'Egypte ramenée à son obéissance,

Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil,
De tous ses défenseurs devenu le cercueil,
Du Danube asservi les rives désolées,

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tion ici est Bajazet (Ilderim ou Gulderum, c'est-à-dire Foudre) Ier du nom, cinquième empereur des Turcs, vaincu et fait prisonnier par Tamerlan en 1402. Baudier, dans son Histoire générale du Serrail, p. 51, dit aussi : « La loi qui fut établie dans le conseil du prince, ordonnant que les Sultans n'épouseroient point de femmes, prit naissance du règne de Bajazet Ior, lequel ayant épousé une femme de la maison des Paléologues, empereurs de Constantinople, la vit par le désastre de la guerre captive avec soi entre les mains de Tamerlanes, empereur des Tartares, et traitée avec tant de mépris, qu'un jour ce Scythe les faisant manger tous deux à sa table, commanda à cette princesse de se lever et aller au buffet prendre sa coupe pour lui verser à boire. » — Desmares, dans sa tragi-comédie de Roxelane (acte I, scène 11), avait, avant Racine, rappelé cette tradition historique sur Bajazet Ier:

Ce prince malheureux, que la scythique rage
Força de terminer ses jours en une cage,
Apprenant qu'on avoit indignement traité
Du sang paléologue une illustre beauté,
Compagne de son lit comme de son empire,
Ressentit de ses maux le dernier et le pire;
Et pour ressouvenir de son ressentiment,
Aux rois ses successeurs laissa pour testament
D'ôter de leur État la qualité de reine,
Pour ne jamais souffrir une pareille peine.

1. Soliman Ier (le Magnifique), qui régna si glorieusement de 1520 à 1566.

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