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PYRRHUS.

Tu l'as vu, comme elle m'a traité.

Je pensois, en voyant sa tendresse alarmée,
Que son fils me la dût renvoyer désarmée.
J'allois voir le succès de ses embrassements :
Je n'ai trouvé que pleurs mêlés d'emportements.
Sa misère l'aigrit; et toujours plus farouche,
Cent fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche.
Vainement à son fils j'assurois mon secours :

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« C'est Hector, disoit-elle en l'embrassant toujours;
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace1;
C'est lui-même, c'est toi, cher époux, que j'embrasse'.
Et quelle est sa pensée? Attend-elle en ce jour
Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour?

PHOENIX.

Sans doute. C'est le prix que vous gardoit l'ingrate.
Mais laissez-la, Seigneur.

1. Sic oculos, sic ille manus, sic ora ferebat.

(Virgile, Énéide, livre III, vers 490.)

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Ce vers a pu s'offrir d'autant plus naturellement à l'imitation de Racine, que Virgile le met dans la bouche d'Andromaque. Il y a aussi un passage semblable dans les Troyennes de Sénèque (vers 462 et 465-468) :

O nate, magni certa progenies patris,...
Nimiumque patri similis: hos vultus meus
Habebat Hector; talis incessu fuit,
Habituque talis; sic tulit fortes manus ;

Sic celsus humeris, fronte sic torva minax.

2. On rapporte que Quinault Dufresne imitait la voix d'une femme en prononçant ces paroles : « C'est Hector, disoit-elle, etc.; et que reprenant ensuite une voix plus mâle, il continuait avec fierté :

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Et quelle est sa pensée? Attend-elle en ce jour....

Ce contraste hardi produisait, ajoute-t-on, le plus grand effet, grâce au talent de l'acteur. « Mais, disent les éditeurs du Racine de 1807, il nous est impossible de nous figurer par quel effort un acteur aurait pu faire supporter dans Pyrrhus ce qu'on passe tout au plus à Sosie. » Sans révoquer en doute le témoignage de ceux qui avaient entendu Dufresne, il faut convenir que le comédien devait avoir besoin, pour réussir, d'un art bien discret.

PYRRHUS.

Je vois ce qui la flatte.

Sa beauté la rassure; et malgré mon courroux,
L'orgueilleuse m'attend encore à ses genoux.
Je la verrois aux miens, Phoenix, d'un œil tranquille.
Elle est veuve d'Hector, et je suis fils d'Achille :
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.

PHOENIX.

Commencez donc, Seigneur, à ne m'en parler plus1.
Allez voir Hermione; et content de lui plaire,
Oubliez à ses pieds jusqu'à votre colère.
Vous-même à cet hymen venez la disposer.
Est-ce sur un rival qu'il s'en faut reposer?
Il ne l'aime que trop.

PYRRHUS.

Crois-tu, si je l'épouse,

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Qu'Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse?? 670

1. Racine, qui avait longtemps fait ses délices des poésies d'Ovide, a peutêtre ici mis à profit le souvenir de ces vers du poëte latin (Remedia amoris, vers 647 et 648), que Louis Racine rappelle à propos en cet endroit :

Et malim taceas, quam te desisse loquaris.

Qui nimium multis : « Non amo » dicit, amat.

2. Var. Qu'Andromaque en secret n'en sera pas jalouse? (1668-76) << M. Despréaux, dit le Bolæana (p. 59), frondoit cette scène où M. Racine fait dire par Pyrrhus à son confident :

Crois-tu, si je l'épouse,

Qu'Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse?

Sentiment puéril qui revient à celui de Perse (Satire V, vers 168):

Censen' plorabit, Dave, relicta? »

Brossette atteste aussi ce jugement sévère de Boileau, qui avait remarqué, dit-il, que les spectateurs ne manquaient jamais de sourire en cet endroit. L'abbé du Bos (Reflexions critiques, 1e partie, section XVII) va plus loin, trop loin sans doute. Il dit qu'à la représentation de cette scène « le parterre rit presque aussi haut qu'à une scène de comédie.» Racine, que ce soit un sujet de reproche ou de louange, paraît certainement ici l'émule de Térence. Jean-Baptiste Rousseau écrivait à Brossette « qu'il avait toujours condamné cette scène en l'admirant, parce que, quelque belle qu'elle soit, elle est plutôt dans le genre comique ennobli que dans le genre tragique. »

PHOENIX.

Quoi? toujours Andromaque occupe votre esprit?
Que vous importe, ô Dieux! sa joie ou son dépit ?
Quel charme, malgré vous, vers elle vous attire?

PYRRHUS.

Non, je n'ai pas bien dit tout ce qu'il lui faut dire :
Ma colère à ses yeux n'a paru qu'à demi;
Elle ignore à quel point je suis son ennemi.
Retournons-y. Je veux la braver à sa vue,
Et donner à ma haine une libre étendue.
Viens voir tous ses attraits, Phoenix, humiliés.
Allons.

PHOENIX.

Allez, Seigneur, vous jeter à ses pieds.
Allez, en lui jurant que votre âme l'adore,
A de nouveaux mépris l'encourager encore.

PYRRHUS.

Je le vois bien, tu crois que prêt à l'excuser
Mon cœur court après elle, et cherche à s'apaiser.

Vous aimez : c'est assez.

PHOENIX.

PYRRHUS.

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Moi l'aimer? une ingrate 685 Qui me hait d'autant plus que mon amour la flatte? Sans parents, sans amis, sans espoir que sur moi, Je puis perdre son fils; peut-être je le doi. Étrangère.... que dis-je ? esclave dans l'Épire, Je lui donne son fils, mon âme, mon empire; Et je ne puis gagner dans son perfide cœur D'autre rang que celui de son persécuteur? Non, non, je l'ai juré, ma vengeance est certaine : Il faut bien une fois justifier sa haine. J'abandonne son fils. Que de pleurs vont couler! De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler!

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Quel spectacle pour elle aujourd'hui se dispose!
Elle en mourra, Phoenix, et j'en serai la cause.
C'est lui mettre moi-même un poignard dans le sein.

PHOENIX.

Et pourquoi donc en faire éclater le dessein?
Que ne consultiez-vous tantôt votre foiblesse ?

PYRRHUS.

Je t'entends. Mais excuse un reste de tendresse.
Crains-tu pour ma colère un si foible combat?
D'un amour qui s'éteint c'est le dernier éclat.
Allons. A tes conseils, Phoenix, je m'abandonne.
Faut-il livrer son fils ? faut-il voir Hermione ?

PHOENIX.

Oui, voyez-la, Seigneur, et par des vœux soumis
Protestez-lui....

PYRRHUS.

Faisons tout ce que j'ai promis.

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FIN DU SECOND ACTE.

ACTE III.

SCÈNE PREMIÈRE.

ORESTE, PYLADE.

PYLADE.

Modérez donc, Seigneur, cette fureur extrême.

Je ne vous connois plus : vous n'êtes plus vous-même. 710 Souffrez....

ORESTE.

Non, tes conseils ne sont plus de saison,

Pylade, je suis las d'écouter la raison.

C'est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice :
Il faut que je l'enlève, ou bien que je périsse.
Le dessein en est pris, je le veux achever.

Oui, je le veux.

PYLADE.

Hé bien, il la faut enlever :

J'y consens. Mais songez cependant où vous êtes.
Que croira-t-on de vous, à voir ce que vous faites ?
Dissimulez : calmez ce transport inquiet1;
Commandez à vos yeux de garder le secret.
Ces gardes, cette cour, l'air qui vous environne,
Tout dépend de Pyrrhus, et surtout Hermione '.

1. Var. Faites taire, Seigneur, ce transport inquiet. (1668-76)

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2. Var. Tout dépend de Pyrrhus, et surtout d'Hermione (a). (1668 et 73)

(a) M. Aimé-Martin a reçu dans son texte cette ancienne leçon, qui se lit aussi dans les éditions de 1736, de 1768 et de 1807, et que Geoffroy déclare une faute grossière.

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