Imágenes de páginas
PDF
EPUB

banderoles des cavaliers flottaient au vent, les hennissements de leurs chevaux se mêlaient au bruit des roues de l'artillerie. Bien au delà des premières voitures de la file, un corps de troupes, qui paraissait être l'avant-garde, était arrêté derrière une petite colline autour de laquelle tournait la route. Ces hommes faisaient sans doute une halte momentanée, pour donner aux voitures le temps de les rejoindre.

« Voyez-vous? dit Albino à OEil-Double; ils doivent avoir quelques soupçons, pour que leur avantgarde ne laisse pas même entre elle et les voitures la plus petite distance. »

OEil-Double ne répondait rien. Son œil perçant examinait attentivement ce corps d'avantgarde.

« Les chevaux de ces cavaliers sont bien frais, dit-il, pour des animaux qui ont pu boire à peine sur la route; voyez si ceux des deux détachements qui viennent après eux hennissent et piaffent comme les leurs. n

En deçà de la colline et à une assez longue distance de la file des voitures, qui étaient encore bien loin de l'éminence derrière laquelle était arrêté ce gros de cavaliers, six dragons marchaient au pas. Derrière ces six dragons, et à cent vares1 environ de

1. Un peu plus de 80 mètres.

distance, venait un autre groupe de cavaliers, unc soixantaine environ, précédant presque immédiatement les voitures. Enfin, derrière les chariots de bagage, les voitures et l'artillerie, venaient les autres hommies de l'escorte, les uns à cheval, les autres à, pied. Les chevaux de tous les cavaliers tendaient le cou et n'avançaient qu'avec peine. Le contraste entre ces animaux et ceux que montait la troupe cachée par la colline n'avait pas échappé à l'œil du métis. Tout d'un coup, à l'aspect d'un officier qui se montra au milieu du corps de cavalerie en repos, OEil-Double tressaillit, et il s'écria d'une voix de tonnerre:

« Trahison! trahison! c'est Elizondo! »

C'était Elizondo en effet qui parlait à ses soldats; mais la voix d'OEil-Double n'arriva pas jusqu'à ceux qu'elle voulait avertir.

Ruperto! dit précipitamment le vieillard, votre cheval n'est pas capable de nous suivre. La vie des chefs dépend du jarret de nos chevaux; attendeznous ici. Vite, vite, Albino, jetez-lui la longe de votre cheval de main. »

Je pris les deux laisses. Albino et OEil-Double se précipitèrent le long de la côte comme deux rochers qui bondissent sur une pente rapide, en répétant de toutes leurs forces les mots : « Trahison! trahison! » Je les perdis bientôt de vue dans un des détours qu'il leur fallait faire pour gagner la plaine.

Je restai seul, fort empêché de mes deux chevaux en main, et le cœur si troublé, qu'un nuage semblait me cacher comme un voile ce qui se passait au-dessous de moi. Les prédictions sinistres du vieillard, l'angoisse que me faisait éprouver le danger que couraient les chefs mexicains, tout contribuait à me serrer affreusement le cœur.

En cet instant, les six dragons de l'escorte d'Hidalgo tournèrent la colline; en apercevant ce gros de cavalerie, ils hésitèrent un instant, puis avancèrent. En un clin d'œil, ils furent entourés, désarmés et disséminés parmi leurs ennemis, sans avoir pu pousser un cri d'alarme. Les soixante cavaliers qui venaient après eux subirent le même sort; car, après avoir hésité comme les premiers, ils s'avancèrent, rassurés par l'aspect du colonel Elizondo, connu pour un chaud partisan de l'insurrection. Les pauvres diables ne soupçonnaient pas la trahison. Le colonel paraissait avoir environ trois cents hommes; il en prit deux cents, et s'avança vers les voitures. C'en était fait des quatre généraux. Elizondo s'arrêta le chapeau à la main devant l'une des voitures, qui fit halte. Un homme en descendit. A sa soutane, à ses longs cheveux blancs, je reconnus Hidalgo, qui tendait amicalement la main au traître. Dès ce moment, je n'aperçus plus que quelques scènes isolées de cet horrible drame. Les troupes d'Elizondo firent une décharge générale de

leurs carabines. Des faisceaux de lances entourèrent les voitures. Les quatre chefs étaient prisonniers. Une sueur froide mouillait mon front, et l'angoisse déchirait mon cœur.

Quand le nuage de poudre se fut un peu dissipé, j'aperçus de nouveau Elizondo à la portière d'une autre voiture. On dirigea un coup de feu contre lui; mais le traître ne tomba pas. Un cavalier déchargea à son tour son pistolet contre la voiture, d'où je ne tardai pas à voir sortir un homme qu'à sa figure, à ses cheveux blonds et à la fierté de son maintien, je reconnus pour Allende. Il tenait un jeune homme inanimé entre ses bras. J'ai su depuis que cette noble victime était son fils! Hidalgo, Allende, Abasolo et Aldama, furent contraints de monter à cheval; je les vis disparaître avec ceux qui avaient soif de leur sang; les voitures continuèrent à marcher, les unes vides, les autres portant des prisonniers d'un grade inférieur. Tout était consommé.

Je descendis de cheval, j'allai m'asseoir sur le revers de la route, et je laissai couler mes larmes. J'étais ainsi plongé dans une mortelle tristesse, quand le bruit du galop d'un cheval me fit lever les yeux. Ce cheval amenait vers moi un cadavre décapité, celui d'OEil-Double, maintenu sur la selle à l'aide d'une longue et forte corde. Par une épouvantable raillerie, on avait attaché la tête du métis entre ses bras! Ai-je besoin de vous dire que je

remplis avec un soin scrupuleux la dernière volonté du vieillard? Dois-je ajouter aussi que je trouvai dans la plaine le corps d'Albino qui dormait, comme l'avait dit le métis, du sommeil éternel? Leur dévouement inutile leur avait coûté la vie, et, selon la prédiction d'OEil-Double, j'arrivai seul à la septième noria de Bajan. Celle-là n'était pas desséchée. Peut-être la tête du vieillard est-elle encore suspendue à l'arbre sur lequel je la déposai!

Le capitaine cessa de parler. Le soleil se couchait derrière les arbres du petit jardin de M. L.... Le bruit lointain du vent dans les hautes herbes de la plaine voisine formait comme un accompagnement mélancolique aux dernières paroles de don Ruperto. M. L....se leva tout à coup, rentra sans mot dire dans son habitation, puis revint au bout de quelques instants. Il tenait à la main un volume qu'il me tendit ouvert. C'était le Cuadro historico du sénateur Carlos-Maria Bustamante. Mes yeux tombèrent sur une page où je lus ces mots qui confirmaient le récit que nous venions d'entendre:

La vigilance perfide d'Elizondo suivait ceux qu'il avait désignés en holocauste à la défection. Arrivés à Bajan, après avoir traversé les sept norias qui se trouvent entre ce point et le Saltillo, ils les rencontrèrent toutes desséchées d'après les ordres du colonel. » Le sénateur Bustamante ajoutait qu'à

« AnteriorContinuar »