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LE CAPITAINE

RUPERTO CASTAÑOS.

I

Le pont de Calderon.

La guerre de l'indépendance avait formé au Mexique une population qui est aujourd'hui bien éclaircie et bien isolée, par ses mœurs comme par ses souvenirs, de la société dont autrefois elle défendit si vaillamment la cause. Des guerrilleros, des aventuriers de toute sorte, composaient cette population exceptionnelle. Heureux le voyageur qui rencontre encore sur sa route quelques-uns de ces enfants perdus de la révolution mexicaine! Leurs confidences éclairent pour lui d'un nouveau jour une des époques sans contredit les plus curieuses de l'histoire contemporaine de la Nouvelle-Espagne.

Toutes les fois du moins que j'ai pu questionner ces vétérans des grandes luttes de 1810, j'ai recueilli des révélations, j'ai entendu des récits dont la trace ne s'est point effacée de ma mémoire. Parmi ces vieux soldats de l'indépendance, il en est un surtout en qui tous les instincts aventureux, toutes les sauvages passions de l'armée insurrectionnelle du Mexique, semblaient avoir trouvé leur personnification. Sa vie me fut racontée sur le théâtre même des campagnes de 1810 et 1811, et les aventures qui me mirent en relation avec le capitaine Ruperto Castaños étaient vraiment un digne prélude à ces récits. Aussi ne séparerai-je pas des romanesques souvenirs de l'ancien partisan les incidents, les scènes de voyage au milieu desquels se déroula devant moi cette étrange existence.

Entre Mexico et Guadalajara, capitale de l'État de Jalisco, à quelques lieues seulement de cette dernière ville, s'étend une plaine où s'est livré le combat le plus meurtrier peut-être qui ait jamais mis en présence les défenseurs de l'indépendance mexicaine et les successeurs des héros de la conquête. Un torrent traverse de l'est à l'ouest cette steppe aride et va se perdre, après un cours de trois quarts de lieue, dans le Rio-Tololotlan. Sur ce torrent est jeté un pont de pierre d'une seule arche; c'est le pont et la rivière de Calderon. La plainte des eaux qui coulent profondément encaissées entre

des berges à pic, le cri des aigles, le frémissement des herbes jaunies qui tapissent au loin le sol, tels sont les seuls bruits qui troublent aujourd'hui le silence de cette vaste arène où cent mille hommes combattirent depuis le lever jusqu'au coucher du soleil pour l'indépendance de leur pays. Malgré l'intérêt qu'un tel souvenir devrait appeler sur la plaine de Calderon, bien peu de voyageurs s'y arrêtent, et la plupart ne font même que la traverser à la hâte. D'autres souvenirs en effet que les souvenirs historiques planent sur ces tristes lieux, et plus d'une fâcheuse rencontre signale les bords du torrent de Calderon à la juste méfiance des touristes trop chargés de bagage. Pour moi, qui avais le bonheur de n'être pas de ceux-là, je m'étais promis, en quittant Mexico, de parcourir et d'étudier à loisir le théâtre d'une si mémorable lutte; j'avais même résolu de faire ma dernière halte, avant Guadalajara, dans un des jacales (huttes) qui se dressent çà et là le long du torrent, et je n'eus pas trop à me repentir d'avoir exécuté ce projet.

J'étais arrivé dans la plaine de Calderon vers la fin d'une longue journée de marche. Je me dirigeai résolûment vers une cabane bâtie non loin du pont. L'hôte de cette pauvre demeure me promit, pour moi et mon domestique, un souper ou quelque chose d'approchant, pour nos deux chevaux, une provende à peu près suffisante et un hangar en

guise d'écurie. Il ne nous en fallait pas davantage, et, après avoir mis pied à terre, sans m'occuper plus longtemps des apprêts de notre installation, je me dirigeai vers la plaine, que je comptais visiter en attendant le souper.

Un premier monument de la bataille de Calderon s'offrit à moi à quelques pas du jacal où j'étais descendu c'était une sorte de tumulus grossier, près duquel s'élevait un gommier à demi mort de vieillesse. Sur ce tumulus et aux branches de l'arbre étaient plantées plusieurs petites croix en mémoire des nombreuses victimes de la cruauté espagnole. Je passai outre, et je fus bientôt au milieu de l'arène où s'étaient rencontrées les deux armées. Avant de quitter la capitale du Mexique, j'avais lu quelques relations espagnoles des dernières révolutions de ce pays. C'était sous l'impression de ces récentes lectures que je parcourais le champ de bataille où tant d'intrépides adversaires ou défenseurs de la domination de Madrid dans la NouvelleEspagne avaient trouvé leur tombeau. Sur le théâtre même du drame, je m'en rappelai sans peine les héros et les principales péripéties. La guerre de l'indépendance mexicaine a duré dix ans, comme

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siége de Troie, et la bataille de Calderon peut

1. Parmi ces relations, les plus curieuses sans contredit sont celles de don Carlos Maria Bustamante, Cuadro Historico, et du docteur Mora, Mejico y sus revoluciones.

être regardée comme un des épisodes les plus remarquables de cette longue épopée qui attend encore son Homère. Rien n'a manqué à cette lutte héroïque. Espagnols et insurgés ont bravé la mort. avec la même audace. Du côté des Mexicains néanmoins, la superstition ranima plus d'une fois le courage des combattants. L'effigie de la Vierge de los Remedios, costumée en généralissime, marchait en tête de l'armée émancipatrice. Des prêtres et des moines étaient généraux et colonels. Un curé dont le nom est resté célèbre, Hidalgo, exerçait sur ces bandes fanatiques un pouvoir presque dictatorial. A côté de lui marchaient de vaillants capitaines, Allende, Aldama, Abasolo; du côté des Espagnols, c'étaient l'implacable général Calleja et le fougueux comte de la Cadena qui se trouvaient au premier rang. Des deux parts, les chefs se valaient. Néanmoins la discipline devait avoir l'avantage sur le désordre, et six mille Espagnols, façonnés aux rudes travaux de la guerre, mirent en déroute cent mille Mexicains lancés pêle-mêle au combat par des chefs inexpérimentés.

Il est peu de familles, espagnoles ou mexicaines, auxquelles le terrible anniversaire du 17 janvier 1811, date de cette bataille, ne rappelle une perte douloureuse. Le comte de la Cadena est une des plus célèbres victimes de cette funeste journée. Emporté par une de ces rages implacables qu'éveille

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