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Sans doute, ces copies ne valent pas les originaux. Dom Dewitte n'était pas un diplomatiste de premier ordre, bien que M. de Bréquigny, qui s'y connaissait et qui l'avait vu à l'œuvre, l'ait qualifié de « savant, fort exercé à lire les anciennes écritures. » Il a quelquefois des ignorances et des naïvetés qui font sourire, jusqu'à se brouiller dans l'interprétation, pourtant si simple, des abréviations per et pro. Son système de chronologie est déplorable. C'est à peine si, de loin en loin, il paraît soupçonner que les chronologistes du moyen âge ne dataient pas, comme nous, l'année du premier janvier. De là, ses perpétuelles interpositions de pièces, classées d'après l'année apparente, au lieu de se ranger suivant le cours de l'année réelle. Quand l'évidence est trop forte, il gourmande les notaires qui, à son jugement, ont écrit 1246, au lieu de 1247, et n'ont pas voulu corriger leur inadvertance, de peur d'encourir le reproche d'interpolation. Une fois, il avoue que, dans ce temps-là, l'année ne finissait qu'aux Pâques; mais il n'en poursuit pas moins son système. Confiant en lui-même, il néglige toutes les autorités extrinsèques. Peu lui importe que Du Chesne, que Malbrancq, que d'autres, aient copié avant lui les pièces qu'il a sous les yeux: il ne prend pas la peine de les consulter, et il aime mieux lire mal que de lire avec les yeux des autres. J'aime ce scrupule, qui me donne un gage de fidélité dans l'exactitude de la transcription, alors même que, ne comprenant pas le flamand, il date de 1262, en avance d'un siècle. entier, un acte de Louis de Male, comte de Flandre.

Malgré ces défauts, que je me fais un devoir de constater, mais qui sont rares, le Grand Cartulaire n'en garde pas moins sa très haute valeur. Il n'y a pas de copiste qui ne soit sujet à avoir des distractions, pas de transcripteur qui ne commette une bévue. Si Dom Dewitte écrit quelquefois Anum pour Anvin, Kiemule pour

1

Diplomata, carta, etc., t. I, prolégomènes, p. 297.

Voir, par exemple, la note marginale inscrite à la p. 91 du III volume.

Voir le testament de Baudouin de Guînes, du 9 janvier 1245.

C'est le n° 188 du III volume.

Kienville, des archivistes d'Etat, et j'en connais des mieux notés, ont lu Hela pour Helci, vir pour oïr, Inwerled pour Niwerled, etc. etc. Le mérite d'une œuvre ne saurait être atteint par ces lapsus : Non ego paucis

Offendar maculis, quas aut incuria fudit,

Aut humana parum cavit natura '.

Il ne faut pas oublier que nous avons-là, dans leur substance et dans tous leurs détails, plus de quatre mille titres divers de 648 à 1600, dont les neuf dixièmes sont inédits 2! ces titres intéressent nonseulement la ville et l'arrondissement de Saint-Omer, mais encore tous les autres arrondissements du Pas-de-Calais, l'arrondissement de Laon (Aisne), les arrondissements de Dunkerque, d'Hazebrouck et de Lille du département du Nord, les arrondissements de Bruges, de Dixmude, de Furnes, d'Ostende, de Roulers, de Thielt et d'Ypres de la Flandre occidentale belge, sans parler de plusieurs paroisses du Ponthieu, du Santerre, du Vermandois, du Cambrésis, des paroisses allemandes des environs de Cologne, et de plusieurs villages anglais voisins de Cantorbéry. Quel trésor pour la diplomatique et pour l'histoire du pays! Quelle richesse pour l'érudition locale, et pour l'étude comparée des mœurs, des usages et des institutions politiques!

VIII

On parle quelquefois de la poudre des Bibliothèques.... Cette injure du temps et ce dédain des hommes ont longtemps pesé, et je puis le dire, pèsent encore sur le Grand Cartulaire de Saint-Bertin. C'est une forêt si vaste que les plus intrépides ont peine à s'y aventurer. Les deux petits volumes de tables que Dom Dewitte

'Horace, Art. poét., v. 351-353.

'Le total des articles transcrits, de 648 à 1600, ne va qu'à 3913; mais il y a un certain nombre de chiffres bissés et beaucoup de vidimus qui renferment plusieurs actes différents sous un seul numéro.

nous a laissées, ont été dressées au point de vue de l'administration du Monastère, et sont d'un faible secours pour les recherches historiques. Pour être sûr d'y trouver ce que l'on cherche, il faut se résigner à tout lire! Or, si j'en excepte feu M. Alexandre Hermand et M. Louis Deschamps de Pas, je ne connais personne, pas même M. Henri de Laplane, ni M. A. Courtois, qui ait eu la patience de le faire.

La faute en est bien un peu au Chartularium Sithiense, que M. Guérard, de l'Institut, a fait imprimer, en 1841, dans la collection des Documents inédits sur l'Histoire de France, publiés sous les auspices du Ministère de l'Instruction publique. Lorsque parut cet ouvrage, intéressant à tant de titres et orné d'une remarquable Introduction, il fut accueilli comme une révélation par les érudits du nord de la France, qui y purent enfin savourer, dans un autre latin que celui de Malbrancq, le charme des Monumenta Bertiniensium. Que pouvait-on souhaiter de plus? On y trouvait la chronique du Monastère, des chartes inédites et variées, des renseignements curieux, le tout illustré par des tables copieuses où le moindre nom propre est exactement renseigné. La plupart s'en contentèrent, et l'on oublia presque l'existence du Grand Cartulaire.

Pourtant, si la publication du Chartularium Sithiense fut une satisfaction donnée au besoin impérieux qu'on éprouve aujourd'hui de retremper l'histoire aux sources vives des documents primitifs, les défauts de l'oeuvre ne tardèrent point à se manifester. L'éditeur, malgré son incontestable érudition et sa non moins certaine bonne volonté, s'était donné le tort de se cantonner dans le texte d'un seul manuscrit, le no 721 de l'ancienne Bibliothèque Bertinienne. Comment n'a-t-il pas su, et lui était-il impossible de savoir, que Dom Dewitte avait laissé une transcription littérale et fidèle du Vetus Folcwinus dans le ms no 815 de la Bibliothèque de Saint-Omer. ?

Quant à la partie subséquente, celle qui est l'œuvre de l'abbé Simon et de ses continuateurs, il n'avait pas le même choix, le cartulaire autographe étant perdu, et le ms no 723 s'étant momentané

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ment éclipsé. Force était donc de se contenter de la copie due à la plume d'Alard Tassart la scule qui existât malgré les trop visibles imperfections qui la déparent.

Mais, si le savant membre de l'Institut est excusable en ce dernier point, je me demande si M. Claude, son collaborateur, aux soins de qui il remettait avec confiance « la plus forte partie du travail1», n'aurait pas dû, en éditant ces deux parties du Chartularium Sithiense et en révisant le texte des cent vingt-quatre diplômes, de 648 à 1186, qui y sont insérés, s'inquiéter d'en collationner le texte sur les copies que contient le Grand Cartulaire. Il y en aurait trouvė soixante-dix, dont la transcription était faite d'après les originaux, et il aurait pris l'occasion de vérifier, en même temps, ne fut-ce que dans la collection Moreau qu'il avait sous la main, si le texte des cinquante-quatre autres pièces qu'il lisait dans Tassart et dans le manuscrit no 721, concordait avec les leçons que Dom Dewitte avait recueillies dans les manuscrits plus anciens dont on regrettait la perte.

il

Ces desiderata de l'édition Guérard, pour n'être appréciés que des hommes spéciaux, voués au méticuleux labeur de l'érudition locale, durent nécessairement ramener les esprits - je parle ici des délicats, les autres se contentent de peu à l'étude du Grand Cartulaire. Aussi, ne fautpas s'étonner de voir qu'en 1847 deux députés du Pas-de-Calais, antiquaires aussi distingués que passionnémet épris des intérêts scientifiques de la province, MM. H. de Laplane et Quenson, faisaient d'instantes démarches auprès du Ministre de l'Instruction publique, alors M. de Salvandy, pour obtenir de lui qu'il voulût bien patronner le projet d'une édition intégrale de l'œuvre qui a immortalisé le nom de Dom Charles Dewitte. Ils sentaient que le gouvernement seul était capable de faire face aux dépenses d'une si grosse entreprise; mais le gouvernement ne peut pas tout faire, et il y a en France bien des Cartulaires à publier!

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Cependant le Ministère de l'Instruction publique ne s'en tint pas, en ce qui concerne les chartes de S. Bertin, à l'édition si imparfaite de M. Guérard. M. H. de Laplane ayant eu la bonne fortune de retrouver quelque part n'était-ce pas dans la bibliothèque de M. Ch. Ilenneguier? le manuscrit no 723, contenant une rédaction ancienne de ce qu'on appelle le Chartularium Simonis, et la Bibliothèque de Boulogne ayant eu le bonheur d'acquérir cette précieuse épave du XIIe siècle, un érudit patient et sagace, qui a bien mérité de son pays, M. François Morand, en a fait l'objet d'un travail rectificatif, qui a été accepté par le Comité des Travaux historiques, et publié pour faire suite au Chartularium Sithiense, dont il est devenu le complément indispensable 1.

L'élan était donné. Pendant que M. F. Morand publiait son œuvre de rectification, un vaillant élève de l'Ecole des chartes, M. Alexandre Desplanque, s'occupait, lui, du Grand Cartulaire dont il avait dépouillé tout le premier volume. Reprenant, à leur source, les grands travaux de Miræus et de Foppens, il mettait sous presse un Cartulaire du Nord de la France, dans lequel il faisait entrer tous les diplômes inédits relatifs à l'histoire de la province ecclésiastique actuelle de Cambrai, jusqu'à la fin du xır° siècle. C'était une œuvre qui demandait une érudition consommée, des recherches infinies, une longue expérience de la diplomatique et de ses mystères les plus intimes. Successeur des Godefroid et des Le Glay, le jeune archiviste du Nord avait ces qualités : il avait surtout ce mens divinior qui fait le Bénédictin, l'intuition juste et sagace, jointe à une infatigable patience. Déjà, en 1869, ses matériaux étaient amassés, onze feuilles in-40 étaient sous presse les chartes de Saint-Bertin y prenaient rang et n'étaient pas la moins curieuse ni la moins intéressante partie du recueil; mais l'auteur, miné depuis longtemps par un mal inexorable, succombait au pied de son œuvre, à peine âgé de trente-cinq ans, le 8 février 1871,

1

Appendice au Cartulaire de l'abbaye de Saint-Bertin, publié par M. François Morand, membre non résidant du Comité des Travaux historiques, Paris, Imprimerie impériale, 1867, in-4° de pp. xviii, 111.

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