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Quant à l'infamie des mœurs, quant à l'odieuse licence donnée aux adeptes de satisfaire leurs appétits les plus brutaux, ce sont là encore des aberrations puisées chez la secte dépravée qui voyait dans les plus immondes satisfactions de la chair un hommage agréable à son Dieu. Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit sur ce point. Ici toutefois il convient de distinguer. L'ordre ne fit jamais un précepte religieux de la débauche il n'alla pas aussi loin que les Lucifériens. Il ne la commanda point; il n'en fit point un article de dogme; il la toléra parce qu'elle était en harmonie avec son culte secret, et aussi par un motif de prudence et de sécurité, par soin de la réputation de l'ordre, ne ordo diffamaretur pro mulieribus. L'obligation ne fut pas de s'y livrer, mais de s'y prêter il y eut permission, mais non contrainte. Où chercher toutefois l'explication de cette infâme tolérance, de ces ignobles recommandations de complaisance adressées aux nouveaux initiés, si ce n'est dans cette doctrine que le corps, quoi qu'il fasse, ne souille jamais l'âme, que celle-ci est localisée dans la tête et dans la poitrine, et qu'à partir de la ceinture, l'homme ne pèche plus? Nullus potest peccare ab umbilico et inferius. Cette doctrine ne livre-t-elle pas le sens symbolique des trois baisers échangés entre le profès et son initiateur, in ore, in umbilico et in fine spinæ dorsi? Sans doute qu'il y en avait un pour l'esprit, communication du Dieu supérieur, un autre pour le corps, création de Lucifer, et un troisième. appliqué au point intermédiaire qui sépare le domaine du corps de celui de l'âme.

Les Stadinghiens, dont l'hérésie offre tant d'analogies avec celle des Lucifériens, avaient dans leurs conventicules une statue de laquelle, à un moment donné, sortait un chat noir. N'est-ce pas là l'origine de l'idole des Templiers ? Cette dernière était généralement barbue. Les Bogomiles, au dire

d'Euthymius, se représentaient le fils rebelle de Dieu, le créateur pervers du monde visible, sous la forme d'un homme à qui la barbe commence à pousser. Or, un Templier, Ragonis de Lanceis, déposa que l'idole qu'il vit adorer avait les traits d'un jeune homme 1. Dans la symbolique des Bogomiles, Dieu le Père était représenté sous les traits d'un vieillard à longue barbe, le Saint-Esprit comme un jeune homme à face lisse. L'objet du culte des Templiers était tantôt une idole ayant une seule tête, laquelle était barbue, tantôt une autre idole ayant deux et même trois tètes. Il est remarquable que les dépositions qui concernent ces derniers simulacres ne disent point qu'ils fussent pourvus de barbe.

Le chat, emblême vivant du démon, l'une de ses métamorphoses les plus habituelles dans le symbolisme du moyen âge, le chat se montrait souvent dans les réunions secrètes des sectes contemporaines des Templiers. La bulle de Grégoire IX nous a fait entrevoir par quel tour de prestidigitation on le faisait apparaître. Nous ne voyons donc aucune raison solide pour traiter de fable invraisemblable les dépositions, quoique peu nombreuses, qui témoignent de l'apparition de cet animal symbolique au milieu de l'assemblée nocturne des chevaliers, et du culte qui lui était rendu.

Enfin l'immolation d'un enfant dont les cendres auraient servi à confectionner un pain eucharistique, cette cérémonie abominable que la chronique de Saint-Denis, d'accord avec la crédulité populaire, met à la charge de

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Cujus forma erat ad similitudinem pueri. (V. GROUvelle, p. 78.) C'est à tort vraisemblablement que MUNTER et, d'après lui, M. MATTER (t. III, p. 335), ont traduit ces mots par une figure de femme. On ne trouve, dans la basse latinité, que fort peu d'exemples du mot puer, pris dans le sens de puella.

l'ordre du Temple, paraît représentée en effet sur certains monuments du moyen âge. Mais, outre qu'il n'est point suffisamment établi que ces sculptures ne soient pas postérieures à la suppression de l'ordre du Temple, elles portent des signes évidents de la doctrine gnostique des émanations, absolument étrangère à cet ordre ainsi qu'aux hérésies dont la sienne procède. Ce fait suffit pour laver le Temple de cette horrible accusation, et pour qu'on soit en droit de soutenir que les symboles et les cérémonies gnostiques et ophitiques figurés sur les monuments dont il s'agit lui sont également étrangers. Pour ce qui concerne l'explication toute gnostique qu'on a fournie du mot Baphomet, nom donné par quelques chevaliers à l'idole adorée dans leurs assemblées, on a vu qu'elle est erronée, puisque ce nom n'a qu'un sens très-simple, en harmonie avec l'idée que l'ordre se faisait de l'objet de son culte et très-différent du sens qu'on lui a attribué.

Le lecteur connaît maintenant dans son ensemble la doctrine secrète des Templiers, ses sources, les liens qui la rattachent aux sectes hétérodoxes dont l'existence fut mêlée à la sienne. Cosmogonie, théogonie, démonologie, rapports du créateur et de la créature, rites, morale, tous les grands éléments d'un système religieux viennent d'être passés en revue dans le résumé qui précède. Qu'y a-t-il, dans cette doctrine, de vraiment original et de propre à l'ordre du Temple? Rien autre chose que la combinaison de quelquesuns des principes constitutifs des hérésies régnantes au temps de la domination de l'ordre, en particulier du culte du Dieu supérieur avec celui du génie du mal. On n'est donc plus en droit de voir dans les pratiques et les rites secrets de la célèbre milice un phénomène monstrueux, sans analogue dans l'histoire, et son hérésie, reliée à celles qui coexistaient avec elle, se trouve ainsi ramenée aux rè

gles générales qui président à la marche de l'esprit humain, au développement de l'histoire religieuse. Sans doute les aberrations des Templiers avaient leurs racines dans le passé, dans un passé déjà très-lointain à leur époque, mais ces racines étaient communes à toutes les grandes hérésies contemporaines dans celles-ci, comme dans la leur, il ne restait du gnosticisme des premiers siècles de l'ère chrétienne que ce qui s'en trouve nécessairement dans toute doctrine religieuse dualiste, et, à ce titre, il serait tout aussi légitime de faire remonter l'hérésie du Temple jusqu'à l'antique dualisme persan que de reconnaître sa source dans celui de la gnose.

NOTES ET PIÈCES JUSTIFICATIVES.

I

SUR LA DIFFICULTÉ D'ACCORDER LA DATE DES INTERROGATOIRES
DES TEMPLIERS avec cELLE DU PONTIFICAT DE CLEMENT V.

Les Templiers furent arrêtés à Paris, dans la nuit du 12 au 13 octobre 1307.

Leur interrogatoire commença six jours après l'arrestation. Le texte de cet interrogatoire a été publié par M. Michelet, dans la collection des Documents inédits sur l'Histoire de France, t. II, p. 277 et suivantes. Il débute ainsi :

Pateat universis per hoc presens publicum instrumentum quod anno Domini millesimo CCC septimo, indictione sextà, pontificatus sanctissimi patris et Domini Clementis, divină providencià pape quinti, anno secundo, die XIX octobris.

Lors de la lecture de l'étude qui précède devant l'Académie des inscriptions (séance du 5 novembre 1869), une question fort difficile fut soulevée par l'un de mes savants auditeurs, l'habile continuateur d'une des œuvres les plus importantes des Bénédictins. Il s'agissait de savoir comment le 19 octobre 1307, jour où commença incontestablement l'interrogatoire des Templiers, pouvait concorder avec la seconde année du pontificat de Clément V, élu le 5 juin 1305. Cette difficulté demeura sans solution,

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