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si importante, elle s'y ferait porter, et le fit en effet, sur ce qu'on lui écrivit qu'il était à propos qu'elle vînt. Elle apprit en chemin que ce jour-là même le lieutenant civil était venu dans la maison de Paris, et les ordres qu'il y avait apportés. Elle se mit aussitôt à réciter le Te Deum avec les sœurs qui l'accompagnaient dans le carosse, leur disant qu'il fallait remercier Dieu' de tout et en tout temps. Elle arriva avec cette tranquillité dans la maison; et comme elle vit des Religieuses qui pleuraient : « Quoi? dit-elle, mes filles, je pense qu'on pleure ici. Et où est votre foi?» Cette grande fermeté néanmoins n'empêcha pas que les jours suivants ses entrailles ne fussent émues lorsqu'elle vit sortir toutes ces pauvres filles qu'on venait enlever les unes. après les autres, et qui, comme d'innocents agneaux, perçaient le ciel de leurs cris en venant prendre congé d'elle, et lui demander sa bénédiction.

Mais dans tous ces combats de la foi et de la nature, à mesure que la foi prenait le dessus, à mesure aussi la nature tombait dans. l'accablement; et l'on s'aperçut bientôt que sa santé dépérissait à vue d'œil. Ajoutez à tous ces déchirements de cœur le mouvement continuel qu'il fallait qu'elle se donnât dans ce temps de trouble et d'agitation, étant obligée à toute heure, tantôt d'aller au parloir, tantôt d'écrire des lettres, soit pour demander conseil, soit pour en donner. Il n'y avait point de jour qu'elle ne recût des lettres des Religieuses des Champs, chez qui il se passait les mêmes choses qu'à Paris, et qui n'avaient recours qu'à elle dans tout ce qui leur arrivait. Elle était de toutes les processions qu'on faisait alors pour implorer la miséricorde de Dieu. La dernière où elle assista, ce fut à celle que l'on fit pour les sept novices, afin qu'il plût à Dieu d'exaucer les prières qu'elles lui faisaient pour demeurer dans la maison. On lui donna à porter une relique de la vraie croix, et elle y alla nu-pieds, comme toutes les religieuses. Elle se traîna, comme elle put, le long des cloîtres dont on faisait le tour; mais en rentrant dans le chœur, elle tomba en faiblesse, et il fallut la reporter dans sa chambre et dans son lit, d'où elle ne se releva plus. Il lui prit une fort grande oppression, accompagnée de fièvre; et cette oppression, qui était continuelle, avait des accès si violents, qu'on croyait à tout moment qu'elle allait mourir...

La veille de sa mort, les médecins jugeant qu'elle ne pouvait plus aller guère loin, on lui apporta, pour la troisième fois, le

saint viatique. Bien loin de se plaindre de n'être pas secourue en cette occasion par les ecclésiastiques en qui elle avait eu tant de confiance, elle remercia Dieu de ce qu'elle mourait pauvre de tout point, et également privée des secours spirituels et des temporels. Elle reçut le viatique avec tant de marques de paix, de ferveur et d'anéantissement, que, longtemps après sa mort, les Religieuses disaient que, pour s'exciter à communier dignement, elles n'avaient qu'à se bien représenter la manière édifiante dont leur sainte Mère avait communié devant elles. Bientôt après elle entra dans l'agonie, qui fut d'abord très douloureuse; mais enfin toutes ses souffrances se terminèrent en une espèce de léthargie, pendant laquelle elle s'endormit, du sommeil des justes, le soir du sixième d'août, jour de la transfiguration, âgée de soixante et dix ans moins deux jours fille véritablement illustre, et digne, par son ardente charité envers Dieu et envers le prochain, par son extrême amour pour la pauvreté et pour la pénitence, et enfin par les grands talents de son esprit, d'être comparée aux plus saintes fondatrices.

Le bruit de sa mort s'étant répandu, et son corps ayant été. le lendemain, vers le soir, exposé à la grille, selon la coutume, l'église fut en un moment pleine d'une foule de peuple, qui venait bien moins en intention de prier pour elle que de se recommander à ses prières. Ils demandaient tous avec instance qu'on fit toucher à cette Mère, les uns leur chapelet et leurs médailles, les autres leurs Heures (1), quelques-uns même leurs mouchoirs, qu'ils présentaient tout trempés de leurs larmes. On en fit d'abord quelque difficulté; mais, ne pouvant résister à leur empressement, deux sœurs ne firent autre chose tout ce soir, et le lendemain depuis le point du jour jusqu'à son enterrement, que de recevoir et de rendre ce qu'on passait; et on voyait tout ce peuple baiser avec transport les choses qu'on leur rendait, l'appelant, les uns leur bonne mère, les autres la mère des pauvres. Il n'y eut pas jusqu'aux ecclésiastiques qui entrèrent pour l'enterrer, qui ne purent s'empêcher, quoiqu'ils ne fussent point de la maison, de lui baiser les mains comme celles d'une sainte. Dieu a bien voulu confirmer cette sainteté par plusieurs miracles; et on en pourrait raconter un grand nombre sans le soin particulier que les Religieuses de Port-Royal ont toujours eu, non seulement de cacher le plus qu'elles peuvent leur vie

1. Leurs livres d'Heures.

austère et pénitente aux yeux des hommes, mais de leur dérober même la connaissance des merveilles que Dieu a opérées de temps en temps dans leur monastère.

(JEAN RACINE, Abrégé de l'Histoire de Port-Royal.)

Après la mort de la mère Angélique, les Religieuses des deux maisons de Port-Royal furent contraintes, malgré leur résistance, de signer un formulaire (ou profession de foi) impliquant la reconnaissance et la condamnation des hérésies professées par Jansénius. Les persécutions cessèrent en 1668, pour reprendre une dizaine d'années plus tard. Elles aboutirent, le 19 octobre 1709, à l'expulsion définitive des Religieuses de Port-Royal des Champs. Puis l'église et tous les bâtiments de l'abbaye furent démolis pierre par pierre. Deux ans plus tard, il n'en restait plus sien.

Louis XIV et sa cour.

Plusieurs choses contribuèrent à tirer pour toujours la cour hors de Paris, et à la tenir sans interruption à la campagne. Les troubles de la minorité, dont cette ville fut le grand théâtre, en avaient imprimé au Roi de l'aversion, et la persuation encore que son séjour y était dangereux, et que la résidence de la cour ailleurs rendrait à Paris les cabales moins aisées par la distance des lieux, quelque peu éloignés qu'ils fussent, et en même temps plus difficiles à cacher par les absences si aisées à remarquer. Il ne pouvait pardonner à Paris sa sortie fugitive de cette ville la veille des Rois (1649), ni de l'avoir rendue, malgré lui, témoin de ses larmes, à la première retraite de Mme de la Vallière (1). Il s'y trouvait importuné de la foule du peuple à chaque fois qu'il sortait, qu'il rentrait, qu'il paraissait dans les rues; il ne l'était pas moins d'une autre sorte de foule de gens de la ville (2), et qui n'était pas pour l'aller chercher assidûment plus loin. Des inquiétudes aussi, qui ne furent pas plus tôt aperçues que les plus familiers de ceux qui étaient commis à sa garde, le vieux Noailles (3), M. de Lauzun (4), et quelques subalternes, firent leur cour de leur vigilance et furent accusés de multiplier

1. Au mois de février 1671.

2. Gens de la ville: les bourgeois et gens de robe, qui affluaient aux heures publiques de cour.

3. Anne, comte, puis duc de Noailles, pre

mier capitaine des gardes du corps;

rut en 1678.

il mou

4. Le duc de Lauzun (1632-1723), maréchal de France, célèbre par son romanesque mariage avec la grande Mademoiselle.

exprès de faux avis qu'ils se faisaient donner pour avoir occasion de se faire valoir et d'avoir plus souvent des particuliers (1) avec le Roi; le goût de la promenade et de la chasse, bien plus commodes à la campagne qu'à Paris, éloigné des forêts et stérile en lieux de promenade; celui des bâtiments qui vint après, et peu à peu toujours croissant, ne lui en permettait pas l'amusement dans une ville où il n'aurait pu éviter d'y être continuellement en spectacle; enfin l'idée de se rendre plus vénérable en se dérobant aux yeux de la multitude et à l'habitude d'en être vu tous les jours; toutes ces considérations fixèrent le Roi à Saint-Germain bientôt après la mort de la Reine sa mère (2). Ce fut là où il commença à attirer le monde par les fêtes et les galanteries, et à faire sentir qu'il voulait être vu souvent...

Peu de temps avant la mort de la reine Marie-Thérèse (1683), Louis XIV transporte sa cour à Versailles.

Les fêtes fréquentes, les promenades particulières à Versailles, les voyages furent des moyens que le Roi saisit pour distinguer et pour mortifier, en nommant les personnes qui à chaque fois en devaient être, et pour tenir chacun assidu et attentif à lui plaire. Il sentait qu'il n'avait pas à beaucoup près assez de grâces à répandre pour faire un effet continuel. Il en substitua donc aux véritables d'idéales, par la jalousie, les petites préférences qui se trouvaient tous les jours, et pour ainsi dire à tous moments, par son art. Les espérances que ces petites préférences et ces distinctions faisaient naître, et la considération qui s'en tirait, personne ne fut plus ingénieux que lui à inventer sans cesse ces sortes de choses. Marly, dans la suite, lui fut en cela d'un plus grand usage, et Trianon, où tout le monde, à la vérité, pouvait lui aller faire sa cour, mais où les dames avaient l'honneur de manger avec lui, et où, à chaque repas, elles étaient choisies; le bougeoir qu'il faisait tenir tous les soirs à son coucher par un courtisan qu'il voulait distinguer, et toujours entre les plus qualifiés de ceux qui s'y trouvaient, qu'il nommait tout haut au sortir de sa prière. Le justaucorps à brevet (3) fut une autre de ses inventions. Il était bleu, doublé de rouge avec les parements et la veste rouge, brodés d'un dessin magnifique or

1. Des particuliers: des entretiens particuliers, des apartés.

2. Anne d'Autriche mourut en 1666.
3. Ce vêtement, d'une coupe et d'une cou-

leur déterminées, ne pouvait être porté que par ceux qui y avaient été autorisés par un brevet, c'est-à-dire par un acte expédié au nom du roi.

et un peu d'argent, particulier à ces habits. Il n'y en avait qu'un nombre, dont le Roi, sa famille et les princes du sang étaient; mais ceux-ci, comme le reste des courtisans, n'en avaient qu'à mesure qu'il en vaquait. Les plus distingués de la cour par euxmemes ou par la faveur les demandaient au Roi, et c'était une grâce que d'en obtenir. Le secrétaire d'Etat ayant la maison du Roi en son département en expédiait un brevet, et nul d'eux n'était en portée d'en avoir. Ils furent imaginés pour ceux, en très petit nombre, qui avaient la liberté de suivre le Roi aux promenades de Saint-Germain à Versailles sans être nommés, et depuis que cela cessa, ces habits ont cessé aussi de donner aucun privilège, excepté celui d'être portés, quoique on fût en deuil de cour ou de famille, pourvu que le deuil ne fût pas grand ou qu'il fût sur ses fins, et dans le temps encore où il était défendu de porter de l'or et de l'argent. Je ne l'ai jamais vu porter au Roi, à Monseigneur (1) ni à Monsieur (2), mais très souvent aux trois fils de Monseigneur (3) et à tous les autres. princes; et jusqu'à la mort du Roi, dès qu'il en vaquait un, c'était à qui l'aurait entre les gens de la cour les plus considérables, et si un jeune seigneur l'obtenait, c'était une grande distinction. Les différentes adresses de cette nature qui se succédèrent les unes aux autres, à mesure que le Roi avança en âge, et que les fêtes changeaient ou diminuaient, et les attentions qu'il marquait pour avoir toujours une cour nombreuse, on ne finirait point à les expliquer.

Non seulement il était sensible à la présence continuelle de ce qu'il y avait de distingué, mais il l'était aussi aux étages inférieurs. Il regardait à droite et à gauche à son lever, à son coucher, à ses repas, en passant dans les appartements, dans ses jardins de Versailles, où seulement les courtisans avaient la liberté de le suivre; il voyait et remarquait tout le monde, aucun ne lui échappait, jusqu'à ceux qui n'espéraient pas même être vus. Il distinguait très bien en lui-même les absences de ceux qui étaient toujours à la cour, celles des passagers qui y venaient plus ou moins souvent; les causes générales ou particulières de ces absences, il les combinait et ne perdait pas la plus légère occasion d'agir à leur égard en conséquence. C'était

1. Le grand Dauphin, fils de Louis XIV. 2. Philippe, duc d'Orléans, frère de Louis XIV.

3. Louis, duc de Bourgogne; Philippe, qui devint roi d'Espagne; Charles, duc de Berry.

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