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HISTOIRE

DE

L'ABBAYE ROYALE DE SAINT-LUCIEN

(ORDRE DE SAINT-BENOIT).

Le cloitre fut, pendant toute la durée des âges chrétiens, l'école permanente des grands caractères.

(Les Moines d'Occident, introd. p. XLVI).

Aux portes de Beauvais, à quelques centaines de mètres à peine au nord de ses murs, s'élevait encore, il n'y a pas un siècle, l'un des plus célèbres et des plus opulents monastères du Beauvaisis, l'abbaye royale de Saint-Lucien (Monosterium Sancti Luciani Belvacensis). Ses constructions régulières, majestuensement assises sur la déclivité occidentale du coteau du Thil, dominaient toute la vallée. Le Thérain coulait à ses pieds, et ses ondes paisibles, avec le rû de Calais, arrosaient ses prairies, alimentaient ses viviers et donnaient la fraîcheur à ses splendides jardins. Batie dans un site charmant, cette abbaye offrait une des plus agréables résidences. Des fenêtres de ses monuments, de ses esplanades en terrasse, de ses ombreuses charmilles, l'œil se reposait délicieusement sur la douce verdure des prairies du vallon, s'étendait sur les hauteurs boisées de la forêt du Parc, ou s'égarait dans les horizons lointains du sudT. VIII. 17

ouest, à travers l'échancrure béante qui sépare les côtes de SaintJean du mont de La Trupinière. La beauté du paysage n'a guère changé; mais des riches constructions du monastère que restet-il? Bien peu de choses: une tour imposante encore, malgré son isolement, des murs arrachés ou remaniés et les restes d'une porte s'ouvrant vers le village.

Pourtant ce monastère avait eu un rôle important dans l'histoire du Beauvaisis, et ses destinées, sa grandeur et sa décadence plus d'une fois furent intimement liées à celles de la ville qu'il avoisinait. Son influence et sa gloire rejaillirent sur la cité; mais tout cela ne sut trouver grâce devant les vandales de 93. Il abritait des hommes inoffensifs, vertueux et charitables, et c'était un crime aux yeux de ceux qui gouvernaient alors. Il fut condamné à périr, et la sentence ne fut que trop bien exécutée.

La grande abbaye de Saint-Lucien, qui jadis faisait l'honneur de nos contrées, a vécu, ses monuments sont détruits, tous ses membres ont disparu. L'herbe croit dans son enceinte, qu'une modeste ferme occupe en partie. Ses derniers restes seront bientôt dispersés. Encore quelques années, et les érudits seuls sauront que là fùt une opulente abbaye. Le soc acéré de la charrue retournera bien encore quelquefois, en grinçant, les dernières assises de ses fondations, mais ce sera l'agonie suprême, après laquelle planera le silence de la mort et de l'oubli. Et personne ne se lèvera-t-il pour raconter les origines de cet établissement, pour retracer les diverses péripéties de son existence si accidentée, et pour redire aux contemporains ce qu'ont été ces moines qui l'ont habité? Nous oserons essayer de le faire, malgré notre faiblesse; puissent d'autres conduire l'œuvre à meilleure fin.

Notre plan sera fort simple. Dans une première partie, nous parlerons des origines de ce monastère et de saint Lucien, sur le tombeau duquel il fut élevé. Dans une seconde partie, nous retracerons l'historique de son existence, en suivant l'administration de ses abbés. Dans une troisième, nous étudierons ses constitutions particulières, ses rites et ses coutumes. Entin, dans la quatrième, nous décrirons ses monuments et donnerons l'état de ses propriétés et de ses revenus.

Nous indiquerons, chemin faisant, les sources auxquelles nous avons puisé.

PREMIÈRE PARTIE.

LES ORIGINES DE L'ABBAYE DE SAINT-LUCIEN.

L'abbaye de Saint-Lucien, suivant le sentiment le plus généralement adopté, doit son origine à la libéralité du roi de France Chilpéric er. Elle fut par lui fondée, vers l'an 583, sur le tombeau du glorieux martyr saint Lucien et sur l'emplacement d'une ancienne église dédiée à saint Pierre et saint Lucien, que les invasions des barbares avaient ruinée. Ceci ressort de la charte mème de fondation donnée par Chilpéric la vingt-deuxième année de son règne.

Avant d'entrer dans le détail des faits qui ont accompagné cet acte de munificence chrétienne de l'un de nos rois, nous demandons la permission de jeter un coup-d'œil rétrospectif sur les temps qui l'ont précédé, afin de mieux faire saisir les circonstances qui l'ont amené. Nous dirons aussi un mot de l'apostolat du saint martyr qui donna son nom à ce monastère, destiné à conserver ses restes vénérés. L'exposé de ces faits préliminaires ne nous semble pas devoir être une digression intempestive; on en verra plus tard ressortir l'utilité, nous dirions presque la nécessité, quand nous aurons à raconter les divers événements qui ont marqué l'existence à travers les âges de ce grand établissement.

Après les mémorables paroles du Sauveur : « Allez dans tout l'univers et prêchez l'Evangile à toutes les créatures » (1), les apôtres étaient partis pour exécuter l'ordre de leur divin maître.

(1) Marc, xvi, 15.

Se partageant le monde connu, ils allèrent dans toutes les directions, prêchant partout sur leur passage la religion de Jésus crucifié (1). Pierre, le chef de ce collége apostolique, vint à Rome, dans la capitale du vaste empire qui occupait alors la plus grande place dans l'univers exploré. De ce centre partait la vie militaire, administrative, intellectuelle et civile, pour les diverses parties de ce corps gigantesque que l'on appelait empire romain. C'était là que Pierre prêchait en public et en secret, et se formait des disciples pour le seconder dans la diffusion de la doctrine qu'il avait mission d'enseigner. Eux aussi partirent dans toutes les directions, à la suite des armées, à la suite des colons et des commerçants, et portèrent l'Evangile sur tous les points de l'empire. Cette diffusion fut si rapide que Senèque lui-même nous dit « qu'une nouvelle religion, qui avait pris naissance sous Tibère, avait déjà gagné toutes les parties de l'empire sous Néron. » L'Espagne, la Germanie, la Grande-Bretagne furent évangélisées dès les premiers siècles de l'Eglise.

La Gaule, qu'Auguste et ses successeurs immédiats dotèrent de tant de voies stratégiques, de tant d'institutions et d'écoles formées sur le modèle de celles de la mère-patrie, ne put évidemment rester en dehors de cette vaste irradiation de l'Evangile. Elle eut aussi ses missionnaires et ses apôtres du Christ dès les premiers siècles du christianisme, quoiqu'en dise une certaine école de critiques née au XVIIe siècle avec Jean de Launoy, et qui n'a pour tout appui que deux pauvres textes de Sulpice Sévère et de Grégoire de Tours, cent fois discutés et cent fois réfutés (2).

1) Marc, XVI, 20.

(2, Nous n'entrerons pas dans la polémique engagée entre les historiens à propos de l'époque de l'évangélisation des Gaules. Nous déclarons cependant que nous adhérons complétement à l'opinion qui la maintient, conformément à toutes les traditions, aux deux premiers siècles de l'ère chrétienne Cette opinion, contraire à celle de Launoy, nous paraît appuyée sur des documents et des raisons véritablement indiscutables et péremptoires Pour ceux qui voudraient s'en rendre compte, nous renvoyons aux travaux tout à fait remarquables de MM. l'abbé CORBLET: Hagiographie du diocèse d'Amiens, t. 11, p. 55-162; A. LEPELLETIER DE LA SARTHE Défense du christianisme; l'abbé RICHARD : Origines chréliennes de la Gaule; l'abbé DARRAS: Histoire générale de l'Eglise, etc.

Dès le 1er siècle, vers l'an 47 de notre ère, c'est-à-dire quatorze ans après l'ascension de Jésus-Christ, saint Lazare, saint Maximin, sainte Marie-Madeleine, sainte Marthe, partis de la Judée, apportèrent en Provence les lumières de la foi (1). Vers la même époque, sept missionnaires, envoyés par saint Pierre, évangélisèrent plusieurs de nos provinces saint Trophime s'arrêta à Arles, saint Martial à Limoges (2), saint Austremoine à Clermont, saint Paul Serge à Narbonne (3), saint Saturnin à Toulouse (4), saint Gatien à Tours (3), saint Valère à Trèves. Plus tard, mais à peu de distance pourtant, le pape saint Clément envoya dans les Gaules une nouvelle colonie d'apôtres : saint Denis se fixa à Lutèce (6), saint Julien an Mans (7), saint Lucien alla à Beauvais (8), saint Saintin à Meaux, samt Taurin à Evreux, saint Rieul à Senlis (9), et les autres ailleurs.

Saint Lucien, qui évangélisa le Beauvaisis, naquit à Rome d'une famille consulaire. Il porta d'abord le même nom que le consul Lucius, son père, et prit celui de Lucien en recevant le baptême. Suivant la tradition la plus accréditée, il fut converti par saint Pierre, qui l'admit au nombre de ses disciples, et le chargea plusieurs fois d'aller catéchiser les fidèles et annoncer l'Evangile aux payens des environs de Rome. Lucien mit tant de dévouement et de zèle dans l'accomplissement des missions qui

(1) L'abbé FAILLON: Monuments inédits sur l'apostolat de sainte MarieMadeleine en Provence, etc., deux volumes.

(2) L'abbé ARBELLOT: Dissertation sur l'apostolat de saint Martial, etc. (3) L'abbé ROBITAILLE: Vie de saint Paul Serge, etc.

(4) L'abbé MAXIME LATOU: Vie de saint Saturnin, disciple de saint Pierre.

(5) L'abbé ROLAND Dissertation sur l'apostolat de saint Galien, et JEHAN DE SAINT-CLAVIEN: Saint Gatien et les origines de l'église de Tours, etc.

(6) L'abbé DARRAS: Saint Denis, l'aréopagite; Etudes sur les origines chrétiennes des Gaules.

7) Dom PIOLIN: Histoire de l'église du Mans.

8 L'abbé RICHARD: Origines chrétiennes de la Gaule.

9 L'abbé BLOND: Recherches sur la date de l'apostolat de saint Rieul.

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