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Les naturalistes grecs, se fondant sur certaines indications d'Aristote, enseignaient que les dauphins et d'autres animaux apparentés portaient sous le corps une poche intérieure dans laquelle, en cas de danger, ils abritaient leurs petits. Saint Basile affirme la même chose du phoque. Où a-t-il pu rencontrer pareille assertion? Instinctivement on soupçonne une confusion verbale ;' quelque terme technique très semblable à qúÊη (1) ne l'aurait-il pas induit en erreur? De fait, il existe en grec un mot très rare Qúкaiva (les meilleurs lexiques ne mentionnent que deux courts passages d'Aristote H. A., VIII, 13 et H. A., VI, 12, dont l'un est copié par Élien); il désigne, croit-on, le marsouin, delphinus phocaena. Lisons ces deux passages de l'H. A. ; l'un des deux (VI, 12, p. 566 b 16) renferme précisément l'assertion de saint Basile, mais appliquée au φώκαινα (3): Ἔχει δ ̓ ὁ δελφὶς καὶ ἡ φώκαινα γάλα, και θηλάζονται· καὶ εἰσδέχονται δὲ τὰ τέκνα μιкρà őντа. Examinons le contexte de cette phrase: en deux chapitres consécutifs, H. A., VI, 11 et 12 Aristote exposait le mode de génération des animaux vivipares, d'abord des σeláɣn au chapitre 11 qu'il terminait par cette brève synthèse : « Oí μèv οὖν γαλεοὶ καὶ οἱ γαλεοειδείς, οἷον ἀλώπηξ καὶ κύων, ΖωοτοKOÛσIV WOTOKÝσανтEG...», ensuite des кýτη au chapitre 12. Ces deux chapitres sont repris et brièvement résumés dans les deux phrases citées de saint Basile, la première consacrée aux σeλάɣn λeɣóμeva, la seconde aux τὰ πλεῖστα τῶν κητών, et l'on y retrouve les termes memes d'Aristote : « Ζωοτοκεῖ δὲ τὰ γαλεώδη καὶ οἱ κυ oi νίσκοι » (3).

On le voit, l'emprunt livresque est certain; une telle série de coïncidences ne se comprend pas autrement. Et ce livre doit être un épitomé par là s'explique plus facilement la méprise de saint.

(1) On ne peut pas supposer une corruption du texte primitif de saint Basile; l'imitation de saint Ambroise Exaem., V, 3, 82, éd. Schenk1, p. 145, 1. 21, garantit la leçon qŵкat, la seule attestée du reste, si on s'en réfère aux éditions publiées jusqu'ici.

(2) Le texte est signalé par Plass, p. 31 ; mais il néglige les deux circonstances qui donnent au rapprochement sa valeur probante la concordance des deux contextes et la méprise de saint Basile. Il est vrai que Plass lui aussi (p. 31) confond qúкη et quкaiva et paraît même leur assimiler le kuwv de mer; est-ce à cause de l'analogie avec le mot allemand «Seehund » ?

(3) Kuviokot: nous n'avons trouvé ce mot comme nom de poisson que dans ce texte et un texte fort postérieur d'ACHMES, Oneirocritica no 178, éd. Rigault, 1613, p. 157; on ne peut pas y voir un poisson différent du Kúшy d'Aristote; sans doute un de ces diminutifs comme les aimait la littérature grecque des derniers siècles.

Basile; de plus ces phrases courtes, résumant dans les termes mêmes d'Aristote, un de ses chapitres, sont bien dans la manière d'un manuel; c'est lui encore que nous devinons derrière ces détails plus dramatiques du récit, qui manquent dans Aristote mais se retrouvent chez ses abréviateurs, par exemple : les mots T Tаoτрi (Cf. Oppien, Halieutica, I, 734), la peur des jeunes (Cf. Élien, De nat, anim., I, 16; I, 17); enfin lorsqu'on se demande pourquoi saint Basile se répète et, pour la seconde fois dans le meme sermon, propose la division des Ζοτοκοῦντα et ᾠοτόκα (cf. p. 130, n° 1), la meilleure réponse reste toujours l'hypothèse de l'épitomé le catalogue de classifications qui ouvrait ce volume n'étant qu'une sorte d'index, de table des matières, il était naturel que le sujet fùt repris et traité plus complètement au cours de l'ouvrage; saint Basile suit docilement son manuel. Mais conçoit-on qu'il ait délibérément emprunté deux fois la même idée à Aristote, d'abord au premier, puis au sixième livre de l'Histoire des animaux ?

3. TABLEAU DES AUTRES PASSAGES DE SAINT BASILE
INSPIRÉS DE L'ÉPITOMÉ D'ARISTOTE (1)

Homélie VIII 7-8.

7. 181 A. La chauve-souris. Sauf le dernier trait qui est peut-être une réminiscence de l'Odyssée, XXIV, 6 (Allatius), la description est une compilation de phrases d'Aristote (cf. index de Bonitz; Aristoph., p. 120. 1. 6).

7, 181 C. Perspicacité du vautour. Cf. Arist., II. A., VI, 5, p. 563 a 10.

7, 184 A. Les insectes (). Compilation de Arist., II. A., I, 1, p. 487 a 32 (ou H. A., IV, 1, p. 523 b 13) et de H. A., VIII, 27, p. 605 b 19. Voyez une semblable compilation dans Aristoph., p. 32, l. 1.

7, 184 B. Le cygne. Cf. Arist., De part. anim,, IV, 12, p. 694 b 1-10 et ibid., p. 692 b 19-693 a 24 (Fialon). Signe caractéristique de l'emprunt: identité des

(1) A la suite de chaque référence, nous donnons, entre parenthèses, le nom du ou des chercheurs qui ont déjà signalé ou du moins suggéré le rapprochement.

(2) Texte plus riche dans saint Basile que dans Aristote et qui n'est peutêtre sans intérêt pour l'histoire de la zoologie; comparez en effet l'observation résumée là par saint Basile avec l'expérience importante de Malpighi sur la respiration des insectes: HENNEGUY, Les insectes, 1904, p. 97.

comparaisons chez les deux auteurs, le cou du cygne est comparé à la ligne du pêcheur, ses pattes à des rames.

8, 184 D. Le ver à soie. Cf. Arist., H. A., V, 19, p. 551 b 9 (Fronton du Duc, Plass, etc.). Cf. Aristoph., p. 9, 1. 7. Signe caractéristique de l'emprunt deux phrases consécutives d'Aristote, que n'unissait aucun lien logique, se suivent également chez saint Basile.

Homélie VII, 1-4.

1, 149 B. Les branchies du poisson. Cf. Arist., De resp., 19, p. 479 b 8 (Fialon, Plass).

2, 152 B. Accouplement des poissons. Cf. Arist., H. A., VI, 11, p. 566 a 26.

2, 152 C. Dents du poisson. Cf. Arist., De part. anim.,' III, 14, p. 675 a 1 (Plass), ou aussi De part. anim., III, 1, p. 662 a 6.

Signe caractéristique de l'emprunt: chez les deux auteurs parallélisme parfait des quatre traits descriptifs énumérés.

3, 152 C. Nourriture des poissons résumé du chapitre classique d'Aristote sur le sujet : H. A.. VIII, 2,

p. 590 a 12-592 a 29 (Plass). Les quatre aliments le plus fréquemment cités par Aristote sont ceux qu'indique saint Basile en termes presque semblables.

3, 153 C. Le poulpe. Cf. Arist., H. A., IX, 37, p. 622 a 8
(Fialon).

4, 156 C-157 C. Le poisson migrateur. Compilation de
deux passages d'Aristote H. A., VIII, 19, p. 601 b 16
(Fronton du Duc, Fialon, etc.) et VIII, 13, p. 598 a 26,
que très tôt les abréviateurs fondirent en
un récit
unique; cf. Plut., De soll. anim., p. 981 C; Oppien.
'Hal., I, 595 suiv.

Signes caractéristiques de l'emprunt : 1o) Chez saint Basile, VIII, 4, 157 B, Aristote, p. 601 b 19, et plusieurs compilateurs même digression sur l'habitude qu'ont plusieurs poissons de mer de remonter parfois les fleuves. 2o) Même addition au texte d'Aristote chez saint Basile et d'autres compilateurs cf. Oppien, Hal., 1, 630-637. Un signe de plus de l'épitomé.

En accumulant ainsi les descriptions aristotéliciennes, saint Basile s'exposait à devenir monotone. Il parvint à éviter ce dan

ger en introduisant de ci de là entre deux emprunts quelque observation, quelque souvenir personnel. On s'aperçoit vite qu'ici le livre n'est pas intervenu; ce sont de rapides allusions à des faits usuels — le chant nocturne du rossignol (VIII, 7, 181 A), le chant matinal du coq (VIII, 7, 181 B), la pierre précieuse (VII, 6, 161 A) etc. —, ou bien des remarques familières au prédicateur, ses comparaisons habituelles ('). Ailleurs il affirme tenir tel récit d'une conversation avec un matelot (2); ici l'Écriture (3), là la tradition théologique (*), plus loin l'histoire (5) lui suggèrent une description intéressante. Tous ces passages sont aussi courts que simples; les homélies y gagnaient un peu de variété.

Quelques exemples un peu plus longs arrêtent pourtant le chercheur la lutte du crabe et de l'huître (VII, 3, 153 A), l'accouplement de la vipère et de la murène (VII, 5, 160 B), la force merveilleuse de l'échénéïde (VII, 6, 161 B), l'énumération des poissons dangereux (VII, 6, 161 C). Ces récits ne se retrouvent pas chez Aristote; ils traînent en revanche dans bien des ouvrages antiques, plus ou moins scientifiques. Faudra-t-il, pour quatre descriptions, supposer une seconde source à côté de l'abrégé d'Aristote? Ou bien admettrons-nous que l'auteur même de l'épitomé, si fidèle jusque-là à sa source, si scrupuleusement aristotélicien, a allongé son travail de quelques autres emprunts? Il y a une explication plus simple. Quand on compare ces récits chez saint Basile et chez les autres narrateurs (6), on cherche en vain

(1) Par exemple : l'oiseau σ€λeukiç, VIII, 7, 181 D (On retrouve la même comparaison dans Hom. in divites, 5, MIGNE, P. G., XXXI, 293 A); l'impuissance des oiseaux de nuit à percevoir la lumière du jour, VIII, 7, 181 B (Même remarque dans Hom in ps. 33, MIGNE, P. G., XXIX, 4, 360 C et ailleurs encore); les poissons qui produisent la laine d'or ou la pourpre, VII, 6, 161 A (Même remarque dans Hom. in divites, 3, MIGNE, P. G., XXXI, 289 A et dans plusieurs autres ouvrages où le prédicateur censure le luxe de l'époque).

(2) L'exivos Cardios, VII, 5, 160 A. Saint Basile dit en effet : « Hкovσa ἐγὼ τῶν παραλίων τινός... »

(3) Comparez le passage sur la sauterelle, VIII, 7, 181 C avec Exode, X, 12. Saint Ambroise, imitant ce passage de Saint Basile, dit nettement : << ut in Exodo legimus ».

(4) La prétendue parthénogénèse du vautour (Hex., VIII, 6, 180 B) a souvent servi d'argument aux auteurs ecclésiastiques pour défendre le mystêre de la Vierge mère. Cf. Comm. in Isaiam, 7, 201, MIGNE, P. G., XXX. 465 B et les nombreux textes patristiques que cite Bochart, Hierozoïcus, Pars II, 1. II, ch. 26 (éd. de 1796, vol. II, p. 64).

(5) Les oies du Capitole, VIII, 7. 181 B.

(6) Comparez: S. Bas., Hex., VII, 3, 153 A et Oppien, Halient., II, 167. S. Bas., Hex., VII, 5, 160 B et Élien, De nat. anim., 1, 50 et IX, 66; S. Bas.,

les concordances suggestives si souvent rencontrées ailleurs ; la description de saint Basile ressemble aux autres, comme une histoire racontée de mémoire ressemble au récit original. Du reste, rien de compliqué, rien de technique dans ces passages ; pareilles légendes pouvaient se graver facilement dans l'esprit d'un profane. Le prédicateur a sans doute utilisé ici quelques souvenirs d'anciennes lectures.

CONCLUSION

La composition de ces deux sermons est donc bien simple. Amené par son sujet à parler d'une science qu'il n'a pas étudiée, saint Basile sent le besoin d'en acquérir rapidement les notions élémentaires; au De mundi opificio de Philon d'Alexandrie, il se voit forcé d'ajouter quelque manuel scientifique; il choisit un épitomé de la zoologie d'Aristote. Un catalogue des grandes divisions du règne animal s'y trouve en première page, suivi d'une introduction à l'étude de la zoologie, extraite du premier chapitre de l'Historia animalium. Saint Basile possède là les éléments d'une excellente entrée en matière, bien faite pour mettre en relief la grandeur et la variété de la Création divine. Il suffira de combiner harmonieusement cette page d'Aristote, quelques classifications scientifiques et certains passages de Philon pour présenter dès l'abord aux auditeurs une vue d'ensemble sur le sujet, à la fois intéressante et sûre. L'orateur utilise ses sources avec discernement: quand il s'approprie l'érudition d'Aristote, par une prudence bien légitime, il est scrupuleusement fidèle, sans réussir pourtant à éviter toute erreur zoologique; mais, orateur et poète, il colore et anime le texte emprunté. Avec Philon il est plus à l'aise; philosophe lui-même, il n'a besoin que d'une lecture méditée: Philon lui suggère l'idée, il se charge de la mettre en valeur. Et ainsi guidé, doucement, sans heurt, saint Basile se laisse dicter son plan par la lecture de ses auteurs.

L'introduction des deux homélies est terminée; le De mundi opificio, ne contenant plus rien sur le sujet, est mis de côté; l'épitomé seul reste utilisable; il offre à présent une matière moins technique, plus attrayante une série de- portraits d'animaux d'après Aristote. Il y a place pour l'amplification oratoire; saint Basile en profite. Moraliste avisé, il tire de ces exemples zoologiques maintes leçons édifiantes et pratiques; telle de ces appli

Hex., VII, 6, 161 B, Élien, De nat. anim., II, 17 et 1, 36, Plut., Sympos., II, 7, p. 641 b et Oppien, Halicut., 1, 212. — S. Bas., Hex., VII, 6, 161 C et Élien, De nat. anim., I 56 et II 45.

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