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de vérité. A première vue, elle séduit par son caractère antithétique, mais elle ne résiste pas à l'examen. Les colères que déchaînent les défaites subies et les souffrances endurées, l'ivresse des victoires et les abus qu'elles entraînent tendent à exaspérer l'hostilité et à lui donner le caractère d'une haine atroce et sans merci. Puis la nécessité, réelle ou apparente, d'assurer les effets d'une victoire chèrement achetée, l'avantage d'affaiblir l'ennemi deviennent facilement, surtout devant la conscience collective et anonyme, une excuse suffisante d'excès de tout genre. Phillipson, l. l., le fait remarquer: c'est en Grèce, où la guerre a pris souvent l'apparence d'un duel, que les guerres ont été le plus âpres entre les cités, qu'elles ont abouti à la destruction de celle qui était vaincue. La distinction de Cicéron est donc malheureuse : les guerres de imperio ont dans l'histoire un caractère de férocité exactement opposé à celui qu'il aurait voulu leur imposer.

Tel est ce que nous avons appelé l'essai d'application de la morale stoïcienne au droit de guerre. Nous aurions le droit de le trouver très modéré, si les événements contemporains nous avaient donné celui d'être exigeants à l'égard d'un païen, écrivant il y a deux mille ans. Il serait trop aisé d'énumérer, après les timidités que nous avons signalées, toutes les lacunes qu'il contient. Je me borne à noter ici une sorte d'incohérence dans l'assimilation des guerres extérieures et des guerres civiles. Cette assimilation étrange n'est pas due à une défaillance de l'attention; elle est répétée ('). Faut-il voir dans cette identification de choses si disparates l'effet de ses souffrances morales, que le travail acharné ne parvient pas à comprimer? Toujours est-il qu'un historien comme Tite-Live ne l'a pas commise (VI, 17, 8).

Dans la trame des pensées qui se rapportent au ius belli dans le De officiis, on distingue sans trop de peine celles qui sont purement stoïciennes, et d'autres qui portent la marque personnelle de Cicéron.

La méthode discursive, assez sèche, qui se remarque, surtout dans les n° 1o 33 à 36, caractérise la manière stoïcienne. Elle se montre encore et surtout dans l'humanitarisme qui sert de fondement à toute cette théorie. Partout, il est fait abstraction des nationalités et du particularisme qu'elles engendrent nécessairement; dans l'ennemi, on ne voit que l'homme, un membre de l'humanité. Cette conception, qui tendait, sinon à briser les barrières étroites et jalouses de la civitas antique, du moins à en atténuer l'exclusivisme et l'égoïsme féroce, par le sentiment d'une (1) De off., I, 35; II, 27 à 29.

sorte de fraternité universelle, c'est l'honneur du Stoïcisme de l'avoir proclamée. Or, encore que ce principe ne soit invoqué explicitement qu'une fois dans cet essai, c'est bien au nom de la nature humaine que sont imposés les devoirs de justice et de douceur.

La partie doctrinale de la théorie remonte done au Stoïcisme: Cicéron y a mêlé ses sentiments personnels. Et d'abord l'humanitarisme des doctrines s'unit dans son exposé au nationalisme bien marqué des sentiments. L'accord entre ces deux tendances n'a pas toujours été facile dans l'antiquité ('). L'humanitarisme était un produit de la culture, un sentiment artificiel, peut-on dire; le nationalisme, au contraire, tenait aux fibres les plus intimes du cœur ; la naissance, l'éducation et toute la vie nationale tendaient à le former et à le fortifier. La question de leur conciliation s'est posée pour Cicéron, mais ailleurs que dans le chapitre où il parle du ius belli. Sans donner ici à cette question un développement que ne réclame pas l'étude présente, disons seulement que nulle part Cicéron n'a laissé entamer ses sentiments patriotiques par le cosmopolitisme de ses doctrines. Il n'a pas réussi, je crois, à faire la conciliation entre les deux tendances dans sa raison philosophique (*); mais, dans ses sentiments, le nationalisme a toujours dominé, l'amour de la patrie romaine a toujours eu la première place. Le traité De officiis, qui nous occupe surtout, en fournit la preuve dans l'idée mème de sa composition. Ce qui a amené Cicéron à l'écrire, ce n'est pas la sympathie pour l'humanité, embrassant celle-ci en dépit des frontières, mais uniquement l'amour de ses compatriotes. Son but dernier n'est pas le bien des hommes, mais celui des Romains, dont il veut ennoblir les mœurs. D'ailleurs, à ne le considérer que comme sentiment et il n'a pas d'autre caractère dans le De officiis - le nationalisme de Cicéron n'est pas tel qu'il exclue l'humanitarisme de ses doctrines. Laurent a écrit (III, 1, 4, ch. 2, 3) : « L'amour de la patrie ne se manifestait chez les anciens que par la haine de l'étranger ». Cette forme du patriotisme parait étrangère à Cicéron, peut-être parce que Rome, de son temps, n'avait plus d'ennemi dans le

(1) Toutes les histoires de la philosophie antique en traitent; cf. en particulier ZELLER, Die Philosophie der Griechen, 4 éd., III, 1, p. 301 sq., 629 sq. — DyrofF, Die Ethik der alten Stoa, p. 216. POHLMANN, Gesch. der sozialen Frage und des Sozialismus in der antiken Welt, 2o éd., II, p. 345. - KAERST, Gesch, des hellenistischen Zeitalters, II, 1, p. 136 à 141. (2) Laurent, l. l., est trop absolu (3 vol., 3, 16, ch. 2) en disant : « le philosophe romain met la patrie au-dessus de l'humanité ».

monde entier. Le patriotisme de Cicéron n'a rien de compliqué: c'est l'amour de la patrie tel qu'il naît et se développe dans une âme noble et un esprit élevé. Cicéron est très fier du passé guerrier et conquérant de Rome, et susceptible en tout ce qui concerne son honneur. Rarement, il confesse les torts de ses compatriotes. Il aime, au contraire, à trouver dans leur histoire la confirmation de toutes les règles de justice et d'humanité. Les dispositions du droit fétial, toutes désuètes qu'elles étaient de son temps, deviennent une sorte d'idéal quasi absolu. Il lui arrive même quelquefois de faire violence à l'histoire et de la déformer pour excuser les ancêtres romains. Ses jugements sur les guerres de Rome avec les Samnites, sur la destruction de Carthage et de Numance sont à réformer. Il faut en dire autant de l'éloge quasi absolu qu'il fait de la douceur des Romains envers l'ennemi: quand ils s'en départissent, c'est contraints par la nécessité : Exitus bellorum, dit-il, aut mites aut necessarii (II, 26). Toutes ces inspirations du nationalisme se détachent facilement de la théorie elle-même; elles en constituent la partie oratoire; elles ne l'ont affectée directement sur aucun point.

Le nationalisme de Cicéron a un caractère impérialiste bien marqué. L'impérialisme a beaucoup de formules, qui n'ont de commun que la pensée et la volonté d'étendre l'empire d'une nation. Cicéron, comme ses contemporains, croit que Rome est destinée à devenir la maîtresse du monde entier ('). A un endroit, il dit que les conquêtes de Rome se justifient, non pas au point de vue de la stricte justice, mais au point de vue providentiel (2). Le fait est intéressant à noter. C'est par ce sophisme que, à l'intérieur de notre pays occupé, les Allemands ont cherché à justifier l'injustice de leur invasion et leurs visées annexionnistes.

Mais cet impérialisme porte la marque de l'idéalisme qui caractérise Cicéron. Le grand orateur veut sa patrie grande et glorieuse; il ne la veut pas riche; il veut l'empire pour elle, à cause de la gloire que l'empire apporte avec lui, non pour les avantages économiques qui en sont inséparables. Cette conception de l'impérialisme n'est pas étrangère probablement à la distinction, qui nous semble aujourd'hui si factice, entre les guerres de imperio et de salute. Cette croyance de Cicéron à l'empire mondial de Rome n'implique pas, à ses yeux, la justification d'une politique de

(1) Les idées de domination mondiale que nous appelons impérialisme ne doivent guère être plus anciennes, dans la classe aristocratique, que l'an 150. Cf. GUIRAUD, Études économiques sur l'antiquité, p. 255. (2) De rep., III, 21. LAURENT, l. l., III, 16, 2, p. 443.

conquêtes violentes. Son impérialisme n'est pas agressif. L'extension de l'empire de Rome ne peut être que le résultat de guerres justes ('). L'annexion qu'entraîne la victoire a sa rançon dans le devoir qui incombe à Rome d'exercer un véritable patronage à l'égard des peuples conquis: Rome est la tutrice, et le sénat le refugium du monde entier (2). L'annexion ayant pour effet immédiat la protection de Rome et, progressivement, l'accès de la cité romaine et la possession de tous les droits du citoyen, ne saurait être aux yeux de Cicéron un malheur pour aucun peuple. Donc l'annexion est un bienfait. Cicéron le dit avec sincérité. Né à Arpinum, dans une cité d'abord autonome, puis incorporée dans l'Etat romain, il concilie sans peine son attachement à sa patrie et son amour très sincère pour sa ville natale (3). Il ne paraît pas supposer que des peuples libres aient le droit de penser et de sentir autrement. Cette sorte d'inconscience vient de l'admiration que, comme ses contemporains, Cicéron éprouve pour la civilisation romaine. On est moins choqué de le voir professer ce sentiment, quand on songe qu'à son époque, en dehors de la Grèce et de Rome, le monde n'était censé contenir que des peuples barbares, et que la Grèce dégénérée offrait le spectacle des plus mauvaises mœurs politiques.

Un amour sincère de la paix inspire toute la partie de la morale guerrière qui se trouve enchâssée dans la fortitudo, De off., I, 74 à 84. Notons pourtant qu'il faut écarter tout ce qu'inspire au pacificisme moderne, soit un fade et faux optimisme sur la nature humaine, soit un internationalisme chimérique. L'amour de Cicéron pour la paix ne lui fait pas non plus considérer la guerre comme le plus grand des maux. Cicéron, comme toute l'Antiquité, a mis beaucoup de choses au-dessus de la vie. La dignité nationale outragée, sa souveraineté violée, lui apparaissent pires que tous les maux déchaînés par la guerre (1). Pour les États, comme pour les individus, une mort glorieuse dans la défaite vaut mieux que la honte avec le succès. Nous ne possédons pas de Cicéron une phrase qui encourage même l'apparence d'une lâcheté, qui ne soit un appel vibrant au courage et au mépris de la mort (3). Cicéron pense donc que la guerre est souvent l'ultima ratio reipublicae. Son amour de la paix consistait à croire qu'il ne fallait recourir

(1) De off., I, 38. De rep., III, 35.

(2) De off., II, 26 et 27.

(3) De leg., II, 5.

(4) De Off., I, 81.

(5) Phil., VII, 14; X, 19; XII, 10, 14; XIII, 5 et 6.

à la guerre qu'à la dernière extrémité ('); ce sont presque ses termes De off., I, 34, qu'il répète, ib., 80. Inspiré par cette pensée, il combat l'amour de la guerre recherchée pour elle-même, à cause des émotions que donne le péril affronté; il combat l'amour de la gloire, qui poussait les membres de l'aristocratie contemporaine à chercher dans des guerres injustes l'occasion d'élever leur fortune politique.

On trouve même à cet endroit du De officiis une profession que certains appellent antimilitariste (2). En ce qui le concerne, Cicéron n'a jamais eu ni disposition ni goût pour le métier des armes, devenu d'ailleurs à peu près facultatif à son époque. Il ne s'en est jamais caché (3). La guerre lui a toujours paru avoir pour conséquence le déchaînement de la sauvagerie. Mais, dans De Off., I, 74 à 78, il défend la thèse que les fonctions civiles, ayant leur ressort dans la capitale, valent en importance les chargés militaires (4). Ramenée à ces termes essentiels, cette thèse bizarre étonne. Tout s'explique, quand on voit Cicéron intervenir personnellement dans le débat, et celui-ci tourner à l'apologie de sa propre personne. La démonstration, en effet, finit par se concrétiser, autour du consulat de Cicéron et par devenir un naïf plaidoyer pro domo, tendant à prouver que Cicéron, magistrat en toge, sans sortir de la ville, s'est élevé par la répression de la conjuration de Catilina à la hauteur des plus grands généraux romains (). C'était sa pensée non seulement intime, mais celle qu'il exprimait

(1) Les idées contenues dans les §§ 79 et 80 jusqu'à pax quaesita videatur reviennent à cet enthymème : «La magnitudo animi est une vertu morale, qui consiste dans l'exercice des facultés de l'âme, pas de la force corporelle. Il s'ensuit que (quare), avant de l'exercer dans les actes violents de la guerre, il faut que l'on ait épuisé tous les moyens de résoudre le conflit par la discussion ». Ce raisonnement n'est pas très rigoureux, mais c'est bien celui de Cicéron. De plus, ses deux parties sont séparées par deux parenthèses. Après avoir formulé le principe omnino... viribus, il fait, dans Exercendum tamen.., une remarque destinée à prévenir une erreur résultant d'une signification trop absolue donnée au principe formulé. Il reprend alors ce principe; autem marque la reprise. Mais de nouveau il s'interrompt pour intercaler une remarque apologétique sur son cas personnel : in quo... auctoritas. La conclusion, quare, etc, se lie donc, par-dessus cette seconde parenthèse à la phrase Honestum autem... et par-dessus la première à la phrase Omnino íllud.

(2) De off., I, 74 à 78.

(3) De leg. agr., II, 9. Phil., VII, 7; XII, 24 et 25; XIII, 1 et 2. Ad fam., VII, 23, 2.

(4) Il a défendu la thèse contraire dans le Pro Mur., 30 De imp. Pomp. 27 à 46.

(5) De off., 1, 79 à 84.

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