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Le seul grief qui résulte réellement de tous ces reproches, c'est que les syndics s'attribuaient les causes civiles. Mais, c'était Pierre de la Baume lui-même qui les leur avait données spontanément et d'une manière explicite, dans le Conseil général du 15 juillet 1527, dont fut fait, dit Bonnivard, un acte en bonne forme, et dont Roset dit: le même jour, il (l'évêque ) octroya au Conseil de reconnaître des causes civiles. Comment, après cela, expliquer cette chicane, sans les insinuations étrangères auxquelles l'évêque ne sut jamais se soustraire? S'il nous fallait d'ailleurs une autre preuve que, dès juillet 1528, il s'était réconcilié avec le duc, nous la trouverions dans les efforts qu'il fit, à cette époque, pour rétablir dans Genève l'office du vidomnat. «En suivant, écrit-il, ce que déjà vous avons écrit et fait remontrer souvent de fois par plusieurs bons personnages qu'avons envoyés devers vous, désirant parvenir à pacification « des troubles et tourmens, qui ont ci-en arrière régné et que « voyons augmenter en notre cité, avons accordé à Monsieur << de Dortens, lequel nous a présenté les lettres de constitution « de l'office de vidomne à lui faites par illustrissime prince « Monseigneur le Duc, de le recevoir à l'exercice du dit office, « pour en user comme l'on faisait du temps des Princes illus« trissimes, prédécesseurs de Monseigneur le Duc.Si, vous « ordonnons le à ce recevoir, et en ce vous rendre bons, loyaux « et obéissants sujets envers nous, ainsi que la raison veut. » La réponse des syndics, du 11 juillet 1528, est respectueuse, mais ferme « Très-redouté Seigneur, etc., nous déplaît l'affec

tion qu'avez en cette affaire. Ce néanmoins, suivant la réponse << faite aux Seigneurs, vos ambassadeurs, par le Conseil général, << sommes toujours en cette entière volonté, vous suppliant très⚫ humblement ne vouloir être déplaisant, si ne acceptons votre «< commandement, car cela serait contre votre autorité et juris« diction, laquelle voulons garder de notre pouvoir, au plaisir « de notre Seigneur, auquel prions, Notre Très-Redouté Sei« gneur, qu'il vous donne bonne vie et longue. »

Le Conseil avait raison, car les vidomnes avaient presque

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toujours cherché à se soustraire à l'autorité des évêques et même usurper celle-ci. Pierre de la Baume avait en particulier eu à se plaindre du dernier, Hugues de Rogemont. D'ailleurs, il y avait une année que cet officier avait quitté la ville et qu'un autre magistrat avait pris sa place, sans que l'évêque en eût témoigné aucun déplaisir. Mais la crainte du duc l'aveugla encore, en cette occasion, sur ses vrais intérêts.

Après une interruption dans les lettres du prélat, laquelle ne peut s'expliquer que par un dépit concentré, car il passa ce temps à Arbois, on le voit revenir à un ton doux et conciliant, quand il s'aperçoit des fâcheux résultats de sa précédente conduite, et qu'il commence à craindre sérieusement que son évêché ne lui échappe. Il écrit aux syndics, le 9 janvier 1533: << Très-chers, bien aimés et féaux, nous avons reçu vos lettres, « et étant toutes choses bien considérées, l'on trouvera qu'avons « toujours cherché de tout notre pouvoir tous les chemins et « moyens qui nous sont été possibles, pour vous soulager, gar<< der et maintenir; et les gens que nous envoyâtes dernière« ment, à leur arrivée et département devers nous, nous trou<< vèrent en cette même bonne volonté, encore y sommes-nous, « espérant que, suivant les honnêtes propos que nous avez plu«sieurs fois fait porter, et même le contenu de vos dites lettres, << vous trouverons par effet en réciprocité de vos devoirs envers « nous. Sur quoi avons proposé de vous envoyer gens fournis « d'instructions et bon pouvoir, sur l'effet de la charge que se < disaient avoir vos dites gens, tellement que, s'il ne tient à < vous, pourrez connaître, par bonne expérience, que voulons « user envers vous d'office que bon prince doit user envers ses sujets, et que nos affaires ne se guident point par l'avis et « conseil de gens rapporteurs; vous disant sur ce, adieu, très<< chers, bien aimés et féaux. »

En même temps, Pierre de la Baume faisait parler en sa faveur par les Fribourgeois. Enfin, il se décida à revenir, et rentra dans la ville, le 1er juillet 1533, avec des députés de Fribourg. Mais il n'y resta que jusqu'au 14 du même mois, TOM. II, PART. I.

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malgré les témoignages de fidélité qu'on venait de lui donner encore en Conseil général. Il n'était revenu que d'une manière craintive, mais les assurances et les honneurs dont il s'était vu l'objet, n'avaient pas tardé à changer sa pusillanimité en hauteur. Soutenant, contre le livre des Franchises, qu'il pouvait non-seulement faire grâce, mais juger les criminels, il insista pour qu'on annullât le tribunal du lieutenant; et défendant au procureur fiscal de remettre aux syndics les meurtriers du chanoine Vuerly, il prétendit connaître seul de leur affaire. Le Conseil se montra ferme à soutenir ses droits, reconnus même par les députés de Fribourg, qui ne purent, malgré leur influence, triompher de l'entêtement de l'évêque. Celui-ci fit dire au Conseil, par ses valets, qu'étant prince il pouvait commander à son gré dans la ville, et que les syndics n'étant que ses officiers devaient lui obéir. Mais, pendant les pourparlers qu'amenèrent les représentations de Fribourg, il partit et ne revint jamais; c'était le 14 juillet 1533.

Les lettres de Pierre de la Baume deviennent fort rares depuis cette époque. Tantôt il se plaint avec amertume des vexations qu'éprouvent ses officiers, sans oser cependant soutenir ses prétentions aux causes criminelles. Tantôt il raisonne ou demande avec douceur: « Vous prions, écrit-il le 25 septembre 1533, << résoudre en si bonne sorte et avec tel effet, qu'ayons occasion « de persévérer à la bonne affection qu'avons toujours eue à « vous. La gloire ne vous sera pas moindre de laisser l'église à « repos, qu'à nous de la bien garder et défendre. C'est votre « mère, c'est votre défenderesse; elle vous a protégés et secou<< rus au besoin. Ayant donc reçu tant de biens d'elle, ne vous << serait-ce pas ingratitude et méconnaissance de la vouloir maina tenant frustrer de ses hauteurs et prééminences, etc. >

Depuis 1534, Pierre de la Baume ne s'annonce plus, dans nos archives, que par des publications faites en son nom dans la ville, par des citations contre ceux qui embrassaient la Réforme, et par des lettres de grâce en faveur de Portier et d'autres ministres de ses vengeances. Le complot du 30 juillet 1534 acheva

de ruiner son autorité, et la résistance des Genevois le remplit d'une fureur dont on ne l'aurait pas cru capable.

Si nous résumons, en effet, les diverses impressions qui résultent tant des lettres de cet évêque que des actes authentiques qui les complètent, nous nous le représenterons sans doute comme un homme dont le principal caractère fut de n'en avoir aucun. Il n'était pas méchant, mais sa faiblesse en fit un instrument de méchanceté. C'est elle qui le rendit toujours servile pour ceux dont il avait peur ou besoin, hautain et tyrannique pour ceux qui lui étaient soumis, soupçonneux pour tout le monde. C'est elle enfin qui explique ses fluctuations continuelles. Il ne manquait ni de moyens naturels, ni d'instruction; il y a des àpropos, de l'esprit dans ses lettres; il a surtout une adresse remarquable pour ne présenter les affaires que sous le jour qui lui est favorable, de manière qu'on ne le juge bien qu'en opposant les faits aux paroles, et les paroles à elles-mêmes. Son style et ses citations indiquent du goût et plus d'érudition que les gens de sa condition n'en avaient généralement à cette époque. Sous le rapport de la capacité, on me paraît en avoir eu une fausse idée, et l'on a trop attribué à un manque de talents ce qui venait d'un manque d'énergie. Au reste, cette faiblesse même n'était probablement que le résultat de deux vices du prélat, la sensualité et l'amour des richesses. Il paraît avoir fait consister son bonheur à vivre dans la mollesse. « J'ai reçu vos chapons.<< Envoyez-moi des poissons. - J'ai fait grosse chère. Je suis <beaucoup mieux garni de vin qu'à Genève. » C'est ce qu'il écrit souvent à Besançon Hugues, à Vandel, à son chambrier et même au chapitre. Son intérêt particulier présidait seul à toutes ses actions: « Il veut, disait Robert Vandel, chevaucher « l'un et mener l'autre en main, et il ne fait rien sinon pour son profit, et non pour le bien de l'Eglise. » Il avait plusieurs bénéfices et ne laissait échapper aucune occasion d'en acquérir de nouveaux : « Je suis après à en avoir d'autres, écrit-il à « Besançon Hugues, et j'espère que Dieu m'aidera à en recou<vrer, car je n'ai délibéré de si tôt mourir. Je vais partir

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« d'Arbois, dit-il au même, pour aller prendre possession d'un « nouveau bénéfice; puisqu'on me les ôte en Savoie, je veux en « recouvrer en ce pays. » Le duc qui connaissait sa cupidité, le menaçait, pour l'intimider, de le rendre le plus pauvre prêtre de son pays, comme nous l'apprend une lettre à Besançon Hugues. Le Conseil, pressé par les Bernois de s'acquitter de sa dette, avait prié l'évêque de l'aider de quelque somme. Il refusa nettement par une lettre que nous possédons. Ce fut enfin l'intêret qui lui inspira contre Genève une fureur qui paraît aussi étrangère à son naturel qu'à sa qualité d'évêque. Tant qu'il avait joui de ses revenus, la conservation de son autorité n'avait eu à ses yeux qu'une médiocre importance. Mais rien n'arrêta sa vengeance, dès qu'il vit ses intérêts pécuniaires gravement compromis.

C'est ainsi que, passant sans cesse de la servilité à la tyrannie, de la faiblesse à la rigueur, et donnant à tout moment des preuves de sensualité, d'avarice, d'indifférence pour le bien des citoyens et de dévouement à leurs ennemis, Pierre de la Baume perdit successivement tous ses partisans, non-seulement parmi les laïques, mais encore parmi les chanoines. Il aurait été, je crois, précipité de son siége, même sans la Réformation, comme semble l'indiquer une protestation du Conseil, du 1er octobre 1534; et l'expression, je ne m'en soucie pas plus que de Baume, que les Genevois emploient encore de nos jours, peut donner la mesure du mépris que l'évêque avait inspiré.

L. SORDET, Archiviste.

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