possible tant qu'un Carolingien restera assis sur le trône de France, sera, au contraire, irréalisable, si les petits-fils de Charlemagne perdent jamais leur couronne et si le siège de l'empire est ainsi fixé définitivement en Germanie. La France, en effet, deviendra, dès lors, par elle-même, un obstacle à l'empire, loin d'en être le centre et comme le cœur. L'avènement de Hugues Capet entraîna cette conséquence et décida du sort politique de l'Europe occidentale. On sait dans quelles circonstances ce prince monta sur le trône. Louis V, fils de Lothaire (les modernes l'appellent sans aucune raison le Fainéant), mourut très jeune un accident l'emporta (21 ou 22 mai 987). La dynastie carolingienne finit ce jour-là. Ce jour-là aussi commence l'histoire de la dynastie capétienne. La date d'une révolution n'est d'ordinaire que la date d'un grand événement lentement préparé. Les Carolingiens avaient travaillé cent ans à l'édifice de leur grandeur : leur première tentative d'usurpation date, en effet, de l'an 656. C'est aussi l'histoire de tout un siècle qui prépara la chute des petits-fils de Pépin, de ceux qui, seuls, d'après l'acte solennel de 754, pouvaient aspirer à la royauté. Lorsque mourut Louis V, en 987, trois princes de la famille capétienne ou se rattachant à cette famille, Eudes (888-898), Robert Ier (922-923), Raoul (923936), avaient déjà contribué à briser la tradition et accoutumé les esprits à la grandeur et à la puissance d'une maison nouvelle, dont la gloire était, par comparaison, jeune encore. Le descendant du vaillant Robert le Fort, le petit-neveu du roi Eudes, le petit-fils du roi Robert Ier, le fils du puissant Hugues le Grand, Hugues, duc de France, se trouva, à la mort de Louis V, en mesure de ceindre la couronne. L'archevêque de Reims, Adalbéron, était, en ce moment, sous le coup d'une accusation capitale. Il avait, trahissant ses maîtres Lothaire et Louis V, servi secrètement l'Allemagne. Au lendemain des obsèques royales, une assemblée des grands, présidée par le duc, acquitta l'archevêque. Quelques jours plus tard, une autre assemblée des mêmes seigneurs, présidée par l'archevêque qu'inspirait l'écolâtre Gerbert (le futur Silvestre II), conféra la royauté au duc). Hugues, que nous appelons Hugues Capet, fut proclamé, à Noyon, le mercredi 1er juin 987, dix jours à peine après la mort de Louis V. Il fut sacré à Reims, le dimanche 3 juillet. Son fils Robert, associé cette année même au trône paternel, fut couronné, à son tour, à Sainte-Croix d'Orléans, le vendredi 30 décembre 987. C'en était fait de la dynastie carolingienne. Une maison nouvelle était fondée. Cependant le monarque capétien était-il légitime? Cette question, que se posèrent les contemporains et qui leur mit les armes à la main, fixe aujourd'hui mon attention. On peut dire qu'à la fin du x° siècle deux éléments combinés, la naissance et l'élection, font, dans l'opinion de plus d'un, le roi légitime. Le premier de ces deux éléments, la naissance, manquait au Capétien ("). Mais l'Église de France avait, dès (1) Je reproduis ici presque textuellement le résumé de M. J. Havet, Lettres de Gerbert, p. XVII, XVIII. (2) Ce surnom apparaît au x1° siècle. Voir Lot, Origine et signification du surnom de 1 Capet donné à Hugues I", appendice Iv de l'ouvrage intitulé: Les derniers Carolingiens, p. 320 et suiv. (3) Lot, Les derniers Carol., p. 212, n. 1. Je me sépare ici de M. J. Havet, pour mé rallier à l'opinion de MM. Lot et Giry. () Le second, l'élection, manquait au prétendant carolingien, Charles de Lorraine. C'est pourquoi il est qualifié quelque part d'usurpateur (tyrannus) (Richer, IV, 18). M. Marius Sepet, dans un essai très remarquable, intitulé Gerbert et le changement de dynastie, a dit : « Si l'on demande à quels signes on reconnaissait en France, aux 1x et x° siècles, un roi légitime, voici, je crois, la réponse que donnera l'étude des faits le vrai roi de France, celui qui : ་ le 1x siècle, insisté, en termes solennels, sur l'inanité des prétentions héréditaires, si on les envisage à un point de vue supérieur. Sous Louis le Débonnaire, en l'an 829, le concile de Paris avait promulgué cet enseignement : « Aucun roi ne doit dire qu'il tient son royaume de ses ancêtres, mais il doit croire humblement qu'il le tient en vérité de ce Dieu qui a dit: c'est de moi que viennent la prudence et la force; par moi règnent les rois; par moi les législateurs font des lois justes; par moi les princes gouvernent et les puissants rendent la justice... Quant à ceux qui croient que les royaumes de ce monde leur viennent de leurs ancêtres, ils sont semblables à ceux que Dieu réprouve en ces termes par la voix du prophète : Ils ont régné par eux-mêmes, et non par moi; ils ont été princes, et je ne l'ai point su. » Un Carolingien, Louis le Bègue, traduisit fidèlement cette doctrine dans les protocoles de sa chancellerie. Il s'intitula : roi par la miséricorde de Dieu et par l'élection du peuple. Cette formule qui a reparu de nos jours, — Napoléon III s'est dit, lui aussi, par la grâce de Dieu et la volonté nationale empereur des Français, cette formule n'est pas née, comme on pourrait le croire, du rapprochement grossier d'idées disparates. Les mots par la miséricorde ou par la grâce de Dieu ne visent nullement, en effet, dans ces premiers temps, le droit hérédi a le droit d'exiger des seigneurs cette précaire obéissance qui est devenue l'unique apanage du pouvoir central, celui dont l'autorité n'est pas contestable, bien que l'on en gêne perpétuellement l'exercice, c'est le prince qui réunit ces trois conditions la naissance, l'élection, le sacre.» Je n'ose cependant dire : la naissance, l'élection, le sacre font le roi légitime; mais je souscris à ces explications très justes de M. Sepet: le droit souverain n'était considéré comme parfait en la personne du roi de France que quand celui-ci avait reçu, au nom de l'Église, le sacre qu'on pourrait appeler le signe de l'adoption ecclésiastique de la royauté ou, si l'on veut, l'investiture de la royauté catholique ». (Marius Sepet, dans Revue des questions hist., t. VIII, 1870, p. 122124.) taire. Ils traduisent plutôt l'idée pieuse qu'exprime si vivement, en 829, le concile de Paris. Élu par le peuple (ou plutôt par les grands), le prince se peut dire roi par la grâce de Dieu, parce que la volonté divine s'est manifestée par la voie de l'élection. Telle est la doctrine d'Hincmar(). Dans l'assemblée où se décida la fortune de Hugues Capet, Adalbéron, archevêque de Reims, fit valoir les mêmes principes que les pères du concile de Paris, mais il en tira des conséquences plus pratiques. « Nous n'ignorons pas, dit-il, que Charles de Lorraine (l'oucle du roi défunt) a des partisans qui prétendent que le trône lui appartient par droit de naissance. Mais, si l'on pose cette question, nous dirons que la royauté ne s'acquiert pas par droit héréditaire, et qu'on ne doit y élever que celui qui se distingue non seulement par la noblesse de sa naissance, mais aussi par la de son esprit, et qui trouve son appui naturel dans sa loyauté, sa force dans sa grandeur, d'âme.» Quelques années plus tard, un ami des rois Hugues et Robert, Abbon de Fleury, traçant en deux lignes l'esquisse d'une théorie de la royauté, n'osait parler que de l'élection : il n'avait garde, dans un livre dédié aux rois Hugues et Robert, de faire mention de la naissance. Il s'exprimait en ces termes : « Nous connaissons trois élections générales : ་ (1) Voir mon Histoire des inst. polit. et admin. de la France, t. I, p. 272, 273. (2) Richer, IV, 11, édit. Guadet et Taranne, t. II, p. 156. Je reproduis presque textuellement la traduction de M. Luchaire dans son Histoire des inst. monarchiques de la France (t. I, p. 31). J'ai été un moment tenté de traduire les mots corporis nobilitas par distinction physique et non par noblesse de sa naissance (cf. Richer, IV, 9). Adalbéron devait être, par principe, partisan sagesse d'une monarchie élective et non héréditaire, car il vit d'un œil très défavorable l'acte politique de Hugues Capet, qui, dès 987, s'associa son fils Robert (Lot, Les derniers Carolingiens, p. 216, 217). Une aristocratie puissante préférera toujours un roi électif à un roi héréditaire. Il faut ajouter que le clergé, en particulier, pourrait bien avoir compté, à cette époque, un certain nombre de partisans doctrinaires de l'éligibilité du roi. celle du roi ou de l'empereur, celle de l'évêque, celle de l'abbé. La première résulte de l'accord de tout le royaume; la seconde de l'unanimité des habitants et du clergé; la troisième de l'avis le plus autorisé de la congrégation monacale (1). » Mais des discours et des théories ne changent pas une situation consacrée par les mœurs et par le temps. Certes, le principe de l'hérédité était, à la mort de Louis V, très affaibli; il avait été ébranlé depuis deux siècles et il était maintenant bien moins solide qu'à l'époque antérieure. Cependant tout sentiment de la légitimité des princes carolingiens n'était pas effacé dans les consciences. Élire un roi qui ne fût pas issu des reins de ce Pépin, sacré par le pape Zacharie en 754, était encore, en 987, un acte grave et assez difficile. Adalbéron et Hugues Capet lui-même rendirent hommage au principe de l'hérédité, en faisant entendre que, si le roi Louis V eût laissé des enfants, ceux-ci eussent dû hériter du trône paternel. C'est seulement après avoir rappelé que Louis V était mort sans postérité qu'Adalbéron développe sa thèse sur le caractère purement électif de la royauté (2). Cette thèse visait donc, en définitive, un parent au troisième degré, un oncle, non pas un fils. Les modernes n'ont vu, la plupart, dans cette distinction qu'un moyen oratoire, sans aucune valeur intrinsèque en quoi ils pourraient bien s'être fait quelque illusion. Il est naturel d'admettre qu'en un temps où le système hẻréditaire et le système électif se côtoyaient de si près et s'emmêlaient souvent, on n'ait pas toujours accordé au droit suc (1) Abbon, Collectio canonum, 4 (Migne, Patrol. latine, t. CXXXIX, p. 478). (2) Voir le discours d'Adalbéron dans Richer, IV, 11, édit. Guadet et Taranne, t. II, p. 155. Nous devons noter une autre considération invoquée par Adalbéron : Charles s'est mésallié, en épousant une femme prise dans l'ordre des vassaux (Richer, IV, 11, édit. Guadet et Taranne, t. II, p. 156).. |