Imágenes de páginas
PDF
EPUB

étoit assisté de Dieu, tant les opinions et les passions des hommes sont différentes ""). »

Parmi les accusés tombés aux mains de la justice criminelle, il en était peu qui pussent sembler dignes d'être soutenus par un secours d'en haut, et le sentiment public voyait dans leur impassible constance le résultat d'une œuvre de sorcellerie. Quelques-uns pourtant des suppliciés en donnaient eux-mêmes une explication qui avait sa valeur; témoin ce «ribaud » dont parle un savant magistrat du xvi° siècle et qui répondit à son juge qu'il valait mieux aller mille fois à la torture que d'avouer devant le tribunal et de monter ainsi à la potence, attendu que tous les médecins peuvent ressouder un bras cassé, tandis qu'il n'en est pas un seul qui sache remettre en place les os d'un cou rompu par le bourreau). Peut-être le rusé personnage était-il de ceux qui, à l'avance, s'étaient résolument efforcés de s'aguerrir contre la douleur. Je lis, en effet, dans de vieux livres, que certains malfaiteurs, se réunissant au fond des bois, se donnaient entre eux la question « afin de s'y accoustumer et de s'endurcir à la soustenir quand ils seroient appréhendéz par la justice (3)

».

Croire à l'emploi de moyens merveilleux était autrefois chose ordinaire, et c'était de ce côté que l'on cherchait l'explication d'un fait étrange.

Par quels sortilèges, par quelles pratiques secrètes, par quelles amulettes diaboliques certains accusés arrivaient-ils à défier les supplices, à demeurer muets, comme impassibles,

(1) Mémoires pour servir à l'histoire de la Hollande, 1680, in-8°, p. 151.

(2) Hippolytus de Marsigliis bononiensis, Grimana. Lugd. 1532, in-fol., f 50, verso L. Repeti, ff. de quæstionibus).

(3) Claude Lebrun de la Rochette, Le procez criminel, 1. II, p. 143 (Rouen, 1616), d'après Damhou ler (Praxis rerum criminalium, c. XXXVIII, S 19), qui insiste particulièrement sur le fait.

sous la main des tortionnaires? D'où pouvaient venir leur résistance et le « maléfice de la taciturnité », comme on disait autrefois ? C'est de ce point que nous voyons se préoccuper en des temps, en des lieux bien divers; dans le vieux monde romain, sans excepter l'Égypte, au moyen âge et tout au moins jusqu'au xviro siècle, en Angleterre, en France, en Hollande, en Italie, il y a peu d'années dans les pays de l'Extrême-Orient, où l'on s'en inquiète sans doute encore. Mandarins, proconsuls, bourgmestres, assesseurs criminels, juges de tous noms et de tous pays croient avoir affaire à quelque puissance surnaturelle lorsqu'ils n'arrivent pas à vaincre la constance d'un accusé (1). L'insensibilité, la taciturnité, la force de résistance pouvaient, disait-on, s'obtenir par des moyens divers: l'ingestion de breuvages, d'aliments préparés par des mains savantes, certaines onctions faites d'eaux, de graisses ou d'huiles magiques. Cette étrange persuasion, qui remonte aux âges anciens, demeure encore vivante dans des contrées lointaines pour lesquelles le temps semble n'avoir point marché. Nous la voyons également dans l'histoire des martyrs des premiers siècles, dans celle des missionnaires chrétiens qui, de nos jours, ont souffert et péri sous la main des Chinois). Pour les aliments et les breuvages secrets, nous ne sommes pas moins renseignés. Permettre aux accusés d'en prendre était l'un des profits des valets de justice, comme l'atteste Étienne Tabourot (3)

(Gregor. Turon. Hist. Franc., lib. VI,

c. XXXV; mon mémoire intitulé: Les Actes des martyrs, supplément aux Acta sincera de Ruinart, $ 38, etc.

(2) Mème mémoire, Voir de plus Adon, Martyrologium, au 1 janvier; Hyvernat, Les Actes des martyrs de l'Egypte, d'après les manuscrits coptes, t. I, p. 59. La croyance

à de certaines onctions dans les opérations de sorcellerie est de tous les temps. Cf. Apulée, Metamorph. 1. III, p. 212 de l'édition d'Oudendorp; Papon, Histoire générale de Provence, t. IV, p. 430, pour le procès de Gauffridi, jugé en 1611.

(3) Les Bigarrures du S' des Accords, éd. de 1592, t. II, p. 81.

et, avec lui, Bouchet, racontant dans ses Serées qu'un « mattois promit au bourreau de l'argent pour qu'il lui fût permis d'avaler, avec du vin, une certaine semence de Bruca, qui est de la Roquette; cela endurcissant si bien la peau qu'on ne sent pas grand mal du fouet». Un témoignage en apparence plus sérieux est celui d'un magistrat, célèbre criminaliste italien du xvi siècle, Hippolyte de Marsigliis, qui nous dit à la fois et les ruses familières aux malfaiteurs et les moyens tentés pour les combattre. Un accusé rebelle à la torture lui avait, écrit-il, révélé le secret de sa résistance. L'une des parentes de cet homme lui avait fait cuire une galette de farine pétrie avec le lait mêlé d'une mère et de sa fille; chaque jour il en mangeait quelques miettes et, tant que dura ce gâteau, il ne sentit les tourments. « D'autres prévenus, ajoute le magistrat, m'ont également parlé de la vertu de ce mélange (2). » Un moyen plus difficile à déjouer, disent les anciens jurisconsultes, était celui que les patients tiraient de certaines paroles récitées à voix basse, quand on les appliquait à la question. De petits livres vendus chèrement et en secret en contenaient la liste (3). Ces formules assez nombreuses, dont nous savons les principales, sont surtout tirées du texte de la Passion, depuis les mots: Si me quæritis, jusqu'à la dernière parole du Seigneur : Consummatum est"). La plus usitée et, à coup sûr, la mieux placée dans la bouche de ceux dont la torture pouvait

pas

[blocks in formation]

rompre les membres, était prise des versets où il est dit que les os du Christ ne furent pas brisés sur la croix, en accomplissement de l'antique précepte sur l'agneau pascal : os non comminuetis ex eo. Un autre passage également de bon augure, semblait-il, pour les gens en péril, était emprunté au chapitre où saint Luc raconte comment le Seigneur échappa aux mains des Juifs qui voulaient le jeter du haut d'une montagne: Jesus autem transiens per medium corum ibat). On comptait pouvoir demeurer muet devant le juge en prononçant à part soi des mots du Psalmiste, défigurés pour la circonstance: Eructavit cor meum verbum bonum; veritatem nunquam dicam regi®3). Puis venait cette singulière incantation contre les tourments: Quemadmodum lac beatæ gloriosæ Mariæ virginis fuit dulce et suave Domino nostro Jesu Christo, ita hæc tortura sive chorda sit dulcis et suavis brachiis et membris). Quelques-uns avaient confiance en des vers rappelant l'histoire du bon larron sauvé sur la croix même, vers qu'il suffisait, disait-on, de prononcer pour braver la douleur et s'assurer « le charme du silence » :

Imparibus gestis pendent tria corpora ramis :
Dismas et Gestas, in medio stat divina potestas.
Dismas damnatur, Gestas ad astra levatur.

On arrivait au même but en inscrivant ces bizarres paroles sur une bande de parchemin dont on buvait la râclure, soit dans du vin, soit dans de l'eau (5).

(1) Joh. XIX, 36; Grillandus et de Marsigliis, loc. cit.

(2) Luc., IV, 30; Grillandus, loc. cit.
(3) Psalm., XLIV, 2; Grillandus, loc. cit.
(4) Grillandus, loc. cit.

(5) Grillandus, loc. cit.; André Favyn, Le théâtre d'honneur et de chevalerie, p. 1371

(Paris, 1620, in-4°). Cf. Enchiridion Leonis papæ serenissimo imperatori Carolo magno in munus pretiosum datum, Moguntiæ, 1633, p. 166 « Pour éviter de souffrir de la question, il faut avaler un billet sur lequel soit écrit Aglas + Alganas + Algadenas+Imper ubi es meritis + tria pen

:

Qu'elles fussent récitées ou écrites, les formules secrètes n'avaient pas, croyait-on, une moindre valeur. Aussi les magistrats devaient-ils prendre grand soin, pour n'être pas joués

par les patients, de les presser d'interrogations incessantes, afin de leur ôter le temps de rien marmotter entre leurs dents ('); il était également de règle de les faire visiter bien à fond, avant de les soumettre à la torture.

On se persuadait autrefois que certains mots ou caractères magiques avaient, en toute occurrence, une vertu protectrice pour ceux qui savaient s'en munir; aussi s'assurait-on avant les duels, en France, en Italie, et ailleurs sans nul doute, qu'aucun des combattants ne portait quelque talisman de cette espèce. «Ils étoient, dit Brantôme, visitez, tastez et fouillez les uns les autres par leurs confidans, pour sçavoir s'ils n'avoient point sur eux aucuns caractères et charmes et autres parolles meschantes et billets négromanciens sur eux, ce qui fut un poinct qui fascha et coléra feu mon oncle de la Chastaigneraye, quand avant qu'aller à son combat, un confidant de Jarnac le vint ainsi fouiller et taster: «Comment, dit-il, penseroit-on

[ocr errors]
[ocr errors]

« combattre

<< que pour combattre tel ennemy, je me voulusse ayder de ces choses-là et que j'allasse emprunter autre secours pour le que mon bras? » Et de faict plusieurs en Italie sont estez visitez de cette façon, d'autant qu'il s'en est trouvé aucuns saisis de ces drogues et sorcelleries, jusques là que craignans aucuns aussi d'estre descouverts par ces recherches, a-t-on ouy parler que quelques-uns avant qu'entrer aux com

[merged small][ocr errors][merged small]
« AnteriorContinuar »