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château, l'autre de ce que l'on appelait dans la langue de l'architecture militaire une basse cour, et deux gardiens des garennes. La présence de ces deux garenniers atteste que les dépendances du château, affectées à la propagation du menu gibier, avaient déjà une certaine importance dès le commencement du xve siècle. En tête des écuyers figure Pierre III d'Orgemont, fils de Pierre II, qualifié moindre d'ans ou mineur. Les six autres écuyers, Gilles de Lorris, Guillaume de Gisay, Pierre de Besloy, Simon Paullet, Jean de Villers et Phelippot de Morency appartenaient, comme l'indiquent leurs noms, à des familles bien connues de l'Île-de-France et particulièrement de la région qui avoisine Chantilly. Gilles de Lorris, entre autres, était de la famille des seigneurs d'Ermenonville et sans doute l'un des petits-fils du célèbre favori du roi Jean.

Mais entre ces vingt-cinq personnes il en est une qui nous intéresse plus que toutes les autres. C'est celle qui figure la troisième et que nous trouvons ainsi désignée dans l'acte : « Jeanne Paynel, damoiselle, dame de Hambye, nièce, moindre d'ans. » C'est avec raison que Jeanne, «damoiselle» par son âge et en même temps « dame » puisqu'elle était l'unique héritière des seigneuries de son père, reçoit ici la qualification de « mineure car née vers la fin de 1413 elle atteignait à peine, en 1421, l'âge de huit ans. Il ressort avec évidence de cette curieuse mention que tous les auteurs de généalogies se trompent en faisant mourir dès 1417, la veille de ses noces, la pauvre enfant qui, arrachée dès le berceau à sa mère et ballottée dans ce berceau même de Bricquebec à la Roche-Guyon, puis de la Roche-Guyon à Chantilly, n'eut à vrai dire qu'une bonne fortune au milieu des traverses de son enfance, celle d'échapper à la menace d'un mariage avec l'affreux Gilles de Rais.

Du reste, on ne constate pas sans une profonde surprise que

les Anglais, qui depuis trois ans déjà tenaient la Normandie tout entière, hormis le Mont-Saint-Michel, sous leur domination, avaient devancé sur ce point les généalogistes. Ils les avaient devancés en enterrant, comme eux, l'unique héritière de Foulque Paynel alors qu'elle était loin, nous venons de nous en convaincre tout à l'heure, d'avoir cessé de vivre. En effet, au moment même où les environs de Chantilly étaient le théâtre d'une lutte acharnée entre Armagnac et Bourgogne, les lieutenants de Henri V, mettant à profit nos divisions intestines, avaient envahi le Cotentin. Une famille de ce pays, la plus puissante alors et l'une des plus anciennes, s'était multipliée en quelque sorte pour leur barrer le passage et leur avait partout opposé une résistance aussi opiniàtre que désespérée. C'était la famille Paynel. Tous les membres de cette illustre famille, Jeanne Paynel, fille de Nicole, et son mari Louis d'Estouteville à Moyon et à Chanteloup"), Bertrand et Jacques Paynel à Bricquebec (2), Nicole, Jean et Jacques Paynel à Coutances (3) et à Bricqueville-sur-Mer, avaient défendu pied à pied leurs châteaux; puis, d'un commun accord, au fur et à mesure que l'ennemi s'emparait de leurs manoirs et les expulsait de vive force de leurs domaines, ils s'étaient retirés lentement, regardant l'envahisseur bien en face, devant cette marée montante de la conquête anglaise; et les uns après les autres, sauf Bertrand ("), seigneur d'Olonde et son fils Jacques, ils étaient

(1) Registre des dons, p. 18, 101, 102 et 109. Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, XXIII, 147, no 858; 179, n° 1010; 185, n° 1036; 219, n° 1249. (2) Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, XXIII, 61, n° 328.

(3) Léchaudé-d'Anisy, Grands rôles des échiquiers de Normandie, p. 267.

(4) Le 15 mars 1419, Henri V, par acte daté de son château de Rouen, réintégra dans ses domaines et possessions Bertrand Paynel, chevalier, qui lui avait prêté serment de fidélité, après avoir défendu contre Humphrey, duc de Gloucester, le château de Bricquebec (Mém. de la Soc. des antiq. de Normandie, XXIII, 61, no 328); mais

allés s'enfermer dans le Mont-Saint-Michel. Acculés à ce rocher isolé au milieu des grèves et baigné périodiquement par le flux de la mer, ils en avaient fait une sorte de suprême refuge et avaient juré de s'y maintenir jusqu'au bout ou de périr jusqu'au dernier. Dès 1427, tous sans exception avaient tenu ce serment. Ils l'avaient si bien tenu qu'à cette date le vieux tronc des Paynel, qui naguère avait poussé de si nombreux et si vigoureux rejetons, apparaissait presque nu et comme décapité. Voilà pourquoi sur la fameuse liste des défenseurs du Mont dressée en cette année, aucun de ces Paynel qui pourtant avaient figuré dès le début au premier rang de la défense, le chevalier banneret Nicole Paynel, seigneur de Bricqueville, dès le 1er mai 1421), le chevalier bachelier Jean Paynel, seigneur d'Annoville et de Moidrey, dès le 15 juin suivant (2), les deux écuyers Jean et Jacques Paynel, dans une montre du 7 juin 14243), aucun de ces Paynel, disons-nous, n'est désigné par une appellation individuelle. Immédiatement au-dessous des noms du roi Charles VII et de Louis d'Estouteville, on trouve la mention suivante : « Les Pesneaux » (4), où la distraction de quelques érudits a cru reconnaître un prétendu seigneur des Pesneaux. En réalité et à le bien prendre, ce pluriel archaïque: <«<les Pesneaux », entendez les Paynel, cette appellation collec

le 9 avril suivant, il confisqua de nouveau ces domaines et les donna à l'écuyer anglais John Burgh (ibid., 69, n° 369). Le 10 mai de cette même année, Jacques Paynel, fils de Bertrand, était encore traité comme rebelle et voyait confisquer sa terre de Crochet», au bailliage de Rouen (ibid., 92, no 554); il ne se rallia au parti anglo-bourguignon qu'après l'assassinat de Jean sans Peur et sous l'influence 'de Philippe, duc de Bourgogne,

qui l'attacha à sa personne avec le titre de chambellan.

(1) Chronique du Mont-Saint-Michel, I, 110, 114, 195, 210, 222, note 1.

(2) Mém. de la Soc. des antiq. de Normandie, XXIII, 74, no 411; 90, no 541; 254, n° 1376.

(3) Chron. du Mont-Saint-Michel, I, 135, note 6.

(1) Dom Jean Huynes, Hist. générale de l'abbaye du Mont-Saint-Michel, II, 115.

tive, dans sa forme familière et indéterminée, est un hommage touchant rendu à la vaillance et au patriotisme des derniers représentants d'une vieille race chevaleresque; c'est le plus beau titre de gloire de l'illustre famille normande.

Aussi Henri V, dont la générosité était le moindre défaut, se plut à accabler de ses rigueurs ces bons Français qu'il affectait de considérer comme des rebelles. Il se montra surtout impitoyable contre Nicole Paynel, seigneur de Bricqueville, et Louis d'Estouteville, mari de Jeanne Paynel de Moyon, adversaires toujours sur la brèche et aussi infatigables dans l'attaque que dans la défense. Le 28 septembre 1421, il enjoignit au comte de Suffolk et au bailli du Cotentin de démolir, de raser jusqu'aux fondements les deux châteaux de Bricqueville-surMer et de Chanteloup). Toutefois, la confiscation fut l'arme dont il usa dès le début de la conquête et dans la plus large mesure. Il y trouvait ce double avantage de frapper ses adversaires à l'endroit sensible et de récompenser du même coup le zèle de ses serviteurs fidèles ou des Normands ralliés à son autorité. La famille Paynel, l'une des plus riches du duché, offrait une ample matière à des exécutions de ce genre. C'est pourquoi elle eut à subir une sorte de dépossession en masse. Jeanne Paynel, que nous appellerions volontiers Jeanne de Chantilly, pour la distinguer de sa cousine germaine, Jeanne de Moyon ou plutôt du Mont-Saint-Michel, car celle-ci avait voulu suivre sur le rocher battu des flots son mari Louis d'Estouteville, Jeanne de Chantilly, malgré son âge, son sexe et son absence, ne fut point épargnée. Par acte daté de sa cité de Bayeux, le 13 mars 1418, Henri V donna à William, comte de Suffolk, les châteaux et domaines de Hambye et de

(1) Mém. de la Soc. des antiq. de Normandie, XXIII, 185, no 1036.

Ici encore,

Bricquebec, dont le revenu annuel était évalué à 3,500 écus. Cet acte porte que les châteaux dont il s'agit ont naguère appartenu à Foulque Paynel; mais la fille et unique héritière de ce chevalier y est complètement passée sous silence). Même silence dans des lettres de répit octroyées audit comte de Suffolk les 21 septembre 14182) et 12 juin 1419 (3). Même silence dans un autre acte en date du 8 mai de cette dernière année par lequel le roi d'Angleterre, pendant un court séjour au château de Vernon, crut devoir renouveler et confirmer le don fait au comte de Suffolk un peu plus d'un an auparavant ("). il n'est question que de feu Foulque Paynel, père de Jeanne, en son vivant seigneur de Hambye et de Bricquebec, et non de Jeanne elle-même. Toutefois, il est spécifié que la confiscation de ces deux domaines a été motivée par l'absence des seigneurs (5), lesquels ont refusé de se mettre en l'obéissance de Henri V. On voit que le nom de Jeanne de Chantilly n'est pas même prononcé. Triste destinée vraiment que celle de la nièce et pensionnaire de Jacqueline Paynel. Pendant ses premières années, elle a été pour les parents qui avaient charge de la protéger comme une marchandise que l'on se passe de main en main; et maintenant ce sont ses ennemis qui, non contents de la déposséder, ont l'air de l'enterrer vivante.

La reddition de Chantilly, vers la fin de 1421, fut comme le signal d'une rupture complète, définitive entre tous ces Paynel, retranchés sur leur rocher, et les trois membres de cette même famille, dont les noms figurent dans l'acte de ca

(") Léchaudé d'Anisy, Grands rôles des échiquiers de Normandie, p. 274 et 275. (2) Registre des dons, p. 36.

(3) Ibid.,
p. 102.

(") Bibl. nationale, Quittances, vol. LI,

n° 5362. Mém. de la Soc. des antiq. de Normandie, XXIII, 89, no 535.

(5) « Dominis castrorum et dominiorum predictorum ab obediencia nostra absentibus. »

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