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elle-même du projet d'attaque contre l'empire, projet auquel ils seraient restés jusque-là totalement étrangers. Leurs ambassades à Venise et à Zara ne devant être considérées que comme autant de comédies. Enfin les négociateurs du traité, et, parmi eux, l'historien par excellence de toute cette affaire, Villehardouin, devenant forcément des dupes ou des traîtres, et de façon à mériter un jugement bien autrement sévère que celui que l'adoption de mon hypothèse autorisait à porter contre eux. J'avoue ne voir dans tout cela qu'une pure fantasmagorie, contredite par les lettres répétées du pape, qui se fut gardé d'approuver, méme conditionnellement, un semblable traité, par le témoignage de tous les chroniqueurs contemporains sans exception, par l'existence indiscutable, à cette époque, de négociations entre Venise et Constantinople, négociations poursuivies jusqu'au moment du départ de l'expédition, et excluant par conséquent, de la part de la république, tout projet de guerre à outrance contre Alexis III (1), enfin et surtout par l'ensemble de la conduite de Dandolo, de Boniface et de Villehardouin, qui étaient

(1) C'est M. Streit lui-même (p. 27, n. 206) qui, le premier, nous a fait connaître ce point curieux, résultant de l'envoi à Constantinople d'une ambassade vénitienne, que l'on peut difficilement placer autre part que dans les trois premiers mois de 1203: cette ambassade est mentionnée par une charte très-importante, datée de septembre 1206, et, qui, signalée seulement par Cicogna (dans les Inscriz. Ven., IV, 538) a été publiée pour la première fois en 1868, par le professeur Ljubic, dans le Monum. spectantia ad hist. Slavorum merid. (Zagrebu, in-8°, t. I, pp. 23-25). Rogerio Premarino et Pietro Michiel y reçoivent une indemnité en terres « pro eo » quod a Jadertinis capti et rebus exspoliati, cum iremus in legatione ad >> imperatorem C. F. ». Il est possibile que, si les Jadertins n'avaient pas, attirant sur eux la foudre, violé ainsi le droit des gens, Venise se fût entendue avec Alexis III, et n'eût pas eu besoin d'entrer, en attaquant Zara, dans la voie des désobéissances au Saint-Siége, et que la croisade eût été conduite, sinon en Égypte, du moins en Syrie.

peut-être de peu scrupuleux politiques, mais que l'on ne peut accuser en bloc, à l'aide d'une phrase méchamment interprétée, d'avoir prémédité, en concluant le pacte de nolis de 1202, un véritable acte de piraterie envers les Grecs et de haute trahison à l'endroit des Latins.

L'époque de la fuite d'Alexis IV est un point très-important dans la discussion des causes qui modifièrent la direction. de la croisade. M. Streit (p. 30) place avec M. Klimke cette fuite en juillet 1202, et fait aller directement à Rome le jeune prince, qui se serait rendu de là en Allemagne après avoir traversé la Lombardie et s'y être rencontré avec Boniface; il ne serait ainsi resté à la cour de Souabe que pendant l'automne de 1202 (puisque M. Streit admet avec moi que les premiers mois de 1203 furent employés par Alexis à un voyage en Hongrie), et n'aurait pris aucune part aux négociations de Haguenau (25 déc. 1201). Le fait que ces négociations auraient déjà eu pour objet le changement d'itinéraire des croisés, deviendrait alors beaucoup moins certain. J'avoue n'être aucunement convaincu par les arguments que M. Streit développe dans une longue note (p. 48), et en particulier par l'interprétation qu'il donne, après M. Klimke, du passage des Annales de Cologne, signalant l'arrivée du jeune prince en Allemagne: je persiste à entendre ce passage de la même façon que M. Winkelmann. Par contre, je reconnais que l'identification avec Jean Comnéne (p. 48), du personnage byzantin anonyme, venu intriguer à la cour du roi des Romains, est préférable à celles que M. Winkelmann et moi avons proposées, soit avec Manuel Kamytzès, soit avec Alexis Contostéphane (1); il y aurait même à étudier de plus près le rôle de ce Jean Comnène. Je reviendrai également sur la rectification que j'avais

(1) Revue des questions historiques, t. XVII, pp. 345-346.

cru devoir faire à un passage de Nicétas, relatif au rôle joué par les Pisans dans l'évasion du jeune prince, et j'admettrai, avec Heyd, que la colonie pisane de Constantinople a eu, en ce cas, une politique différente de celle de la mère patrie. Mais je repousserai, sans hésiter, l'assertion de M. Streit qui suppose (p. 48) qu'Alexis III aurait favorisé la fuite de son neveu: c'est là une hypothèse tout à fait gratuite, et que combattent tous les témoignages contemporains.

Je ne veux pas répéter ici toutes les preuves que j'ai accumulées pour démontrer qu'Innocent, avant, pendant et après la croisade, n'a jamais eu en vue que la délivrance des Lieux saints, et n'a jamais, de près ni de loin, trempé dans les intrigues qui amenèrent la chute de l'empire grec (1). M. Streit ne revient, il est vrai, que timidement sur cette question de la complicité du pape (p. 2, n. 8; p. 32, n. 244); mais je ne me lasserai pas de traiter de fable, plus ou moins vénérable, tout ce que les textes secondaires pourront apporter, sur ce point, de contradictoire à la correspondance du grand pontife l'extrême limite que l'on puisse assigner à une déviation quelconque en ce sens, de la politique d'Innocent III, me semblant donnée par l'appréciation si impartiale de l'auteur anonyme de la Chronique de Novgorod (2). Je

(1) J'ajouterai ici à ce que j'ai dit (Revue des questions historiques, t. XVIII, p. 60) sur la difficulté des comunications entre Rome et l'Orient - difficulté qui, en combattant alors contre Innocent III, constitue aujourd'hui l'un des meilleurs arguments, à l'aide desquels on puisse dégager la responsabilité du pape à l'endroit des événements de 1203-1204 ce fait qu'en 1205, un envoyé de Baudouin ler mit six mois à arriver à Rome (Epist. Inn. III, VIII, 73), et que, l'année suivante, l'archevêque de Nicosie eut besoin de deux ans pour écrire en cour de Rome et recevoir la réponse. (Ibid., IX, 141).

(2) « Sic Isaaci filius aufugit, et ad Philippum, Germanorum impera>> torem affinem sororemque suam pervenit. Germanorum imperator eum >> Romam ad papam misit, quo cum consuleret an Constantinopoli bellum

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n'accorderai même pas à M. Streit que le pape, en 1205, se soit relâché de sa sévérité à l'endroit d'Henri Dandolo, arrivé au terme de sa carrière: je n'en veux pour preuve que le texte entier de la lettre pontificale, où M. Streit est venu imprudemment (p. 34, n. 251) chercher, en faveur du vieux doge, une marque d'indulgence au moins discutable. Du reste M. Streit apporte (p. 26) de nouveaux arguments à ce que j'ai pu dire des bons rapports, qu'avant la croisade,entretenaient les deux Romes, rapports que peut seul expliquer le péril égal dont les menaçait l'ambition du fils de Henri VI.

Je terminerai en regrettant que M. Streit, poursuivi par l'idée de réserver à Henri Dandolo une prépondérance sans partage, ait donné au marquis de Montferrat, au chef officiel de la croisade, un rôle tellement effacé que Boniface apparaît à peine dans son travail; cette indifférence vaut encore mieux que le travestissement de cette personnalité si considérable en une sorte de chevalier de cour d'amour, tel que Hopf nous le dépeint dans le petit opuscule dont j'ai dit un mot tout à l'heure; cependant on ne peut supprimer Boniface de l'histoire da la quatrième croisade, et quand bien même on serait amené à reconnaître qu'il n'était pas aussi inféodé que je l'ai dit à la politique des Hohenstaufen (1), il y a une autre place à lui donner dans ces événements que l'obscurité voulue ou M. Streit le relègue.

>> inferendum esset, et Isaacides: « Tota urbs, inquit, me imperatorem >> cupit; » Papa vero Francis dixit: « Si ita res se habet, eum in solio » collocetis, et postea Hierosolymam abeatis, Terrae Sancrae opem la» turi; quodsi vero eum accipere noluerint, ad me redeatis, neve Grae>> corum terram laedatis ». Franci autem omnesque eorum duces, auri » argentique cupidi erant, quae Isaacides se iis daturum promisit; et mox >> imperatoris et papae praecepta obliti sunt ». (Chron. Novg., d. Hopf., Chron. gréco-rom., p. 94).

(1) Streit, p. 33, et n. 248.

III.

J'arrive à la dissertation de M. Hanotaux, que j'analyserai plus rapidement que le travail de M. Streit, puis qu'elle est déjà connue du pubblic français, mais que je discuterai, par contre, avec plus de détails, d'abord parce qu'elle n'aborde qu'un point spécial, et qu'elle étudie ce point minuticusement, puis pour un motif personnel que je vais donner tout à l'heure.

M. Hanotaux pose cette interrogation: Les Vénitiens ont-ils trahi la chrétienté en 1202?

Si l'on ne s'en tenait qu'au sens littéral qu'une semblable question peut offrir, il faudrait sans hésiter la résoudre par l'affirmative. Ne fût-ce que par le commerce que Venise, avant, pendant et après la quatrième croisade, a entretenu, de l'aveu de tous, avec les Infidèles, leur fournissant les armes qu'ils devaient retourner ensuite contre les croisés (1);

(1) Inn. III Epist., I, 539 (1198, 3 déc.): XII, 142 (1209, 23 nov.); XVI, 28 (1213); Cf. Inn. IV Epist., 1er oct. 1246 (Potth., n° 12283); Thaddaeus Neapol., p. xvij; Mas Latrie. Hist. de Chypre, t. II. pp. 120125; Marinus Sanutus, Secr. fidel. Crucis (d. Bongars, t. II, p. 26). Ce n'est qu'en mars 1226 (Taf. et Thom., t. II. p. 263) que la république se décide de nouveau (elle l'avait déjà fait en 991. Taf. et Thom., t. I, p. 25) à prohiber officiellement l'importation en Égypte de la contrebande de guerre, importation qu'Innocent III ne toléra jamais.

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Cette contrebande reprit de plus belle quelques années plus tard (Constitution de Boniface VIII, 12 mars 1295, d. Mas Latrie Hist. de Chypre II, 92-93). Voici ce qu'en disait, en 1315, frère Guillaume d'Adam, dominicain, qui avait passé toute sa vie à parcourir l'Asie, et mourut archevêque de Sultaniah:

<< Primo igitur ministrantur necessaria Sarracenis per mercatores......... » Venetos.... Ad quod sciendum quod Sarraceni Egipti non habent ex se » ferrum, nec ligna, nec picem navalem, nec pannos laneos ad induendum,

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