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FAIRE SENTIR L'IN

2° L'ÉPOQUE OÙ A COMMENCÉ À FLUENCE VÉNITIENNE: j'ai parlé des conférences de Zara, M. Streit remonte au-delà même du pacte de nolis.

Revenons successivement à ces deux points de divergence. Sur le premier, je ne puis que répéter ce que j'ai dit plus haut de la préoccupation de M. Streit à vouloir imposer un actor rerum unique au changement de direction de la croisade: il y en a eu autant qu'il y avait d'intérêts engagés dans la question, plus peut-être que je n'en ai moi-même mis en scène. Et à grandir ainsi inconsidérément la personnalité de Dandolo, n'arrivera-t-on pas plutôt à nuire à sa gloire? si surtout il vient à être établi quelque jour, qu'en somme le rôle joué par la répulique en cette affaire a été plus odieux encore qu'habile, et qu'en attaquant l'empire grec, le doge, loin de garder l'article de son serment sur lequel M. Streit revient avec tant d'insistance, a trahi l'honneur et l'intérêt de sa patrie (1), comme il aurait trahi l'honneur et l'intérêt de la chrétienté entière par une entente avec l'Égypte.

J'aime mieux limiter l'action de Dandolo à la seconde et à la troisième partie de la croisade, alors qu'il avait acquis, sur les Latins, par l'autorité de son âge, de sa parole et de ses conseils, une influence que je n'ai jamais mise en doute. Dans ces limites, je ne demande pas mieux que de m'incliner devant une opinion dont je serai toujours le dernier à contester la valeur, celle de M. le docteur Thomas.

Quant à l'époque où Venise commença à vouloir modifier, aux dépens de l'empire grec, le plan d'Innocent III, époque que M. Streit veut placer avant la conclusion du pacte de nolis, on se trouve, si l'on adopte cette dernière hypothèse, en face du dilemme suivant:

(1) « Honorem autem et proficium Veneciarum consiliabimus, tractabi» mus, et operabimus bona fide, sine fraude », (Capit. Henrici Danduli, d. l'Arch. stor. ital., t. IX, p. 327).

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Ou Venise ne songeait alors qu'à une simple révolution de palais à provoquer à Constantinople;

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Ou elle méditait déjà la conquête et le partage de l'empire. Dans le premier cas, nous sommes ramenés à rapprocher encore une fois la mesquinerie du but poursivi · le recouvrement d'une créance de deux cent dix-huit mille francs de la grandeur des moyens mis en œuvre et de la gravité des risques courus pour y atteindre. N'était-il pas bien plus simple pour Venise de s'entendre avec Alexis III, qui lui dépêchait des ambassadeurs en 1202 (1)? et n'est-ce pas ce qu'elle était en train de faire, un peu plus tard, par l'envoi à Constantinople de Pietro Michiel (2) au moment où, précipités par Boniface, les événements ne laissèrent plus à la république la faculté de se soustraire à des difficultés qu'elle aurait dû prévoir?

Dans le second cas, celui d'une conquête méditée par Venise, en dehors de toute pression ou de tout concours venu de l'Allemagne, nous avons la preuve manifeste que jamais un gouvernement aussi prudent n'a pu songer à commettre une semblable folie: c'est qu'une fois la chúte de l'empire consommée, Venise s'est trouvée prise au dépourvu. Elle a dû, d'abord, décliner l'honneur de voir le doge ceindre la couronne des Césars: puis ne sachant que faire de possessions immenses qu'elle ne pouvait, ni s'annexer réellement, ni conserver avec sécurité, elle en a abandonné une partie, échangé une autre, et a fini par se borner à l'établissement de postes insulaires, dont elle a confié l'occupation et la garde à une sorte de féodalité marchande, qu'il lui a fallu, en dehors des lois mêmes qui présidaient à sa vie politique,

(1) Zorzi Dolfin, f. 76 (d. Thomas, Ueber die h. Ven. Chr., d. les Bayer. Akad. Sitzungsber., 1864, t. II).

(2) Voir plus haut.

improviser dans son sein tandis qu'à Constantinople, au cœur même de son commerce du Levant, elle a dû se contenter d'un monopole fictif, bientôt battu en brèche et finalement partagé (comme sous la domination grecque) par ses rivaux de Pise et de Gênes.

Enfin, dussé-je même renoncer à ces objections, et, mettant de côté le dilemme, dans lequel je viens de chercher à enfermer M. Streit, laisser à Venise toute la responsabilité DIRECTE du projet contre l'empire d'Orient, je ne pourrai m'empêcher de rappeler, que, cinq ans auparavant, Venise, jusque-là alliée fidèle ou plutôt auxiliaire salariée de l'empire, ne s'était brouillée avec Alexis III que sous la pression de Henri VI,, et que, par conséquent, il conviendrait même dans ces données extrêmes de faire remonter à la politique allemande la responsabilité INDIRECTE des événements de

1204.

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Si maintenant, revenant sur toute la polémique que je viens d'exposer; je cherche à dresser le bilan des résultats pratiques qu'elle peut revendiquer, je constaterai qu'il doit en ressortir, d'abord une conclusion générale, que M. Hanotaux a bien formulée dans le compte rendu très-sage qu'il vient de faire du travail de M. Streit (1): c'est que le changement de direction de la quatrième croisade n'est pas dû à une seule et unique influence, s'exerçant isolément, mais à la résultante de plusieurs forces, représentant les intérêts divers qui se trouvèrent en jeu dans les événements de 1202-1203. Venise, à cause des nécessités de son commerce, Philippe de Souabe, par politique traditionnelle, Boniface en raison des prétentions des Montferrat en Orient, le clergé latin (sinon Innocent III personnellement), leurré de l'espérance illusoire d'une union. entre les deux Églises, peut-être enfin Philippe-Auguste, dont

(1) Revue critique, 1877, t. I, pp. 318-319 (no du 18 mai).

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le rôle demanderait à être étudié de plus près (1), doivent garder chacun leur place distincte dans ce grand conflit d'ambitions la théorie de l'accident étant, bien entendu, mise hors de cause.

De faits acquis d'une façon indiscutable, il y en a peu, je dois le dire, et deux seulement me paraissent démontrés sans espoir de revanche: c'est d'abord la partialité de Villehardouin, et, en second lieu, l'irresponsabilité d'Innocent III et l'ingérence de Philippe de Souabe dans le détournement de la croisade.

Les autres points des débats direction exercée par Bo

niface au nom du roi des Romains

rôle exclusif de Venise

et de Dandolo dans les événements de 1202

l'Égypte

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demanderaient, avant d'être admis définitivement

ou rejetés sans appel, à être abordés, examinés et discutés encore une fois. Mais comment? tous les textes connus ont été passés en revue; construire, à l'aide d'inductions nouvelles, de nouvelles hypothèses? L'exemple de Hopf, à qui sa

(1) Sur ce rôle il faut lire le passage suivant de Roger de Hoveden: » Eodem anno (1200), Margaritus, dux piratarumi, quem Henricus Ro» manorum imperator excæcari fecerat, venit Parisius ad Philippum regem » Franciæ, et obtulit ei quod, si ipse consilio suo adquiesceret, faceret » eum imperatorem Romanorum, vel IMPERATOREM CONSTANTINOPOLITA» RUM, utrum si eligeret. Cui rex Franciæ facilem præbens assensum, præ» paravit itineri suo necessaria, in equis, et armis, et curribus et supel» lectilibus. Et Margaritus, a rege Franciæ recedens, ut præpararet pro» missa, mandavit per universos portus suæ dominationis, quod omnes >> galeæ suæ convenirent apud Brundusium in occursum ejus: sed cum >> ipse Romam veniret, a quodam serviente suo, quem ipse male tracta>> verat, interfectus est. Et tali casu interveniente, rex Franciæ a desiderio » suo fraudatus est. » (Rog. de Hov., éd. Stubbs, t. IV, pp. 121-122.) Cf. Streit, p. 25, et Revue des questions historiques, XVII, p. 348, n. 7, et XVIII, p. 20, n. 2. Richard Coeur-de-Lion avait aussi pensé à cette conquête (Ernoul, p. 133).

compétence hors ligne sur ces matières n'a pas évité la chûte posthume que l'on sait, n'est point fait pour y encourager.

Est-ce à dire qu'il faille renoncer désormais à traiter ces questions intéressantes, et se contenter des grandes lignes historiques que nous offrent, sur la matière, les essais à l'usage des gens du monde et les manuels du baccalauréat? Non évidemment, mais il faut se reporter aux conditions particulières qu'offrent à ceux qui veulent s'y livrer les études relatives aux croisades. Placées, en effet, à égale distance des temps obscurs du premier Moyen Age et de la période moderne, les croisades passent alternativement, et comme au hasard des faits, de la stérilité des âges antérieurs à la richesse des époques voisines de nous, et nécessitent l'emploi intermittent des procédés spéciaux à l'histoire, soit des premiers, soit des secondes. Elles offrent de plus cette difficulté, qu'appartenant à la fois, mais indirectement, aux annales respectives de tous les pays divers qui y ont pris part, elles ne présentent presque jamais à l'historien, qui veut en entreprendre l'étude, l'aide qu'il trouverait, pour l'examen de faits purement nationaux, dans les travaux antérieurs des érudits de chacun de ces pays, et le forcent au contraire à aborder directement et non sans passer à chaque instant d'un peuple et souvent d'une langue à une autre la compilation et la critique des matériaux originaux qui lui sont nécessaires.

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Ces difficultés ont écarté plus d'un travailleur sérieux: on se contentait en France, et l'on se contente encore aujourd'hui de Michaud, l'un des livres d'histoire les plus médiocres qu'ait jamais enfantés notre littérature.

Les travaux de recherche, d'examen et de classement des manuscrits relatifs aux croisades, aussi bien que la bibliographie et la critique des sources imprimées, sont encore à faire presque entièrement; les chartes sont perdues dans des re

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