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CHAPITRE Ier.

QUELQUES ROTULES

DE COLONGES ALSACIENNES

DU XI AU XIII. SIÈCLE.

L'histoire bataille, comme l'appelle M. Monteil, n'est pas encore morte, et pourquoi mourrait-elle? Ne faut-il pas à la plume des historiens et à l'imagination de la plupart des lecteurs, de belles descriptions, des scènes émouvantes, de sanglantes tragédies? Ne méritent-elles pas une grande place dans nos études, ces luttes souvent héroïques et toujours terribles, qui entrechoquant les armées et les nations, décident du sort des peuples, de leur indépendance, de leur liberté, de leur constitution politique et sociale?

Paix donc à l'épopée militaire, pourvu que le fracas des armes n'absorbe pas notre attention, qu'il ne nous empêche pas de rechercher, dans les archives du vieux temps, les mœurs et les institutions de nos pères. Je respecte le soldat qui meurt pour sa patrie, j'admire le diplomate qui la défend par son habileté, mais j'aime davantage le paysan qui la nourrit à la sueur de son front, qui supporte presque seul le fardeau des charges publiques, et qui ne voit jamais un rayon de gloire descendre sur ses modestes et pénibles travaux.

Bien des gens, sans doute, partagent ces sympathies. Plus d'un esprit curieux a dû se demander quel était, il y a quelques siècles, le sort de nos campagnes, comment nos paysans vivaient entre eux, comment ils étaient traités par leurs seigneurs. Servage,

redevances féodales, corvées, justices villageoises, que de mots que nous croyons comprendre et qui ne nous rappellent cependant que des idées vagues ou incomplètes! Que ne pouvons-nous évoquer de sa tombe séculaire un paysan d'autrefois? Il nous dirait ces choses que les contemporains ne racontent jamais, parce que tout le monde autour d'eux les connaît; il nous apprendrait à distinguer, dans les récits des chroniqueurs, les faits exceptionnels des règles générales et communes.

Eh bien, cette évocation, la patience infatigable des fouilleurs d'archives l'a faite de nos jours, et les paysans ont répondu à leur appel. Les fermiers, qui, dans un rayon donné, cultivaient les biens d'un même propriétaire, formaient une association nommée en allemand dinghof, en latin curia dominicalis, en français colonge; une association dotée de statuts, de règlements précis et variés, qu'ils appelaient rotula, rodel,rotule. Ce sont ces constitutions, à la fois économiques et politiques, que les modernes ont tirées de l'oubli, de la poussière qui les couvrait depuis des siècles; ce sont elles qui ont jeté sur les mystères du passé une lumière aussi vive qu'inattendue.

Pris isolément, aucun rotule n'est ni clair ni explicite. Mais réunissez un certain nombre de documents de ce genre, rédigés dans des siècles et pour des besoins différents, et vous les verrez s'éclaircir, se commenter, se compléter les uns les autres. Coordonnez ensuite tous ces renseignements, et vous aurez bientôt un tableau animé, complet et pittoresque de l'ancienne condition de nos campagnes, un tableau saisissant de naturel et de vérité, parce qu'il sera tracé par la main des paysans eux-mêmes.

Malgré le puissant intérêt qui s'attache à ces rotules, on ne s'en est guère occupé que de nos jours. Quelques mots de SCHILTER, dans son Codex juris alemannici feudalis, la Dissertation juridique de REHM, soutenue en 1691 sur les cours colongères; deux autres thèses consacrées au même sujet, l'une en 1648 par DURRIUS, l'autre en 1735, par GRATZMEYER; des travaux de légistes, sérieux mais secs et scolastiques, appuyés sur le texte de quatre ou cinq rotules:

voilà tout ce qu'inspira, avant notre siècle, une matière si féconde et si riche. Les historiens n'en tinrent presque aucun compte.

Le XIXe siècle devait protester contre cet injuste dédain. GRIMM, dans ses Antiquités du droit germanique (1828), fit le premier ressortir la valeur historique des constitutions colongères, et recommanda leur recherche à l'attention des savants. Cet appel fut entendu en Alsace. Un avocat, qui se trouva longtemps avec M. CHAUFFOUR l'aîné à la tête de notre barreau, le savant RASPIELER, avait été amené, par quelques procès célèbres, à une étude plus approfondie des rotules colongers. Il copia, trop rapidement peut-être, dans les Archives du Bas-Rhin, les textes d'une trentaine de constitutions, et quand l'infatigable GRIMM commença sa vaste publication de Weisthümer (1840), la collection de M. RASPIELER y passa toute entière.

Quelques années plus tard, M. STOFFEL, aujourd'hui percepteur à Habsheim, autrefois employé à la préfecture de Colmar, faisait, pour la Haute-Alsace, une compilation plus considérable encore et surtout plus exacte, qui devait enrichir le quatrième volume des Weisthümer.

Enfin tout récemment (1860), un érudit balois, M. BURCKHARDT, éditait à son tour les rotules colongers des anciens monastères de Bâle.

Grâce à ces efforts et à quelques publications isolées de MM. ZÆPFL, MONE, etc., environ 150 rotules alsaciens sont aujourd'hui entre les mains des amateurs. Cependant la moisson n'est pas encore terminée, car l'Alsace renfermait de cinq à six cents colonges. Des textes importants, soit par leur antiquité, soit par la nature de leurs prescriptions, ont échappé aux recherches des publicistes : il y a là, pour l'histoire de notre pays et de nos institutions, plus d'une donnée intéressante à recueillir.

Je donnerai d'abord des textes latins, puis des documents allemands, plus récents, il est vrai, mais plus naïfs, plus curieux, plus complets, plus instructifs.

I.

REVENUS DE LA COUR D'INGENHEIM AU XIC SIÈCLE.

(Arch. du Bas-Rhin, G. 3131.)

Voici un texte qui n'est pas, à vrai dire, une constitution colongère. Peut-être n'est-il pas ici à sa place. Mais il date d'une époque dont les monuments sont assez rares, et c'est pour l'Alsace le plus ancien de ce genre que je connaisse. Le lecteur pourra en outre, grâce à lui, entrevoir d'abord vaguement une organisation, que les textes suivants définiront un peu mieux, jusqu'à ce qu'enfin les documents du XIIe siècle nous la fasse connaître en détail.

La cour d'Ingenheim comprend une cour seigneuriale avec chapelle et 7 1/4 manses de terrre salique; 12 manses tributaires, dont 8 se trouvent à Ingenheim même et 4 dans les environs; enfin quelques autres dépendances.

Pour le fermage d'un manse un paysan paie par an : 3 onces en argent, 1 cochon de lait d'un sou, 2 poulets, 8 pains, 2 sicles de vin, 1 malter d'avoine ', à verser en deux termes; ou bien : 1 once en argent, 1 cochon de lait de 6 deniers, 6 malters d'avoine, 1 sicle 11⁄2 de vin, 4 pains, et 2 poules.

De plus les censitaires cultivent, au moins en partie, la terre seigneuriale; ils y labourent, moissonnent, battent le blé, coupent et rentrent le foin. L'entretien de la haie d'enceinte et des bâtiments est encore à leur charge.

Le manse d'Ekendorf ne donne que 30 deniers, de la viande pour six deniers, 4 pains, 1 sicle de vin, 1 chapon et 1⁄2 malter d'avoine. Un quart de manse n'a qu'une once à payer.

Si vous aimez les inductions, cette pièce vous fournira des éléments précieux. Vous y verrez que 30 deniers sont la moitié de 3 onces et que par conséquent l'once strasbourgeoise valait alors 20 deniers, et les 3 onces 5 sous. Comme 5 frehte paient autant de fermage que 1⁄4 de manse, et que la frehte est d'ailleurs égale à un acre 1⁄2, vous en conclurez que la manse équivaut à 20 frehte ou 30 acres.

1 Que valaient ce sicle, ce malter? Il serait difficile de le déterminer d'une manière précise, tant sont variées, selon les temps et les lieux, les mesures que désignent ces mots. D'après le rotule de Geispolsheim, on mange le pain fait de deux malters de farine à un dîner, où l'on boit deux mesures de vin; ce n'était donc pas une quantité considérable.

Enfin comme la valeur moyenne d'un acre est de 25 à 35 ares, vous serez en état de déterminer celle du manse lui-même.

Voici un renseignement qui vous permettra d'aller plus loin.

En 1176, Cuno d'Ingenheim, partant pour la Terre-Sainte vendait à l'abbaye de Marmoutier 1/2 manse de terres, rachetable pour 30 quai tauts de blés moitié seigle et moitié orge, le quartaut estimé à 1 once '. Ainsi à une époque assez voisine de celle que décrit notre document, et dans le même village, un quartaut de blé, un hectolitre environ, coûtait 1 once. D'après cela, il vous sera facile, en tenant compte de quelques jours de corvées, d'évaluer en monnaie moderne le fermage de nos colongers.

Si les redevances en vin, pain, poulets, chapons et viande vous étonnent, attendez un instant. Quelques pages plus loin, vous apprendrez que les propriétaires de colonges réunissaient leurs fermiers, plusieurs fois par an, dans des espèces de plaids. A ces assemblées, on ne parlait peut-être pas toujours beaucoup; mais on y mangeait bien, on y buvait mieux. Comprenez-vous maintenant? Ajoutez à cela, qu'au xie siècle le numéraire n'était pas aussi commun qu'aujourd'hui. Au lieu de chercher au marché l'argent qu'il devait à son seigneur, le fermier lui portait sa marchandise. Autres temps, autres mœurs.

Etes-vous curieux de savoir comment, au xie siècle, on rétribuait un maire, à la fois intendant du seigneur et magistrat de la colonge? Vous trouverez encore ici de quoi vous satisfaire. Il gardait pour lui le fermage de 4 de manse, ou les cultivait lui-même sans rien payer, et tout était réglé.

La cour d'Ingenheim appartenait au Grand Chapitre de Strasbourg et se trouvait dans notre canton actuel de Hochfelden.

Ad Ingenheim est dominica curtis et capella eidem curti adjacens, que ex cadem curia dotata atque decimata consistit. Omnia enim que ad eandem curtim pertinent, sive in eadem villa, sive in circumjacentibus villis posita, eidem capelle decimam dare debent.

Sunt ibi septem mansi et quarta pars mansi salice terre, cum vineis et pratis.

Sunt quoque ad eandem curtim duodecim mansi pertinentes.

Quorum quatuor in circumjacentibus villis positi; unusquisque persolvit in nativitate S. Johannis III uncias, unum frisgingum I solidum 1. Fonds Marmoutier, h. 587.

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