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l'Europe. C'est ce que fait M. Pirenne, et en replaçant ainsi le sujet dans son vrai milieu, il le fait peut-être paraître moins original ou moins pittoresque, mais, par contre, il lui donne bien autrement d'intérêt et de valeur philosophique.

D'autre part, M. Pirenne a tenu largement compte des tendances nouvelles qui, depuis une vingtaine d'années surtout, transforment rapidement l'ancienne manière d'écrire l'histoire, en en transportant l'intérêt principal du tableau des institutions politiques à celui de la vie économique. Ce sera un des résultats les plus clairs de l'historiographie de ce dernier quart de siècle, d'avoir rendu tangible, en quelque sorte, l'influence des causes économiques sur le développement de la société et sur les formes de ses institutions. Pour la Belgique, M. Pirenne vient de faire cette démonstration d'une manière magistrale, et quelles que soient les retouches que pourra subir son tableau, les conclusions auxquelles il est arrivé domineront et détermineront pendant longtemps les investigations de nos érudits.

Des deux caractères généraux du livre, tels que je viens de les exposer, il en résulte un troisième, qui est peutêtre celui qui frappera le plus la majorité des lecteurs. Ceux-ci seront un peu déroutés de n'y pas retrouver les vieilles divisions classiques: période anté-romaine, romaine, franque; duché de Lotharingie, puis période féodale divisée en autant de chapitres que nous avons eu de comtés et de duchés, avec une division à part pour le pays de Liège. Le premier volume de cette Geschichte Belgiens, qui va des origines jusqu'au commencement du xive siècle, est subdivisé en trois livres. Le premier ramasse toute l'histoire antérieure au morcellement féodal définitif. Le second peint la société féodale à son apogée pendant le x et le xm° siècle. Le troi

sième enfin nous fait assister, vers la naissance de XIVe siècle, à l'avènement des communes démocratiques et à leurs premiers combats contre la royauté et contre le patriciat urbain. La bataille de Courtrai est la scène éclatante et grandiose qui fournit un couronnement pathétique à cette série de tableaux variés et d'un intérêt toujours croissant.

Qu'on ne cherche donc pas ici ce qu'on trouve partout la succession des règnes, la biographie des princes, les batailles et les traités, l'histoire particulière des duchés et des comtés. Tout cela est supposé connu. Ce qu'on trouvera dans le livre de M. Pirenne, c'est moins l'histoire des individus que celle de la société. Les hommes n'apparaissent dans ses pages, que lorsqu'ils offrent des types caractéristiques d'une époque, d'un milieu, ou lorsqu'ils ont exercé une vraie influence; dans ce cas, il est vrai, l'auteur en trace des portraits pleins de vie et de vérité (voir par exemple, celui de Jean I de Brabant). Mais, en règle générale, on peut dire que cette histoire de Belgique s'adresse à un public d'élite qui la connaît déjà et qui veut savoir ce qu'en pense un savant qui en a fait l'objet de ses études constantes et prolongées. Ne l'ouvrez donc pas, si vous n'en avez au préalable lu et retenu une autre; elle ne vous intéresserait guère, et vous ne la comprendriez pas toujours. Par contre, si vous avez cette connaissance préparatoire, vous lirez ce livre avec autant de charme que de profit.

Faut-il maintenant en risquer une rapide analyse? C'est à peine si je l'ose, tant je me sens exposé, par l'intérêt du sujet, à franchir les limites de ce compte rendu; je me bornerai donc à retenir les indications les plus générales.

La Belgique est une terre d'entre-deux, elle ne fut jamais ni française ni allemande, et sur son sol, les deux races, la gallo-romaine et la germanique, se sont

toujours rencontrées fraternellement et sans aucun conflit. Partagée, après la disparition de l'éphémère royaume de Lotharingie, entre la France et l'Allemagne, elle a constitué, pour chacun de ces deux pays, la région extrême où l'autorité centrale ne parvient pas à faire sentir son action; elle fut, dès lors, essentiellement féodale. Si, dans les provinces rattachées à l'Allemagne, les empereurs parvinrent, grâce surtout à lépiscopat (Liège et Cambrai), à maintenir, jusque vers la fin du XIe siècle, le prestige du nom impérial, on voit en Flandre, dès le x siècle, naître une puissance territoriale des mieux organisées qui restera incontestablement, pendant tout le moyen-âge, la plus considérable et la plus intéressante de toute la Belgique. L'entrée en scène, à partir du XIe siècle, des villes que l'auteur, appuyé sur de solides recherches personnelles, étudie avec une compétence toute spéciale, et la disparition presque totale de l'influence allemande caractérisent le début de la seconde période; elle se continue, au commencement du xe siècle, après la bataille de Bouvines, par la substitution de l'influence française à celle de l'Allemagne, même dans celles de nos provinces qui ne relevaient pas de la couronne de France. En Flandre s'ouvre déjà l'ère de l'avènement politique de la bourgeoisie, pendant que dans les autres parties du pays, ce sont encore les questions dynastiques ou féodales (la guerre de Woeringen et la querelle des d'Avesne et des Dampierre) qui occupent le premier plan de l'histoire. Mais déjà le déve.oppement inouï de la vie économique en Flandre (v. ch. I de la section IV du livre II, un des plus neufs et des plus instructifs) ne permet plus au patriciat communal de jouir seul des franchises que vaut aux communes leur prospérité sans pareille: les petites gens entrent en scène et réclament leur part. Dans cette lutte des classes, le comte Gui de Dam

pierre essaya d'une politique de bascule qui lui aurait permis de développer continuellement son pouvoir en s'appuyant tantôt sur l'une et tantôt sur l'autre, mais l'immixtion de plus en plus oppressive du roi de France, qui se prononça en faveur du patriciat, le jeta dans les bras du parti populaire, et c'est ainsi que momentanément aliées, la dynastie comtale et la démocratie remportent la grande journée de Courtrai.

Dans l'exposé de cette phase vraiment épique de notre histoire nationale, M. Pirenne venait d'être précédé par le très remarquable ouvrage de M.Funck-Brentano (Philippe-le-Bel en Flandre, Paris, 1897), dont ila tiré bon pari, tout en restant fidèle à son propre plan, qui est de laisser dans l'ombre les luttes politiques pour mettre toujours en reliefleurs causes économiques. Ses jugements, pour s'incères qu'ils soient, heurtent trop de fron certains de nos préjugés nationaux pour ne pas être attaqués de plus d'un côté. M. Pirenne n'a pas craint d'être juste même envers les leliaerts, ces malheureux dont, depuis des générations, le nom est synonyme en Flandre de traîtres à la patrie et, ce qui est pire encore, paraît-il, de fransquillons; il lui plaît d'ignorer jusqu'au nom de Jean Breidel, devenu, avec Pierre De Coninck, un des dieux lares du patriotisme flamingant, il montre enfin, comme Kervyn l'avait déjà fait, que la lutte contre le roi de France a été moins nationale qu'économique. Un dernier chapitre, qui semble trahir une certaine fatigue et où les griefs légitimes du peuple flamand contre l'odieux traité d'Athie ne nous paraissent pas exposés d'une manière suffisante, termine le premier volume, à l'entrée de ce tragique xive siècle dont, nous l'espérons, M. Pirenne nous tracera bientôt le tableau.

Telle est une rapide indication de l'allure de ce livre puissant, original et hautement suggestif, comme on dit au

jourd'hui. Je ferai mainteant, en quelques mots, la part de la critique, en disant qu'on s'aperçoit trop qu'il est écrit en Flandre, et par un fervent de l'école économiste. D'une part, la place qu'il accorde à la Flandre, au regard du reste du pays, me paraît excessive: la Flandre, sans doute, mérite dans notre histoire le premier rang, mais ici il semblerait, par endroits, qu'elle est à elle seule toute la Belgique. D'autre part, tout en étant parfaitement d'accord avec l'auteur sur l'importance trop peu reconnue jusqu'à présent des faits économiques, il me paraît qu'il y a excès et danger à vouloir tout expliquer par eux et que des réserves s'imposent. A mon sens, deux grandes forces mènent le monde et forment la civilisation: celle des idées et celle de l'or, ou, pour parler en d'autres termes, l'influence religieuse et l'influence économique. Celle-ci n'est que la seconde, parce que, plus d'une fois, elle est déterminée elle-même par la première et que, lorsque celle-ci s'appelle le christianisme, elle ne la détermine jamais. Il faut donc, pour tracer le tableau complet de l'histoire de notre peuple, descendre dans les profondeurs de sa conscience religieuse pour y voir naître et se développer l'idée qu'il se fait de ses fins dernières et de sa raison d'être ici-bas, ainsi que de ses relations avec ses semblables et avec Dieu; il faut montrer à quel degré il se laisse pénétrer, e individuellement et socialement, par la loi morale du christianisme, et quelles transformations conscientes ou inconscientes il subit de la sorte.

Sous ce rapport, les quelques pages consacrées dans divers chapitres à la vie religieuse sont loin d'être suffisantes; elles se bornent d'ordinaire à une esquisse trop rapide de l'organisation ecclésiastique, ou bien eucore elles donnent le contraire de ce qu'elles annoncent. Ainsi, par exemple, à la page 398, après nous avoir dit qu'un tableau de la civilisation

belge au moyen-âge serait incomplet si l'on n'ajoutait, pour finir, quelques indication rapides (einige flüchtige Angaben) sur le sentiment religieux à cette époque, l'auteur fait consister ces indications dans quelques lignes sur 1o l'enthousiasme pour les croisades; 2o le bon acceuil fait aux ordres nouveaux: prémontrés, cisterciens, ordres mendiants; 3o la tendance de la bourgeoisie des villes à nommer elle-même son clergé paroissial et ses maîtres d'école; 4o les hérésies (Tanchelm); 5o les béguines. Le tout tient dans six pages! Manifestement, il est passé ici à côté du sujet. Qu'on lise le tableau attendri et tout idillyque tracé de la vie religieuse dans la Belgique orientale au xe siècle par un observateur étranger, Jacques de Vitry, ou telle page d'une rare suavité de la Chronique de Villers, racontant les annales de ce monastère, ou encore telle vie de saint, comme celle de saint Arnoul d'Oudenbourg, apôtre de la Flandre au x1° siècle, qu'on étudie, à la suite de M. l'abbé Cauchie, dans son beau mémoire sur la Querelle des Investitures dans les diocèses de Liège et de Cambrai, le rôle de réformateur ou d'initiateur joué par l'évêque Wazon, et l'on se rendra compte de la diversité des aspects (pour n'en citer que quelquesuns) que présente notre vie religieuse, comme aussi de sa capitale importance au point de vue de l'histoire de no're civilsation. Je ne crois pas exagérer en disant qu'on pourrait écrire une Histoire de la Belgique qui serait parallèle à celle de M. Pirenne et qui, racontant ce qu'il néglige, rivaliserait avec la sienne en intérêt et en beauté. Et certes, de ce livre il ne résulterait pas que la bourgeoisie de nos villes était anticléricale, comme M. Pirenne croit devoir le déclarer par une expression qui est, sans contredit, malheureuse, car elle implique essentiellement la haine de la religion, et les conflits de juridiction et de privilèges qui mettaient parfois aux prises, dans

nos communes, le clergé et les bourgeois, n'empêchaient pas chez ceux-ci la profondeur du sentiment religieux et l'attachement passionné à l'Église !

Mais, même en nous confinant avec M. Pirenne dans le cadre d'une histoire purement laïque, je ne puis me persuader qu'il ait tenu la balance égale entre les diverses régions, et que la prépondérance commerciale et industrielle de la Flandre ne lui ait pas fait omettre de considérer avec l'attention et la sympathie nécessaires des contrées où la vie sociale se déroulait avec moins d'éclat, mais avec plus d'harmonie. Est-ce que, par exemple, la libre et heureuse existence des villages forestiers du Luxembourg qui vivaient sous le régime de la loi de Beaumont, la plus libérale de toute l'Europe, au dire de Guizot, n'aurait pas mérité d'être au moins esquissée? Est-ce que le tableau de la vie menée par la société féodale, parla chevalerie rurale de nos provinces, n'offre pas à l'histoire d'autres traits que des données d'ordre purement économique? Je m'en tiens forcément à quelques observations sommaires que je pourrais multiplier. Comme on le voit, ce que je reproche au livre, ce sont des lacunes et elles sont peut-être la rançon inévitable de son originalité même. Ausurplus, une lecture attentive de ce volume compact et nourri ne m'a point fourni l'occasion de prendre en défaut la solide érudition de l'auteur. Une fois donné son plan, il n'eût pu mieux le réaliser. Cette nouvelle Histoire de Belgique sera, je n'en doute pas, souvent commentée et discutée; surtout, elle sera étudiée, et elle exercera sur tous ceux qui se livrent à l'étude de nos annales une influence profonde et durable. GODEFROID KURTH.

32. Chronique artésienne (12951304), nouvelle édition et Chronique tournaisienne (1296-1314), publiée pour la première fois d'après le manuscrit de Bruxelles, par Frantz Funck-Brentano. (Collection de textes pour servir à l'étude et à l'enseignement de l'histoire). Paris, Alph. Picard, 1899. in-8° de xxIV-128 pp.,

avec cartes.

M. Funck-Brentano nous donne, après les Annales Gandenses, une nouvelle édition du récit que le chanoine De Smet avait inséré au tome IV du Corpus chronicorum Flandriae sous le titre de

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Chronique anonyme de la guerre entre Philippe-le-Bel et Gui de Dampierre » (pp. 443 à 502 et non 443 à 586, comme le dit par erreur la note 1 de la p. 1 de l'introduction de M. Funck). L'éditeur établit par des arguments qui paraissent décisifs, que l'auteur du texte était sans aucun doute artésien et probablement de la ville d'Arras même : le nom de Chronique artésienne semble donc heureusement choisi.

Les extraits d'une Chronique tournaisienne encore inédite qui sont donnés au bas des pages, d'après le manuscrit de la Bibliothèque royale de Bruxelles, se rapportent à la période correspondante du règne de Philippe-le-Bel.

Ainsi que M. Funck-Brentano le rappelle dans son introduction, l'édition de De Smet était fort défectueuse, et l'on n'en sera point surpris en apprenant que le texte en avait été établi par un élève paléographe, encore fort inexpert, et dont toutes les mauvaises lectures furent acceptées par l'éditeur. Mais il faut ajouter, à la décharge de celui-ci, que la critique historique était chose inconnue en Belgique à cette époque, et comme le reconnaît l'éminent historien de Philippe-le-Bel lui-même, tout imparfaite qu'elle était, l'édition du chanoine De Smet a rendu d'incontestables services. Le texte nouveau ne laisse rien à désirer, et les notes qui l'enrichissent sont celles

que l'on pouvait attendre d'un érudit pour qui les évènements de cette période ont peu de secrets; l'identification des personnages cités et celle des localités rendront de grands services.

Comme on pouvait le prévoir, M. Funck-Brentano, plus favorable à la cause française qu'à la cause flamande, accorde une entière confiance au témoignage d'un chroniqueur dont toutes les sympathies vont à l'armée du roi, et il a profité de la circonstance pour rouvrir le débat sur la bataille de Courtrai et discuter à nouveau le récit de Velthem et les conclusions que M. Pirenne en a tirées dans ses études sur la Version flamande et la Version française de ce mémorable combat. Je ne m'aventurerai pas à trancher le différend; mon savant collègue de Gand ne sera certes pas en peine de répondre.

La Chronique tournaisienne fournit (p. 56, note 3) une explication intéressante et assez vraisemblable de la retraite subite de l'armée française au mois de septembre 1302; des dissensions s'y étaient produites par suite des exigences des gens du commun qui réclamaient leur paye, et les nobles commencèrent à les soupçonner d'être d'accord avec les Flamands; c'est alors que le roi prit le pari de déloger soudainement.

M. Funck-Brentano a joint à son édition une carte du comté de Flandre à la fin du XIe siècle, sur laquelle il a porté tous les noms qui figurent dans le texte. C'est là une addition excellente et qui ne devrait manquer à aucune publication de ce genre. Elle appelle toutefois quelques observations.

Il n'a jamais existé de comté d'Ardres. Ardres était une seigneurie qui depuis la fin du XIe siècle fut réunie au comté de Guines.

D'autre part, pourquoi le comté de Saint-Pol ne figure-t-il pas sur la carte? L'estuaire du Zwin ne s'appelait pas Sineral, mais Sincfal. Il y a ici récidive |

de la part de M. Funck-Brentano; car déjà M. Pirenne, dans son article de la Recue critique sur Philippe-le-Bel en Flandre, avait relevé à cette erreur.

Letracé des Quatre métiers est inexact; ce territoire s'avançait plus bas vers le sud.

Pourquoi écrire Tenremonde?

Le Fossé d'Othon semble trop problématique pour qu'il soit permis de le placer avec autant d'assurance entre Gand et Assenede.

M. Funck porte sur sa carte deux tronçons du Fossé neuf, l'un entre SaintOmer et Aire, l'autre entre l'Eurin et la Scarpe, e parallèlement à ce dernier il dessine le Boulenrieu. Sur ce dernier point il adopte l'opinion de M. Brassart (pp. 55 et xx1), mais elle ne me paraît nullement justifiée. Le Boulenrieu tirait évidemment son nom du Bolanus rirus ou fossa Bolana; or, on sait que ce nom était précisément appliqué au Fossé neuf. Ce ne sont pas seulement ks Annales Gandenses qui les identifient. André de Marchiennes dit déjà fossatum magnum a comitatu Lensensi usque in mare decurrentem, quem vocant Bolanum rivum. L'argument fourni par M. Brassart que le Boulenrien ne limitait nullement lescomtés de Flandre et d'Artois, attendu que les villages situés surses deux rivesétaient de l'Artois, sauf Raimbaucourt, terre d'Empire, n'a absolument aucune force probante, puisque le Fossé neuf, tel que le trace M. Funck, es au sud du Boulenrieu et que, par conséquent, il correspond encore moins à la frontière.

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D'autre part, le Fossé neuf exis'ait certainement en d'autres points, notamment entre Aire et La Bassée. Je n'en yeux d'autre preuve que le traité de Péronne de 1200 qui parle de la terre que l'avoué de Béthune tenait au delà du fossé.

Deux observations pour finir. M. Funck (p. 51) croit que Robert de Be

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