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égaler le mérite secondaire d'un Destouches ou d'un La Harpe, et fleurir à l'ombre des grands noms, restèrent, au xvio, novateurs médiocres en même temps que copistes serviles. Succombant à des études plus fortes qu'eux, ils saisirent la lettre et non l'esprit de ces tragiques immortels qu'ils voulaient en vain ressusciter parmi nous, et ils ne parvinrent qu'à parodier puérilement les solennités olympiques dans des classes et des réfectoires de collége. Soit impuissance d'esprit, soit impuissance de langage et inexpérience de goût, ils ont été inhabiles à rien conserver de ces beautés primitives dont ils n'avaient qu'un obscur sentiment.

La plupart des jeunes poètes qui ouvrirent la nouvelle carrière dramatique y défaillirent dès l'entrée. La Péruse, Jacques de La Taille, Grévin, Jodelle lui-même, eurent des morts prématurées. Ce dernier, dont les brillants débuts avaient balancé ceux de Ronsard, et qui, par sa facilité prodigieuse, par sa veine intarissable, semblait à Pasquier bien moins un homme qu'un démon, ne tarda pas à perdre la faveur de Henri II, à l'occasion d'un divertissement de cour qu'il ne sut point ordonner au gré du monarque; et, tombé dans une extrême pauvreté, il mourut, dit-on, de faim, ou plutôt de douleur. Une disgrâce royale tua le premier en date de nos poètes tragiques, comme elle tua plus tard le premier en génie. On rapporte qu'au moment d'expirer, l'infortuné Jodelle s'écria Mes amis, ouvrez-moi les fenêtres, que je voie encore

ce beau soleil!,

On a de Jodelle Eugène, comédie; Cléopâtre, et Didon, tragédies; de La Péruse, Médée, tragédie; de Jean de La Taille, Saul furieux, la Famine ou les Gabaonites, tragédies; les Corrivaux, le Négromant, comédies en prose, dont la dernière est une tragédie de l'Arioste. Les pièces de Jacques de La Taille sont restées manuscrites, ainsi que plusieurs de Jean Antoine de Baïf. On a pourtant de ce dernier Antigone, tragédie en vers, traduite de Sophocle; le Brave ou le Taillebras, imité de Térence, et l'Eunuque, traduit du même. Grévin a laissé la Trésorière et les Esbahis, comédies, et la Mort de César, tragédie. Remi Belleau est auteur de la Reconnue, comé

die. Mellin de Saint-Gelais traduisit la Sophonisbe du Trissin en prose, les chœurs seulement en vers, et la fit représenter devant Henri II en 1559.

Robert Garnier.

La réputation de Jodelle reçut quelque échec au temps de sa mort. Vers 1573, en effet, Robert Garnier commença de faire représenter dans certains colléges de la capitale des tragédies qui obtinrent aussitôt, auprès de Ronsard, de Dorat et des autres savants, une préférence marquée sur celles de ses prédécesseurs. Elles sont au nombre de sept, taillées sur le patron grec, mais composées plus immédiatement d'après Sénèque, et surtout remarquables, comme on le jugea dès lors, par la pompe des discours et la beauté des sentences. Ce goût pour Sénèque, si prononcé chez Garnier, et qu'on retrouve également, à l'origine de notre littérature, dans Montaigne, Malherbe, Balzac et Corneille, conduisit l'auteur à donner à la tragédie des formes encore plus régulières qu'auparavant, et un ton plus tranché, plus sonore, plus emphatique, qui dut singulièrement frapper son siècle, et qui se soutient, même après deux cent cinquante ans, pour les lecteurs de nos jours. Aussi tous les historiens du théâtre français s'accordent-ils à lui attribuer le premier pas qu'ait fait l'art dramatique depuis Jodelle jusqu'à Corneille. Sans prétendre ici lui contester cet honneur assez mince, nous observerons que ces éloges portent presque exclusivement sur son style, et qu'en écrivant plus noblement que Jodelle, de même que Des Portes écrivait plus purement que Ronsard, Garnier n'a fait que suivre les progrès naturels de la langue, et obéir à une sorte de perfectibilité chronologique. Il a sans doute une prééminence bien réelle dans la construction et la conduite de ses pièces; mais il n'en est rien sorti d'heureux pour l'avenir de notre théâtre, et l'on aurait pu faire beaucoup de pas semblables sans hâter d'un instant l'apparition du Cid ou d'Andromaque. Le système de Jodelle et de Garnier se distingue essentiellement, en effet, de celui qui prévalut dans la suite, et qui n'en fut pas du

tout la continuation. Il nous suffira, pour démontrer cette profonde différence, d'exposer aux yeux un plan de Garnier, celui de Porcie, par exemple :

Acte premier.

MÉGÈRE. Elle appelle sur Rome les discordes civiles, et se raconte à elle-même, avec un plaisir infernal, les horreurs qu'elle a consommées et celles qu'elle prépare.

CHOEUR. I déplore cette éternelle instabilité des choses humaines, qui plonge dans les larmes et dans le sang la reine des cités, la maîtresse du monde.

Acte second.

PORCIE. Elle se lamente sur Rome, sur elle-même, et conjure les Parques de couper le fil de ses ans; elle envie le sort de Caton et ignore encore celui de Brutus.

CHOEUR.

Eloges de la vie champêtre et de la paix. NOURRICE. Plaintes, lamentations sur Rome; elle parait craindre que Porcie ne soit résolue de mourir.

NOURRICE, PORCIE. « La nourrice cherche à donner à sa maîtresse quelques espérances sur l'issue des événements. CHOEUR. prie les Dieux que le bruit de la défaite de Brutus ne se confirme pas, et il moralise.

Acte troisième.

AREE, philosophe. Il déclame sur la perversité des temps et regrette l'âge d'or.

ARÉE, OCTAVE. Le philosophe veut inspirer la clémence au triumvir, qui la repousse, au nom de la vengeance due à César.

CHOEUR. Pourquoi Jupiter s'occupe-t-il du cours des astres, de l'ordre des saisons, et ne prend-il pas pitié des pauvres humains?

MARC-ANTOINE, VENTIDIE SOn lieutenant. Antoine énumère longuement ses exploits, et Ventidie l'y aide. avec emphase.

-OCTAVE, LÉPIDE, ANTOINE. Ils délibèrent s'ils achèveront

de proscrire les pompéiens et les républicains. Antoine s'y oppose, et ils finissent par décider qu'ils s'en iront chacun dans leurs provinces pour pacifier l'empire au-dedans, et le faire au dehors respecter des barbares.

CHOEUR DE SOUDARS. Ils demandent un salaire de leurs périls et de leurs fatigues.

Acte quatrième.

LE MESSAGER, PORCIE, LA NOURRICE, LE CHOEUR. ‹ Le messager raconte la bataille de Philippes et les derniers moments de Brutus. Porcie s'écrie qu'elle veut le suivre, et le chœur accuse les Dieux.

Acte cinquième.

LA NOURRICE, CHOEUR DE ROMAINES.

La nourrice raconte

de quelle manière Porcie vient d'avaler des charbons ardents; et, comme le choeur se met à gémir, elle lui dit que c'est assez, puis d'un coup de poignard elle rejoint sa maî

tresse. D

Les autres plans de Garnier ressemblent exactement à celuilà. Excepté une seule fois, daus sa tragi-comédie de Bradamante, il n'a jamais tenté de dépasser le cadre dramatique des Latins et des Grecs. S'il a été utile à notre théâtre, c'est donc à peu près de la même manière que l'aurait été un traducteur en vers de Sénèque.

Les critiques relèvent, avec raison, dans Garnier et les poètes de son école, des anachronismes et des inconvenances qui sont moins des méprises d'ignorance que des maladresses d'esprit. Au reste, le plus énorme, le moins excusable de ces anachronismes, c'est la poétique même à laquelle on se conformait alors en tous points, sans intelligence ni discernement. On ne discutait pas encore à perte de vue, comme depuis on a fait du temps de Ménage et de D'Aubignac, sur. les règles d'Aristote et le degré de confiance qu'elles méritaient; mais, ce qui était pis. on les pratiquait à l'aveugle, copiant tout, de peur de rieu enfreindre, prenant gauchement le cérémonial athénien pour la loi suprême de l'art, s'asservissant

avec idolâtrie à des rites mythologiques dont le sens n'était pas entendu, et immolant Coligny, Guise ou Marie Stuart, au milieu des chœurs de garçons et de damoiselles, aussi bien qu'Agamemnon, Priam ou Polyxène. Ces reproches pourtant s'adressent moins à Garnier qu'à ses imitateurs et à ses disciples, aux François de Chantelouve, aux Jean Godard, aux Jean Heudon, aux Pierre Mathieu, aux Claude Billard, aux Antoine de Montchrestien. Pour lui, il ne traita que des sujets grecs, latins ou hébreux; et quand, par exception finale, il emprunta à l'Arioste les aventures de Bradamante pour les mettre en tragi-comédie, il eut le bon sens de laisser là les chœurs et la simplicité trop nue de la tragédie ancienne, préludant déjà, sans s'en douter peut-être, à la révolution qui eut lieu sur la scène après lui.

Pierre'de Larivey et l'école italienne,

Les pièces italiennes commençaient à être communes en France. Plusieurs de nos auteurs déjà s'étaient distingués dans le genre de l'Arioste, de Machiavel et de Bibiéna. Mais l'honneur de cette entreprise revient surtout à Pierre de Larivey, champenois, auteur de douze comédies, desquelles neuf seulement ont été imprimées. Il avoue formellement, dans sa préface de 1579, le dessein qu'il a d'imiter les Italiens modernes aussi bien que les anciens Latins, et il s'y justifie de ne pas faire usage des vers, parce que, disait-il, la prose allait bien mieux que la poésie aux manières du peuple, peu soigneux de ses discours, et qui, obéissant aux impressions du moment, ne pouvait guère cadencer ses périodes. Ce raisonnement est excellent, sans doute, en ce qu'il prouve que les comédies en prose doivent être admises; mais il ne saurait prévaloir aussi contre l'emploi de la poésie. « Les meilleurs poètes français, dit Ginguené, ont, il est vrai, souvent employé la prose dans leurs comédies, et ils ont bien fait quand elle est bonne; mais quand ils ont eu le temps de les écrire en bons vers comiques, tels que ceux du Tartufe, du Misan

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