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dédommagerai bien de cette perte, et je vous jure bien que Rabelais, qui est à peine connu de quelques-uns aujourd'hui, passera bientôt dans toutes les bouches et par toutes les mains, de telle sorte que sa réputation ne brillera pas moins dans les pays étrangers. Quelques jours après il apporta au libraire la Chronique gargantuine ou les grandes et inestimables chroniques du grand et énorme géant Gargantua, contenant la généalogie, la grandeur et force de son corps, aussi les merveilleux faits d'armes qu'il fist pour le roy Artus, comme vous verrez ciaprès, imprimé nouvellement 1552.

Rabelais ne voulait que tourner en ridicule les Amadis, les Florestans, les Philocopes et tous ces romans de chevalerie que le caractère de François 1er et de sa cour avait attirés d'Espagne et d'Italie et avait mis à la mode en France. Il déclare d'ailleurs (prologue du 1er livr.) que: «A la composition de ce livre seigneurial il ne perdit ni employa onc plus ni autre temps que celui qui était établi à prendre sa réfection corporelle, savoir en buvant et mangeant. » Il est impossible pourtant de ne pas reconnaitre dans cette première ébauche le germe et les éléments encore vagues du Gargantua et du Pantagruel.

Pantagruel parut au commencement de 1533, sous le pseudonyme d'Alcofribas Nasier, anagramme de François Rabelais; il eut une telle vogue qu'on en fit trois éditions en un an.

Jean du Bellay, évêque de Paris, venait d'être chargé par François 1er d'une ambassade à Rome. En passant par Lyon il prit avec lui Rabelais en qualité de médecin et de secrétaire; c'était une heureuse occasion pour celui-ci qui avait toujours désiré faire un voyage d'Italie. Il partit plein d'enthousiasme, se promettant bien de visiter les savants de toutes les villes qu'il traverserait, et de recueillir sur sa route une foule d'observations précieuses sur les plantes, les animaux, etc. Mais la diplomatie était plus pressée d'arriver que la science; Rabelais se trouva presque aussitôt à Rome. Pendant les heures que lui laissaient les affaires de l'ambassade, il étudiait les monuments et les débris de l'ancienne capitale du monde, faisait lever des plans, rassembler des notes, et préparait une topographie de Rome antique, lorsqu'il apprit qu'il avait été prévenu par un

antiquaire milanais. Arrêté ainsi brusquement dans ses études archéologiques, il s'en dédommagea par l'observation des hommes; et pendant que d'autres s'abandonnaient à de mélancoliques réflexions sur les empires qui meurent, et versifiaient des regrets comme Joachim du Bellay, il gravait, lui, dans son imagination en traits fantastiques les figures des nouveaux personnages qu'il voulait mettre en scène.

Après avoir réjoui de ses facéties la cour pontificale, ce qui ne l'empêchait pas d'apprendre l'arabe, Rabelais fut appelé en France au bout de six mois, sans doute pour porter au roi quelque communication de l'ambassade. En passant par Lyon, il manqua d'argent, et fut forcé de descendre dans une hôtellerie. Il ne voulait pas se faire connaître de peur de compromettre le secret de sa mission. Pour sortir de cet embarras, qui est devenu proverbial sous le nom de quart d'heure de Rabelais, il s'avisa du stratagème suivant. Il se présenta vêtu singulièrement, parla longtemps sur les questions les plus difficiles de la médecine, puis quand il fut parvenu à réunir autour de lui un nombreux auditoire, prenant un air mystérieux: Voici, dit-il, un poison très-subtil que je suis allé chercher en Italie pour vous délivrer du roi et de ses enfants. Oui, je le destine à ce tyran qui boit le sang du peuple et qui dévore la France. › D

L'auditoire effrayé se retira précipitamment; les magistrats furent avertis; on saisit Rabelais et on le mit sous bonne escorte pour le conduire jusqu'à Paris. On le traita en voyage magnifiquement comme un prisonnier de distinction. Il arriva ainsi frais et dispos devant François 1er, qui remercia beaucoup les bons Lyonnais de leur sollicitude, et en rit bien avec Rabelais qu'il retint pour souper.

Rabelais alla reprendre à Lyon ses travaux de philologie et de médecine, et en 1555 il devint médecin du grand hôpital. Il publia des almanachs, réédita Pantagruel et publia Gargantua. François 1er venait de sévir rigoureusement contre des hérétiques qui avaient affiché des placards blasphématoires. Rabelais, qui s'emportait dans son livre avec des hardiesses excessives qu'on exagérait encore en y glissant des allusions grossières et des injures nominales, se hâta de fuir comme avait fait Marot. I

retourna à Rome auprès du cardinal du Bellay, se fit assurer de la protection du Saint-Père, et revint en France, quand l'orage fut passé, avec la permission de rentrer dans le monastère de Maillezais et d'exercer la médecine sans rétribution, « jusqu'à l'incision et la brûlure exclusivement. » Restait à se mettre en sûreté du côté du roi ; il y réussit par le crédit de quelques amis, et continua son œuvre pantagruélique, dont le troisième livre était attendu avec impatience depuis dix ans. Il parut en 1546 avec privilége. Rabelais déclarait les deux premiers corrompus et pervertis en plusieurs endroits, au grand déplaisir et détriment du suppliant. C'était un moyen de s'en reconnaître publiquement l'auteur sans encourir la colère de la Sorbonne. La censure fit main basse sur le quatrième livre, et peu s'en fallut que Rabelais ne se repentît de ses témérités ; mais ses amis qui avaient la main longue, le sauvèrent encore.

Rabelais était vieux; il désirait passer en repos ses derniers jours; i! vécut retiré dans sa cure de Meudon. Si l'on en croit ses amis, il remplit d'une manière exemplaire les devoirs de son ministère; il apprenait le plaint-chant à ses enfants de chœur, montrait à lire aux pauvres gens, et n'interrompait ces pieux exercices que pour s'entretenir avec les savants et les personnages illustres qui venaient le visiter; enfin, disent-ils, sa mort, qui arriva le 9 avril 1555, fut édifiante. Ses ennemis prétendent, au contraire, et c'est l'opinion la plus accréditée, qu'après avoir vécu, là comme partout, en société intime avec la dive bouteille, il est mort en impie et en athée. Ronsard, qui avait eu à souffrir de ses railleries, lui a fait une épitaphe où il l'appelle le bon biberon qui boivoit, toujours cependant qu'il vivoit. Il ajoute :

Or toy quiconque sois qui passe,
Sur sa fosse répan des tasses,
Repan du bril (*), et des flacons,
Des cervelas et des jambons;
Car si encor dessous la lame
Quelque sentiment a son âme,

(*) Du cristal de verre.

Il les aime mieux que les lis,

Tant soient-ils fraîchement cueillis.

Faut-il croire tout, faut-il tout rejeter de cette vie de Rabelais, telle qu'on nous l'a transmise? Ni l'un ni l'autre; sans doute on a dû prêter à l'auteur quelques-uns des traits de ces personnages fantastiques qu'il fait mouvoir sur une scène grotesque; mais il est probable aussi que celui qui a pu imaginer de telles créations a joué quelquefois les rôles bouffons qu'on lui attribue.

OUVRAGES DE RABELAIS.

Analysons le premier ouvrage de Rabelais, qui a pour titre Gargantua, et qu'on sépare aisément des quatre autres, connus sous le nom de Pantagruel. En ce livre, le plus complet peut-être et le plus satisfaisant du roman, on trouve à la fois de la farce épaisse, du haut comique et de l'éloquence attendrissante.

Au royaume d'Utopie, situé devers Chinon, régnait, durant la première moitié du quinzième siècle, le bonhomme Grandgousier, prince de dynastie antique, bon raillard en son temps, aimant à boire sce et à manger salé. Il avait épousé en son âge viril Gargamelle, fille du roi de Parpaillos, et en avait eu un fils nommé Gargantua. Pourquoi l'enfant eut nom Gargantua, de quoi se composait sa layette, quels furent ses premiers tours et ses espiegleries d'enfance, c'est ce que nous ne déduirons pas ici. Arrivé à l'âge des études, on le mit aux mains des sophistes, qui le retinrent pendant de longues années sans lui rien apprendre. Mais un beau jour, en entendant interroger devant lui un jeune page, Eudémon, qui n'avait que deux ans d'études, Gargantua fut si confus de le voir si éloquent, qu'il se prit à plorer comme une vache, et se cacher le visage dans son bonnet. Son digne père, profitant de si heureuses dispositions, le confia au précepteur d'Eudémon, et l'envoya à Paris achever son éducation de prince.

Après quelques tours de sa façon pour payer sa bienvenue au peuple badeau, Gargantua se remit sérieusement aux études sous la discipline du sage Ponocrates; et il était en beau train

de profiter en toutes sortes de doctrines, lorsqu'une lettre de Grandgousier le rappela au secours de son royaume. Un soir, en effet, que le bonhomme Grandgousier se chauffait après souper à un clair et grand feu, et qu'il écrivait au foyer avec un bâton brûlé d'un bout, faisant griller des chataignes, et contant à sa famille de beaux contes du temps jadis, on vint lui dire que ses bergers s'étaient pris de querelle avec les fouaciers de Lerné, et leur avaient enlevé leurs fouaces; sur quoi, le roi Picrochole avait mis soudain une armée en campagne et allait par le pays, brûlant et ruinant bourgs et monastères. A cette nouvelle le bon et sage roi, économe du sang de ses sujets, avait convoqué son conseil, envoyé un député à Picrochole, une missive à Gargantua, et il cherchait à maintenir la paix tout en se préparant à la guerre. Mais Picrochole n'était pas homme à entendre raison. Le discours plein de sens et de modération que lui adressa l'ambassadeur ne fit qu'exciter son insolence, et elle passa toutes les bornes quand, pour tâcher de le satisfaire, Grandgousier lui eut renvoyé les fouaces.

Picrochole tient conseil, et ses deux lieutenants, grands flatteurs de leur naturel, lui proposent, après avoir défait Grandgousier, de marcher à la conquête du monde. A les entendre, il n'a qu'à paraître pour tout réduire en sa puissance. Un vieux gentilhomme, vrai routier de guerre, qui se trouvait présent à ces propos, se hasarda à rappeler la fable du Pot au lait, mais on ne l'écouta pas.

Cependant arriva bientôt, sur sa grande jument, Gargantua suivi de ses compagnons. Il déconfit en plus d'une rencontre les gens de Picrochole, et trouva un excellent auxiliaire dans le joyeux frère Jean des Entommeures, moine jeune et aventureux, qui avait commencé par défendre seul son couvent contre les attaques des ennemis, et s'illustra durant le reste de la guerre par maint haut fait. Gargantua se lia avec lui d'une étroite et tendre amitié.

Une bataille décisive eut lieu enfin entre l'armée de Grandgousier et celle de Picrochole. Celui-ci prit la fuite après deux de ses conseillers!, sans qu'on sût jamais ce qu'il était devenu.

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