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pays, comparable, je ne dis pas à tout ce que l'ancienne Rome a eu d'excellents tragiques, puisqu'elle confesse elle-même qu'en ce genre elle n'a pas été fort heureuse, mais aux Eschyle, aux Sophocle, aux Euripide, dont la fameuse Athènes ne s'honore pas moins que des Thémistocle, des Périclès, des Alcibiade, qui vivaient en même temps qu'eux. (Réponse au discours de réception de Thomas Corneille à l'Académie française).

CARACTÈRE GÉNÉRAL DES TRAGÉDIES DE CORNEILLE,
SELON M. GUYSOT.

Nous avons vu Corneille s'élever, pour ainsi dire, d'un élan à cette hauteur d'où il a dominé son siècle; nous le voyons retomber au-dessous des lumières et du goût que ce siècle devait à ses travaux et à ses exemples; maintenant que sa mission est finie, et qu'il a imprimé au théâtre le mouvement que luimême il ne peut plus suivre, je voudrais reconnaître et décrire avec précision le vrai caractère de ce mouvement communiqué par un homme de génie à d'autres génies puissants comme lui, et la nature intime de ce génie même qui, après avoir élevé si haut son art et son public, n'a pu se soutenir dans les régions où son élan l'avait porté. Pourquoi Corneille, père de notre théâtre, n'en a-t-il pas été le législateur? Quelles sont les causes qui, après l'avoir rendu si grand, l'ont empêché de devenir plus grand encore?

> Si Corneille a fait la révolution qui a régénéré notre théâtre, ou plutôt s'il a exercé l'action créatrice qui a tiré notre théâtre du chaos, c'est qu'il y a fait entrer la vérité, jusqu'alors bannie de toute composition poétique. Cette énergie, cette majesté imposante, ces élans sublines, tout ce qui a valu à Corneille le nom de grand, ce sont là des mérites personnels qui ont immortalisé le nom du poète, mais sans conserver après lui une influence dominante sur l'art dramatique. La tragédie a pu être belle autrement que ne l'avait conçue Corneille, et Corneille est resté grand sans empêcher d'autres grandeurs de prendre place à côté de la sienne. Mais la tragédie ne pouvait naître qu'en allant puiser à cette source de vérité que, le premier,

Corneille sut découvrir; avant lui, chaque jour semblait en éloigner davantage le public et les poètes; chaque jour ensevelissait plus profondément les trésors du cœur humain sous les inventions bizarres d'un faux esprit et d'une imagination désordonnée; le premier, Corneille ouvrit ces trésors à l'art dramatique et l'instruisit à les exploiter. C'est à ce titre qu'il doit être considéré comme le père, et le Cid comme l'origine de notre tragédie.

› Mais la raison de Corneille, assez forte pour percer les ténèbres de l'erreur, l'était-elle assez pour les dissiper entièrement? Sûr de vaincre toujours l'ennemi qu'il attaquerait, fut-il toujours assez éclairé pour reconnaître l'ennemi véritable, et son caractère ne l'a-t-il pas trop souvent soumis à ce siècle auquel son génie le rendait si supérieur?

› Il est impossible de présumer ce que serait devenu le génie de Corneille et de deviner les beautés extraordinaires qu'il eût su découvrir, comme les écarts où il eût pu se porter, s'il se füt hardiment livré à lui-même. Corneille, quant à ses lumières personnelles, était à peu près dans la même situation que Shakspeare et Calderon; mais son temps et son pays étaient plus civilisés que le leur, et la critique profitait, pour instruire le poète, de toutes les connaissances de son pays et de son temps. Corneille craignait et bravait la critique, et l'excitait en la bravant; il n'accordait rien à ses reproches, mais il faisait tout pour les éviter. Averti par une première attaque, il n'osa plus hasarder, devant Scudéry, tout ce qu'eût peut-être applaudi la France; incapable de céder à ses adversaires et irrité d'avoir à les combattre, il s'écarta de la route où il pouvait les rencontrer si cette prudence, peut-être involontaire, le sauva de dangereux écueils, elle le priva sans doute de découvertes précieuses; le succès du Cid n'avait point effacé pour lui la censure de l'Académie; il s'était laissé aller, dans le Cid, አ peindre avec une entraînante vérité les entraînements de la passion; mais quand il eut vu si sévèrement condamner l'amour de Chimène, effrayé sans doute de ce qu'il pourrait trouver dans les faiblesses du cœur, Corneille n'en voulut plus voir que la force; il chercha dans l'homme ce qui résiste, non ce qui

cède, et ne connut ainsi que la moitié de l'homme. Et comme l'admiration est le sentiment qu'inspire surtout la résistance héroïque, l'admiration devint le ressort favori du génie et du théâtre de Corneille.

› Boileau ne mettait pas l'admiration au nombre des passions tragiques Corneille, dit-il, n'a point songé, comme les

poètes de l'ancienne tragédie, à émouvoir la pitié et la ter> reur, mais à exciter dans l'âme des spectateurs, par la sublimité › des pensées et par la beauté des sentiments, une certaine » admiration dont plusieurs personnes, et les jeunes gens sur> tout, s'accommodent souvent beaucoup mieux que des vérita›bles passions tragiques. (Lettre à Perrault sur les anciens et les modernes). Comme Boileau, Voltaire et son école ont pensé que l'admiration est un sentiment froid et peu propre à l'effet dramatique. Je repousse cette idée, non-seulement parce qu'elle prive le théâtre de l'un de ses plus nobles ressorts, mais parce qu'elle attaque les vrais principes de l'art.

C'est une des erreurs de notre métaphysique littéraire de chercher dans nos souvenirs personnels, dans un retour sur nous-mêmes et nos propres affections, la source du plaisir que nous donne le théâtre, et particulièrement la tragédie. D'après ce principe, on a jugé que les sentiments les plus familiers à l'homme, ceux que sa situation le met à portée d'éprouver le plus souvent, étaient aussi ceux qu'il convenait le mieux de lui présenter. C'est ce principe qu'a dû confirmer l'autorité de Boileau lorsqu'en dépit des anciens, et fondé sur une expérience qui n'était pourtant pas la sienne, il a préféré l'amour à tous les autres ressorts tragiques (*); c'est ce principe qu'ont appuyé le brillant génie de Voltaire et les effets pathétiques qu'il a su tirer des passions les plus familières au cœur humain ; c'est ce même principe enfin que d'autres écrivains, trompés par l'opinion de ce grand homme, et, à ce qu'ils ont cru, par son exemple, ont poussé à des conséquences qu'il a désavouées lui-même; ils ont imaginé que la tragédie héroïque,

(")

De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sure.

les aventures des rois et des princes, les grandes vicissitudes de la fortune, trop éloignées de nous et des dangers auxquels nous pouvons être exposés, ne devaient nous toucher que médiocrement; ils ont inventé la tragédie bourgeoise où tout homme peut aller reconnaître son ménage, ses entours, ce qui lui est arrivé la veille, ce qui lui arrivera le lendemain, et frémir ainsi, pour son propre compte, des périls qu'on fait courir à des gens qui lui ressemblent si fort. Si le principe était juste, ces écrivains auraient raison; et si l'émotion qui nous bouleverse le plus est le plus grand plaisir que puisse nous donner le spectacle, ils ont certainement trouvé, pour beaucoup de gens, le secret de ce plaisir.

» Mais il est une autre source de plaisir où doivent puiser les arts; plaisir plus souhaitable parce qu'il est plus complet et plus prolongé, parce qu'il développe et perfectionne la faculté qu'il exerce, tandis que les émotions violentes l'émoussent et l'oblitèrent. Nos facultés nous ont été données pour en user; un plaisir attaché à l'exercice de chacune d'entre elles nous en rend l'usage agréable et les tient prêtes à servir à tous nos besoins. Comme ces besoins suffisent rarement à les employer, du moins dans toute leur énergie, ces mêmes facultés nous demandent sans cesse des occasions propres à les mettre en jeu; et, dans le repos où les laisse la tranquillité de notre vie, elles cherchent à s'exercer sur des objets conformes à leur nature, quoique étrangers au but immédiatement utile qu'elles n'ont pas toujours à atteindre ainsi l'esprit, ne trouvant pas à s'employer constamment pour nos propres intérêts, se livre à des combinaisons purement spéculatives, sans aucun rapport avec notre situation; et cet exercice de l'âme, dépouillé de tout retour sur nous-mêmes, est un des plaisirs les plus vifs que l'homme puisse éprouver. Loin donc de nous ramener à nos intérêts personnels, à nos souvenirs, à notre propre situation, l'effet du spectacle doit être de nous en écarter absolument ; loin d'arrêter notre attention sur le cercle étroit de notre existence réelle, il doit, au contraire, nous le faire perdre de vue pour nous transporter dans notre existence possible, et nous occuper, non de ce qui nous arrive réellement, mais de ce que

:

nous pouvons étre; non des circonstances particulières qui ont mis en jeu nos facultés, mais de ces facultés elles-mêmes, telles qu'elles peuvent se déployer quand tout excite et que rien ne gêne leur développement. C'est de nous-mêmes que nous jouissons alors, et du sentiment exalté de notre existence, de cet état où, comme disait Mme De Lafayette pour être heureux on n'a besoin que d'être; et ce bonheur est si bien le résultat du mouvement imprimé à notre âme, indépendamment de l'objet d'où il lui vient, que toute idée de réalité, attachée à cet objet, détruirait le plaisir et le changerait en un sentiment tout différent. Si l'illusion pouvait nous entraîner à ce point que nous crussions voir réellement dans Hippolyte ce que le théâtre nous présente comme une fiction, un jeune homme vertueux, victime de la plus infâme calomnie, pourrions-nous prendre plaisir à un pareil spectacle? Ne nous ferait-il pas éprouver, au contraire, l'émotion la plus amère et le déchirement le plus cruel? Prendrions-nous plaisir à voir Cléopâtre méditer réellement devant nous la mort de ses deux fils? Saisis d'horreur, nous détournerions nos regards d'un pareil monstre. Quand le fier Nicomède, enchaîné par des lâches, et livré au pouvoir de ce Flaminius qu'il a avili à nos yeux par son mépris, est envoyé captif à Rome qu'il a bravée; quand, supérieur encore à cet humiliant revers, il s'écrie:

J'irai, j'irai, Seigneur, vous le voulez ainsi,

Et j'y serai plus roi que vous n'êtes ici ;

si nous pouvions croire vrai ce que le poète nous représente, le plaisir que nous cause la grandeur d'âme du héros ne seraitil pas étouffé, ou du moins bien affaibli, par la colère que nous inspirerait son indigne situation? Mais nous ne croyons rien; nous nous contentons de sentir, sans rien mêler à cette impression qui suffit pour absorber notre âme et écarter toute autre idée.

» De même que, dans les exercices du corps, un but insiguifiant, offert à la justesse de nos coups, attire toute notre attention sur le simple développement de nos forces physiques, de même, dans ces jeux de l'âme, livrés tout entiers à l'exercice de nos facultés morales, nous nous y portons avec cette

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