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poisonneur. Enfin, on le trouva trop bon : c'est le mot dont Racine se sert dans sa préface. Il est vrai qu'il n'a pas la rhétorique du crime; mais il en a bien l'atrocité tranquille et raffinée, la profondeur réfléchie. Examinons sa conduite. Il entend parler de la beauté de Junie; son premier mouvement est de l'enlever avant même de l'avoir vue; et sur le seul soupçon que Britannicus pourrait bien en être aimé, son premier mot est de dire.

D'autant plus malheureux qu'il aura su lui plaire,

Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère.
Néron impunément ne sera point jaloux.

A peine a-t-il vu Junie un moment, et déjà la mort de son rival et de son frère est prononcée dans son cœur. Mais il lui prépare un autre supplice. Il veut que Junie elle-même lui dise ou lui fasse entendre qu'il faut renoncer à elle; et pour l'y forcer, il lui déclare que Britannicus est mort, si elle n'obéit pas. On a dit que c'était un petit moyen, et peu digne de la tragédie, de faire cacher Néron pendant l'entrevue des deux amants; cela est vrai, mais nous croyons qu'ici l'effet relève et justifie le moyen. Le périlest si prochain et si réel, que la scène est tragique; et nous n'avons besoin, pour le prouver, que d'en appeler à l'effet du théâtre. Ce moment est celui où l'amour de Britannicus et de Junie devient intéressant, parce qu'il y a de la terreur et de la pitié. Leur situation est cruelle, l'on ne peut s'empêcher de trembler pour eux quand on se souvient de ces vers terribles de Néron :

Caché près de ces lieux, je vous verrai, Madame :
Renfermez votre amour dans le fond de votre âme;
Vous n'aurez point pour moi de langage secret:
J'entendrai des regards que vous croirez muets,
Et sa perte sera l'infaillible salaire,

D'un geste ou d'un soupir échappé pour lui plaire. Néron, sûr de l'amour de Junie pour Britannicus ne médite plus que des vengeances et des crimes. Il fait arrêter son frère il donne des gardes à sa propre mère, et s'apercevant, par l'entretien qu'il a eu avec elle, que les droits de Britannicus à l'empire peuvent être une arme contre lui, il ne balance pas

un moment, et donne ordre de l'empoisonner. Mais comment? Avec quel sang-froid odieux et quelle fourbe réfléchie! C'est en paraissant se réconcilier avec Agrippine et Britannicus, en prodiguant les caresses, les soumissions, les embrassements, en donnant dans son palais une scène de tendresse filiale.

Gardes, qu'on obéisse aux ordres de ma mère !

Voilà de quelle manière il se prépare au fratricide. Et la voilà bien, cette politique des cours corrompues dont Corneille aimait tant à parler; mais ici elle est en action, et non pas en paroles, c'est-à-dire qu'elle est, dans l'imitation théâtrale, lat même chose qu'en réalité : c'est la perfection de l'art.

A peine Agrippine a-t-elle quitté Néron, que la rage renfermée du tyran ne peut plus se contenir : il se croit sùr de Burrhus, parce qu'Agrippine en est mécontente, et c'est devant un homme vertueux qu'il avoue le projet d'un crime, d'un empoisonnement.

Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher.
J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer.
. . . C'en est trop, il faut que sa ruine,
Me délivre à jamais des fureurs d'Agrippine.
Tant qu'il respirera, je ne vis qu'à demi;
Elle m'a fatigué de ce nom ennemi,

Et je ne prétends pas que sa coupable audace,
Une seconde fois lui promette ma place.

Avant la fin du jour, je ne le craindrai plus.

Parler ainsi à Burrhus, c'est montrer tout Néron. Il n'y a qu'un scélérat consommé qui puisse, sans rougir, se montrer tel qu'il est devant un honnête homme : c'est une preuve qu'il a tout surmonté, même la conscience. Les autres scélérats se démasquent devant des confidents dignes d'eux : il n'y a que Néron qui puisse se démasquer devant Burrhus. Cet exemple est unique au théâtre, et c'est un trait de génie. Mahomet ne cache pas à Zopire sa politique et son ambition; mais il y a de la grandeur dans ses projets, tout criminels qu'ils sont; il espère gagner Zopire, et il en a les moyens. Ici rien de tout cela. Néron avoue le plus lâche des forfaits, et n'a nul besoin

de Burrhus pour l'exécuter. Cette confidence sans nécessité, et faite pour ainsi dire d'abondance de cœur, serait ailleurs un grand défaut ici c'est le coup de pinceau d'un grand maître. Il est évident que Néron ne croit pas même faire un crime : c'est à ses yeux la chose du monde la plus simple que d'empoisonner son frère; et ce qui le prouve, c'est qu'il est tout étonné que Burrhus ne l'approuve pas; c'est que, dans la scène suivante, il dit à Narcisse, comme la seule chose qui l'arrête:

Ils mettront ma vengeance au rang des parricides. Ce dernier mot n'est pas d'un tyran, mais d'un monstre. Ici commence ce grand spectacle si moral et si dramatique, ce combat du vice et de la vertu, sous les noms de Narcisse et de Burrhus, se disputant l'âme de Néron; et c'est ici que vont se développer ces deux caractères, aussi parfaitement tracés que ceux de Néron et d'Agrippine. Burrhus est le modèle de la conduite que peut tenir un homme vertueux, placé par les circonstances auprès d'un mauvais prince et dans une cour dépravée. Il est entouré de passions, d'intérêts, de vices, et les combat de tous côtés. Il ne prononce pas une seule sentence sur la vertu non plus que Néron sur le crime; mais il représente l'une dans toute sa pureté, comme Néron représente l'autre dans toute son horreur. Il résiste à l'ambition inquiète d'Agrippine et à la perversité de son maître, et dit la vérité à tous les deux, mais sans ostentation, sans bravade, avec une fermeté noble et modeste, ne cherchant point à offenser et ne craignant point de déplaire. Il parle à l'un comme à son empereur, à l'autre comme à la mère de César. Il remplit tous ses devoirs et observe toutes les bienséances. Mais lorsque son coupable élève ose lui découvrir un projet horrible, alors cet homme si calme devient tout de feu sa tranquillité le rendait grand, son indignation le rend sublime. L'éloquence est dans sa bouche ce qu'est la vertu dans son âme, sans faste, sans effort, mais toute pleine de cette chaleur qui pénètre, de cette vérité qui terrasse, de cette véhémence qui entraine. Il émeut jusqu'à Néron même, et sort plein d'espérance et de joie pour aller consommer près de Britannicus

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une réconciliation qu'il croit sûre. A l'instant même entre Narcisse au pathétique, à l'enthousiasme d'une belle âme va succéder tout l'art de la bassesse et de la méchanceté; et dans ces deux peintures contrastées, l'auteur est également admirable. Mais pour les placer ainsi l'une auprès de l'autre, il fallait être bien sûr de sa force. Plus l'effet de la première était grand et infaillible, plus l'autre était dangereuse. L'expérience du théâtre apprend combien il y a de dangers à remplacer tout de suite des sentiments doux et chers, auxquels le spectateur aime à se livrer, par ceux qu'il hait et qu'il repousse. Ceci ne s'applique pas aux scélérats hardis qui ont de l'énergie et de l'élévation, mais aux personnages vils et méprisables; et Narcisse est de ce nombre. Ces sortes de caractères, quelquefois nécessaires dans la tragédie, sont très-difficiles à manier. Le spectateur veut bien hair, mais il ne veut pas que le mépris se joigne à la haine, parce que le mépris n'a rien de tragique. Voltaire, en blåmant sous ce point de vue les rôles de Félix, de Prusias, et de Maxime dans Corneille, cite celui de Narcisse comme le modèle qu'il faut suivre quand on a besoin de personnages de cette espèce. Il admire la scène de Narcisse avec Néron; mais remarquant le peu d'effet qu'elle produit toujours, il croit qu'elle en ferait davantage si Narcisse avait un plus grand intérêt à conseiller le crime. Nous ne savons si cette réflexion est bien juste. Sans doute si Narcisse, pour tenir la conduite qu'il tient, avait à surmonter quelqu'un des sentiments de la nature, comme Félix qui se détermine à faire périr son gendre de peur de perdre son gouvernement, la proportion des moyens manquerait. Mais Narcisse, qui cherche à gouverner Néron, comme il a gouverné Claude, en flattant ses passions, n'a aucun intérêt à sauver Britannicus. Dans son caractère établi, tous les moyens lui doivent être bons; il ne fait que suivre son naturel bas et pervers; et si la scène entre lui et Néron, malgré la perfection dont elle est, n'est pas, à beaucoup près, applaudie comme celle de Burrhus, c'est que, dans aucun cas, dans aucune supposition, elle ne peut faire le même plaisir: et

la raison dans le cœur humain. I

écoutant Burrhus; elle se resse

cisse. Le rôle qu'il joue est un de ceux qui ne peuvent être que supportés, et qui ne peuvent jamais plaire. Ne reprochons pas aux hommes assemblés un sentiment qui leur fait honneur, la répugnance invincible pour ce qui est vil. Ces caractères là, dans le drame, peuvent être placés pour les moyens, et jamais pour les effets. Le plus grand effort de l'artiste, c'est de les faire tolérer au théâtre, et admirer du connaisseur, qui ne juge que l'exécution; et il ne peut en venir à bout qu'en leur donnant au plus haut degré ce que peut avoir un homme bas et méchant, l'artifice et l'adresse. C'est ce que Racine a fait dans le rôle de Narcisse. Quelle entreprise que celle de ramener Néron après l'impression qu'il vient d'éprouver, et que le spectateur a si vivement partagée ! Quel chemin il y a du moment où il envoie Burrhus près de son frère pour consommer la réconciliation, à celui où il sort avec Narcisse pour aller empoisonner son rival! Et cependant tel est l'art détestable de Narcisse, ou plutôt tel est l'art admirable du poète, que cette révolution, l'ouvrage de quelques instants, parait vraisemblable, naturelle, et même nécessaire. Le venin de la malignité est si habillement préparé, qu'il doit pénétrer l'âme du tyran et l'infecter sans remède. Cette scène étonnante mérite d'être détaillée.

NARCISSE.

Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste.
Le poison est tout prêt: la fameuse Locuste,
A redoublé pour moi ses soins officieux;
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux;

Et le fer est moins prompt pour trancher une vie
Que le nouveau poison que sa main me confie.

NÉRON.

Narcisse, c'est assez, je reconnais ce soin,
Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.

NARCISSE.

Quoi! pour Britannicus votre haine affaiblie,
Me défend....

NÉRON.

Oui, Narcisse, on nous réconcilie.

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