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à un coin particulier qui tient du moment où ils sont venus, et qui eût été probablement bien autre en d'autres temps. Molière ajoute à l'éclat de cette forme majestueuse du grand siècle; il n'en est ni marqué, ni particularisé, ni rétréci; il s'y proportionne, il ne s'y enferme pas. (Portraits littéraires.)

VIE DE MOLIÈRE.

Jean-Baptiste Poquelin naquit à Paris le 15 janvier 1622, dans une maison de la rue Saint-Honoré, au coin de celle des VieillesEtuves. Son père était valet de chambre tapissier du roi. A quatorze ans le jeune Poquelin, relégué dans la boutique paternelle, demeurait étranger à toute étude littéraire. Conduit quelquefois à l'hôtel de Bourgogne par son grand-père maternel, il vit Gauthier-Garguille, Gros-Guillaume et Turlupin, et sentit naître son génie en écoutant leurs farces. Sa famille, émue de sa tristesse, lui permit de suivre les cours du collège de Clermont dirigé par les Jésuites (ce collége prit dans la suite le nom de Louis-le-Grand).

Il fit toutes ses études dans cette maison et y eut pour condisciples et pour amis, le prince de Conti, frère du grand Condé, et Chapelle qui le présenta à Gassendi, dont il reçut les leçons de philosophie en même temps que Bernier le voyageur, et le poète Hesnault. On dit que vers cette époque il fit une traduction de Lucrèce, dont le manuscrit a été perdu. Au sortir du collège, Poquelin dut remplacer son père; mais ne pouvant résister aux ennuis de cet emploi, il alla étudier le droit à Orléans et se fit recevoir avocat. Bientôt il s'aperçut du profond dégoût que lui inspirait cette nouvelle profession et se mit à la tête d'une troupe de comédiens, parmi lesquels on cite les deux frères Béjart, Madeleine leur sœur et Duparc, dit Gros-Réné. Cette troupe ambulante prit le nom de l'Illustre-Théâtre, et Poquelin celui de Molière; elle joua dans divers quartiers de Paris, puis elle parcourut la province. Le jeune directeur composait alors de nombreuses pièces, des farces, des imbroglios à l'italienne, comme le Médecin volant, la Jalousie de Barbouillé, les Docteurs rivaux, le Maitre d'école, etc, etc. Toutes ces pièces improvisées sont

oubliées depuis longtemps, ainsi que les premières esquisses du grand Corneille.

On dit que Molière, très-bien reçu des personnes de distinction qui habitaient nos grandes villes méridionales, vécut longtemps ainsi à l'aventure, étudiant instinctivement la société comme tous les véritables observateurs, et éprouvant des passions vives et mobiles pour les actrices de l'Illustre Théâtre. Le prince de Conti, qui avait fait jouer plusieurs fois Molière et sa troupe en son hôtel, à Paris, alla en Languedoc pour tenir les Etats, et appela à Montpellier son ancien condisciple, qui fit représenter l'Etourdi, comédie écrite tout récemment, et pour la première fois sa gracieuse pièce du Dépit amoureux. Le prince, charmé de ce dernier ouvrage, voulut s'attacher l'auteur comme secrétaire, mais l'attrait de cette vie nomade et libre et les engagements contractés envers les comédiens portèrent Molière à refuser cette offre. Il resta plusieurs années encore dans le Midi, puis alla à Rouen, et enfin joua à Paris, le 14 octobre 1658, dans la salle des gardes au vieux Louvre, devant la cour et les comédiens de l'hôtel de Bourgogne. Nicomède, fut la tragédie choisie et reçut de nombreux applaudissements.

Paris, pris à son tour pour juge de l'Etourdi et du Dépit Amoureux, confirma le jugement de la province. On admira, dans la première, malgré le vice du plan et les incorrections du style, le comique franc de plusieurs situations, cette fécondité d'imagination qui renouvelle tant de fois des stratagèmes si souvent déconcertés, et surtont ce dialogue gai, rapide, naturel, dans lequel chaque personnage se peint lui-même des couleurs qui lui sont propres. Le Dépit amoureux montra du progrès : bien que la pièce eût encore de grands défauts, bien que la fable fut tout-à-fait invraisemblable, on y trouva des scènes qui déjà révélaient le peintre de la nature, des scènes si parfaites, entre autres celles de la brouillerie et du raccommodement, qu'elles ont été conservées et qu'on les joue encore avec succès: la conduite de ces deux pièces rappelait l'imbroglio espagnol; l'intrigue compliquée se dénouait à l'aide d'événements extraordinaires, miraculeux même.

L'Hôtel de Rambouillet, où Molière avait été accueilli et re

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cherché, lui offrit le sujet des Précieuses ridicules. Cette pièce réussit au-delà de ses espérances: on vint à Paris de vingt-cinq lieues à la ronde pour la voir. Dans ce petit acte sans amour, sans intrigue, Molière avait fait un véritable tableau de mœurs; il s'attaquait au travers dominant du siècle, à cette manie de raffiner le langage et les sentiments, qui, passée des mauvais romans dans les usages de la noblesse de la cour, commençait à gagner la province. La leçon était si spirituellement donnée que personne ne se fâcha ou du moins n'osa se plaindre. Ménage, l'un des coryphées de l'hôtel de Rambouillet, dit à Chapelain en sortant de la première représentation: « Nous admirions pourtant, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d'être si justement et si finement critiquées. Aux Précieuses ridicules succéda Sganarelle, qui, bien qu'inférieur, obtint un égal succès, (1660). C'est une pièce bouffone et passablement licencieuse. Don Garcie de Navarre, comédie héroïque, fut moins heureuse; mais Molière se releva dans l'Ecole des maris (1661), comédie à la fois de mœurs, de caractère et d'intrigue. L'idée fondamentale de cette pièce est due aux Adelphes de Térence où contrastent deux vieillards en qui se trouve personnifiée l'opposition de deux systèmes d'éducation, l'un sagement indulgent, l'autre follement sévère; mais Molière ne dut qu'à lui-même son intrigue intéressante et comique; son Sganarelle, si plaisant dans son humeur chagrine et bourrue; son Isabelle, si ingénieuse, parce qu'elle est dans l'esclavage; sa Léonor, si prudente et si sage, parce qu'il dépendait d'elle de ne pas l'être; son dénouement dont la spirituelle adresse ne permit pas d'apercevoir ou de blâmer l'invraisemblance, et son style aussi vif, aussi gai que celui de Plaute, aussi élégant, aussi pur que celui de Térence. C'est de l'Ecole des Maris que date véritablement la seconde manière de Molière, celle où, il invente avec génie; où, renonçant à copier les tableaux fantastiques d'une nature de convention, il prend pour uniques modèles l'homme de tous les temps et la société du sien.

cessant d'imiter avec talent,

Les Fâcheux (1661), composés pour Fouquet, furent, dans l'ordre des temps et dans celui du mérite, le premier modèle des comédies à scènes détachées, autrement dites comédies à

tiroir, comme aussi la première pièce où la danse ait été liée à l'action, de manière à en remplir les intervalles sans en rompre le fil. L'Ecole des femmes (1662), applaudie à la cour, fut jugée plus sévèrement à la ville; on s'y récria justement contre les plaisanteries quelque peu libres de la pièce, et nous ne concevons pas que Boileau, qui dans ses ouvrages respecta toujours les mœurs, ait pu prendre la défense d'une pièce que réprouve la morale la plus commune :

En vain mille jaloux esprits,

Molière, osent avec mépris
Censurer un si bel ouvrage ;
Ta charmante naïveté

S'en va pour jamais, d'âge en åge,
Enjouer la postérité.

Sans doute, mais aussi la corrompre.

Molière voulut se venger de ces censures par la Critique de l'Ecole des femmes (1663), et il sut mettre les rieurs de son côté. L'Impromptu de Versailles (1663) fut une représaille nouvelle où il immola à la risée publique Boursault, son Portrait du peintre et les comédiens qui l'avaient joué. Le Mariage forcé (1664) est tiré de Rabelais. La scène où Sganarelle demande à Geronimo son avis sur le mariage qu'il est décidé d'avance à contracter, celle où le même personnage fait sortir à coups de båton Marphurius de son obstiné scepticisme et le force au moins à reconnaître la certitude de la douleur; celle enfin où Pancrace, furieux qu'on ait osé, à propos de chapeau, prendre la forme pour la figure, fait incontestablement la satire des inintelligibles absurdités du moderne péripatétisme ces trois scènes sont des chefs-d'œuvres de vérité comique ou d'ingénieuse bouffonnerie.

Ce fut pour plaire à Louis XIV, et pour embellir une de ses plus belles fêtes, que Molière composa la Princesse d'Elide (1664), dont le sujet appartient au théâtre espagnol; mais ce fut pour céder aux instances de sa troupe que Molière fit aussi son Festin de Pierre (1665), sujet bizarre qui, transporté d'Espagne en Italie, d'Italie en France, avait déjà attiré la foule à deux théâtres de la capitale. On y voit trop, malheureusement, un disciple de Lucrèce et d'Epicure.

L'Amour médecin, qui parut la même année, fut, a dit Molière lui-même, proposé, fait, appris et représenté en cinq jours. Ce n'est, a-t-il dit encore, qu'un petit impromptu, un simple crayon; mais il commence par une scène de génie, celle où Sganarelle, demandant des conseils pour ne pas les suivre, en reçoit qui ne pourraient profiter qu'aux bons amis qui les lui donnent. Ici, Molière, dès longtemps malade, et sans foi aux promesses d'un art dont il n'avait pu obtenir l'adoucissement de ses maux, déclara à ceux qui l'exerçaient une guerre qui ne devait finir qu'avec sa vie.

Depuis quatre ans Molière avait peu fait pour son art et pour sa gloire. Son génie, paraissant tout à coup s'élever au-dessus de lui-même, atteignit à une hauteur qu'il ne devait plus pouvoir surpasser: il créa le Misanthrope (1665). L'action simple et peu animée, les beautés fines, délicates et quelquefois un peu sérieuses de ce chef-d'œuvre, n'étaient pas de nature à frapper des spectateurs qu'il avait accoutumés lui-même à des intrigues. plus vives, à un comique plus populaire. La pièce n'eut donc pas d'abord tout le succès qu'elle méritait et qu'elle a obtenu depuis. Il fallut du temps pour reconnaître par quelle profonde et heureuse conception le poète, transportant sur le théâtre, non plus une coterie, mais la société presque entière, avait placé, au milieu de cette foule de personnages, un censeur de leurs défauts, atteint lui-même d'une manie sauvage, qui l'expose justement à la risée de ceux dont il condamne légitimement la conduite et les discours. Tandis qu'Alceste, vertueux et inflexible, gourmande éloquemment les vices qui sont seuls dignes de sa colère, Célimène, vicieuse et médisante, fronde gaiement les ridicules qui sont seuls à la portée de sa malignité : ainsi, ces deux personnages se partagent la satire de tout ce qui existe, et nul ne peut échapper aux traits lancés par l'un ou par l'autre.

Le Médecin malgré lui (1666), dont un de nos vieux fabliaux a fourni le sujet, n'eut pas, comme on le dit communément, le bonheur de soutenir et de faire passer avec lui le Misanthrope; mais, en le remplaçant sur la scène, il l'y éclipsa. Jamais pièce, uniquement faite pour exciter le rire, n'a mieux atteint son but. C'est le modèle du genre burlesque, qu'on désigne par le nom de farce.

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