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gance et de l'harmonie. Il emploie le même art pour ennoblir la soutane du chantre par une épithète bien placée, par une figure fort simple, qui consiste à prendre la partie pour le tout, et il en résulte un vers élégant et pittoresque :

D'une longue soutane il endosse la moire.

Prendre ses gants est bien une action triviale, mais

...

Ses gants violets, les marques de sa gloire,

sont relevés par une heureuse apposition. Enfin il net de l'intérêt jusque dans ce rochet, placé à une césure artificielle; ce rochet

Qu'un prélat trop jaloux lui rogna de trois doigts.

Ce style montre la science de tout embellir, et le néologisme ne montre que l'impuissance.

On a pu remarquer, dans tout ce que nous avons rapporté, combien l'auteur possède tous les secrets de l'harmonie imitative. On a cité mille fois le sommeil de la Mollesse, et ces vers sur les rois fainéants :

Aucun soin n'approchait de leur paisible cour:

On reposait la nuit, on dormait tout le jour.

Seulement au printemps, quand Flore dans les plaines
Faisait taire des vents les bruyantes haleines,
Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent,
Promenaient dans Paris le monarque indolent.

(Chant II.)

Les vers marchent aussi lentement que les bœufs qui trainent le char. C'est ainsi que le poème est écrit d'un bout à l'autre : partout le même rapport des sons avec les objets :

Ils passent de la nef la vaste solitude,

Et dans la sacristie entrant, non sans terreur,
En percent jusqu'au fond la ténébreuse horreur.
C'est là que du lutrin git la machine énorme.

(Chant III.)

Cette épithète, si bien placée à la fin du vers, présente le lutrin dans toute sa masse.

Et d'un bras qui peut tout ébranler,
Lui-même se courbant, s'apprête à le rouler.

Vous voyez, vous entendez l'effort des bras qui le soulèvent; voyons-le dans la place qu'on lui destine:

Aussitôt dans le choeur la machine emportée,

Est sur le banc du chantre à grand bruit remontée.
Ses ais demi-pourris, que l'âge a relâchés,
Sont à coups de maillet unis et rapprochés.

Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent.
Les murs en sont émus, les voûtes en mugissent,
Et l'orgue même en pousse un long gémissement.

:

(Chant III.)

Le Lutrin est un des ouvrages où la perfection de la poésie française a été portée le plus loin, c'est celui où l'auteur a été plus poète que dans tous les autres. Le poème n'est cependant pas exempt de défauts. Le dernier chant ne répond pas aux autres il est tout entier sur le ton sérieux, et la fiction y change de nature. Le personnage allégorique de la Piété est trop grave pour figurer agréablement avec la Nuit, la Mollesse et la Chicane. La fin du poème ne semble faite que pour amener l'éloge du Président de Lamoignon. Il serait même permis de blâmer le choix du sujet. C'est ce que fait M. Nisard dans son Histoire de la littérature française.

« Pour que l'art d'écrire en vers, dit-il, dont Boileau a donné les règles et les exemples, vaille les efforts qu'il exige, il faut qu'il ne surpasse pas la matière. Or, n'est-ce point pour n'avoir pas gardé, dans le Lutrin, cette juste proportion entre la matière et l'art, que ce poèmeʼsi riche en détails charmants, est pourtant un ouvrage froid? J'en admire avec tout le monde les beaux côtés. Mais ces beaux côtés du Lutrin ne m'en dérobent pas le principal défaut, cette disproportion entre la richesse de l'art et la pauvreté de la matière. Boileau ne nous le donne, il est vrai, que comme un ouvrage de pure plaisanterie, une bagatelle, une réponse à Lamoignon qui l'avait défié de tirer un poème d'une querelle entre le chantre et le trésorier d'une église. Mais pour venir d'un si grand maître, l'exemple n'est pas moins mauvais. Le Lutrin pourrait être responsable du vain emploi qu'on a fait du talent poétique au XVIIIe siècle, et de tant de défis du même genre qui nous ont valu des poèmes

sur le Trictrac et le Café. Quoique Boileau s'en soit tiré à son honneur, on aimerait mieux qu'il n'eût jamais abaissé l'art d'écrire en vers, et s'il est une prescription essentielle qui manque dans sa Poétique, c'est celle de n'employer ce grand art qu'à des objets proportionnés à ses difficultés.

» Tous les poètes d'ailleurs sont enclins à s'y tromper. L'habitude de donner un tour poétique à toutes leurs pensées leur en cache souvent la valeur, et la préoccupation d'orner peut abuser les plus habiles sur le prix de ce qu'ils ornent. Ainsi ce vers de Boileau :

Dans mes vers recousus mettre en pièce Malherbe,

faisait dire à La Fontaine : « Je donnerais le plus beau de mes vers pour avoir fait celui-là. » Il eût donné sa meilleure fable pour ces deux-ci, qu'il citait avec admiration :

Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles
Que payait à leur art le luxe de nos villes;

beaux vers assurément, mais de cette beauté qui sent plus l'adresse que l'inspiration, et où peut arriver un versificateur de talent. Il y a peut-être un trop grand nombre de ces beaux vers dans le Lutrin; on s'en lasse vite, comme de tout ce qui ne touche que l'esprit. Le Lutrin est un ouvrage froid, par l'idée qu'on a involontairement de la peine que Boileau s'y est donnée. On regrette qu'un esprit si viril, qui a enseigné l'art de travailler lentement, s'épuise à peindre un lutrin, à allumer poétiquement une chandelle, à parodier les plaintes de Didon dans le discours d'une perruquière délaissée, et les paroles d'or de Nestor dans la harangue de la Discorde aux amis du trésorier; à décrire un combat à coups d'in-folio arrachés à la boutique de Barbin; et l'on revient aux Satires, à l'Art poétique et aux Epitres, « ces chefs-d'œuvre, dit Voltaire, de poésie autant que de raison. ›

› Dans une nation civilisée, où la poésie n'est point la forme naturelle et directe du discours, mais un art de convention très-perfectionné et très-savant, l'écrivain qui fait choix, pour s'exprimer, de la langue des vers, ne doit l'employer qu'à des pensées qui mettent l'esprit dans ce que Bossuet appelle un

haut état, et qui le disposent à entendre quelque chose d'inouï exprimé dans une langue inusitée. Il faut qu'on sente, à un certain air de sérieux et de grandeur, que l'homme qui les a conçues a eu besoin de quelque langage plus grand que l'humain. S'il s'impose le travail du poète pour dire précieusement des choses qui sont au-dessous de ce haut état, il fait ressembler la poésie à cet art qui donne à de viles matières le lustre de l'or, ou qui, par la richesse de l'enchassement, fait des diamants avec des grains de verre.

› Il y a sans doute plus d'un diamant de ce genre dans Boileau, et quelquefois le travail y surpasse la matière. Mais dans ses chefs-d'œuvre, qui forment la plus grande partie de ses œuvres, il est grand poète, parce qu'il s'est servi des vers pour exprimer ce qu'il concevait de meilleur dans un esprit excellent que conduisait le cœur le plus droit. Les vérités de goût et de devoir qu'il a exprimées, sont d'ailleurs si hautes et si hors de débat, que, présentées dans le langage de la conversation, elles sembleraient déroger. On ne veut les lire que dans la langue privilégiée, sous la forme de sentences descendues du trépied sacré. (Histoire de la littérature française.)

Revenons au Lutrin, et faisons une dernière critique dans l'intérêt de la morale. Quels fruits la jeunesse peut-elle retirer de la lecture de ce poème? Elle y apprendra à parler sans respect de ceux qu'elle devrait s'accoutumer à respecter. Elle y verra un prélat, le chef d'un corps ecclésiastique, place qui suppose du mérite, peint sous les couleurs d'un homme efféminé, assis mollement sur des coussins, ou couché sur un lit de duvet, plus occupé du soin de se mettre à table que d'aller à l'église; des chanoines vermeils, fainéants, pieux, s'engraissant dans une sainte oisiveté, et n'ayant jamais, depuis trente ans, vu le lever de l'aurore. On dira que Boileau a soin d'avertir dans la préface, que les chanoines qu'il traite si mal sont d'un caractère opposé à ce qu'il en dit dans ses vers; « que tous sont gens, non-seulement d'une fort grande probité, mais de beaucoup d'esprit. » Mais pourquoi en parler mal, s'ils méritent qu'on en parle bien? et pourquoi décrier un état qui a droit à la considération? (Feller, Dictionnaire historique).

JUGEMENT PAR M. GÉRUZÈZ.

M. Géruzèz résume ainsi son jugement sur Boileau : «Poète incomparable dans le genre tempéré; sans ailes pour s'élever aux régions supérieures, mais qui ne tombe jamais; d'une marche sûre et pourtant élégante, d'un maintien grave, d'une physionomie qui sait se dérider dans l'occasion et froncer à propos le sourcil, Nicolas Despréaux est, à tout prendre, un homme supérieur par l'ensemble et l'harmonie de facultés. moyennes. La garantie de son immortalité n'est pas, je l'avoue, dans l'éclat du génie, mais dans la lumière d'un bon sens exquis et dans l'agrément d'un esprit juste et solide. On a tort de lui refuser l'invention, puisqu'il a fait le Lutrin; l'imagination, puisqu'il peint par la parole et qu'il produit ses idées en images; la sensibilité même, puisqu'il a tout au moins celle que blessent les défauts et que charment les beautés littéraires. On lui accorde, sans contester, le discernement du vrai et du faux, et le don d'exprimer nettement des pensées judicieuses : or, cette raison, plus ferme qu'élevée, mais si lumineuse, ce tact fin et délicat, cette rare élégance d'un langage toujours naturel, l'ensemble et le bon emploi de tant de précieuses facultés, n'est-ce pas du génie littéraire? Ne disputons pas sur les mots Boileau est un maître dont la parole fait autorité, et, de tous nos écrivains, c'est lui qui fournit aux esprits bien faits les traits les mieux aiguisés, les armes les mieux trempées pour l'éternel combat du bon sens contre la sottise. »

JUGEMENT PAR LA BRUYÈRE.

Boileau passe Juvénal, atteint Horace, semble créer les pensées d'autrui et se rendre propre tout ce qu'il manie. Il a, dans ce qu'il emprunte des autres, toutes les grâces de la nou veauté, et tout le mérite de l'invention ses vers forts et harmonieux, faits de génie, quoique travaillés avec art, pleins de traits et de poésie, seront dus encore quand la langue aura vieilli, et en seront les derniers débris on y remarque une

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