La description de leur combat, malgré quelques vers de jeune homme, est en général bien écrite et digne du sujet. Les beaux endroits de la Thébaïde sont moins des beautés solides que de fortes impressions, produites par de grands exemples, sur un jeune homme destiné à devenir à son tour un maître de l'art. On y sent à toutes les pages l'imitation. S'il est un morceau, dans la pièce, qui révèle le génie de Racine, c'est ce couplet d'Antigone, où, malgré quelque uniformité dans le tour, et un certain manque de couleur poétique, on reconnait, à la douceur et à la grâce des vers, ce cœur, auquel toutes les passions humaines semblent avoir dit leur secret : Je m'en souviens, Hémon, et je vous fais justice; ALEXANDRE. Le talent de Racine pour la versification se développe d'une manière sensible dans Alexandre. C'est la première de nos piè ces qui ait été écrite avec cette élégance qui consiste dans la propriété des termes, dans la noblesse de l'expression, dans le nombre et la cadence du vers. Ce mérite, que l'auteur porta depuis infiniment plus loin, et le caractère de Porus, marquaient déjà un progrès dans sa composition, et la pièce eut beaucoup de succès; mais elle manque de cet intérêt qui soutient seul les pièces de théâtre, quand on n'y supplée pas par des beautés d'un autre genre, assez supérieures pour en tenir lieu, comme on en voit des exemples dans quelques-unes des pièces de Corneille. L'esprit d'imitation est ici encore plus marqué que dans les Frères ennemis. Alexandre est aussi froidement amoureux d'une reine des Indes que César de celle d'Egypte. Un autre défaut essentiel de cette pièce, c'est le manque d'action. Porus est vaincu dès le commencement du troisième acte, et pourtant il reste sur le champ de bataille jusqu'au cinquième à disputer une victoire qu'Alexandre lui-même a déjà déclarée certaine ; et dans ce long intervalle, Alexandre ne s'occupe qu'à mettre d'accord Axiane et Taxile, dont personne ne se soucie. Tout se passe en conversations inutiles; mais celle du deuxième acte, entre Porus et Ephestion, offre du moins des beautés de détail. Ephestion veut lui parler des exploits de son maltre. Eh! que pourrai-je apprendre Et qui, tombant en foule, au lieu de se défendre, Sont venus à genoux lui demander des lois; Et leur crainte écoutant je ne sais quels oracles, Plus de soins, plus d'assauts et presque plus de temps L'or qui nait sous nos pas ne corrompt point nos ames. La Harpe préfère avec raison ce ton måle, plein de vigueur et de dignité, aux antithèses et aux agréments qui séduisent le vulgaire dans d'autres vers plus brillants en apparence, tels que ceux-ci : Oui, je consens qu'au ciel on élève Alexandre; Que lui dresse, en tremblant, le reste des mortels. « Ce sont là, dit La Harpe, de ces vers que l'on fait à vingt ans, mais qu'on effacerait à trente. » On raconte que Racine, ayant composé sa tragédie d'Alexandre, s'empressa d'aller consulter Corneille sur cet ouvrage. Corneille, après en avoir entendu la lecture, dit au jeune poète qu'il paraissait avoir du talent pour la poésie, mais qu'il n'en avait point pour le théâtre et qu'il ne lui conseillait pas de s'y adonner. ANDROMAQUE. Racine, peu content de ce qu'il avait produit jusqu'alors (car le talent sait juger ce qu'il a fait en le comparant à ce qu'il peut faire), ne trouvant pas dans ses premiers essais l'aliment que cherchait son âme, s'interrogea dans le silence de la réflexion. Il vit que des conversations politiques n'étaient pas la tragédie. Averti par son propre cœur, il comprit qu'il fallait la puiser dans le cœur humain, et dès ce moment il put dire : La tragédie m'appartient. Il conçut que le plus grand besoin qu'apportent les spectateurs au théâtre, le plus grand plaisir qu'ils y cherchent, c'est de se retrouver dans ce qu'ils voient; que si l'homme aime à être élevé, il aime encore mieux être attendri, peutêtre parce qu'il est plus sûr de sa faiblesse que de sa vertu; que le sentiment de l'admiration s'émousse et s'affaiblit trop aisément pour soutenir seul une pièce entière; que les larmes douces qu'elle fait répandre quelquefois sont bientôt séchées, au lieu que la pitié pénètre plus avant dans le cœur, y porte une émotion qui croit sans cesse, et que l'on aime à nourrir, fait couler des larmes délicieuses qu'on ne se lasse point de répandre, et dont l'auteur tragique peut sans cesse rouvrir la source quand une fois il l'a trouvée. Ces idées furent des traits de lumière pour cette âme si sensible et si féconde, qui, en s'examinant elle-même, y trouvait les mouvements de toutes nos passions, les secrets de tous nos penchants. Combien un seul principe lumineux, embrassé par le génie, avance en peu de ten ps sa marche vers la perfection! Le Cid avait été la première époque de la gloire du théâtre français, et cette époque était brillante. Andromaque fut la seconde, et n'eut pas moins d'éclat ce fut une espèce de révolution. On s'aperçut que c'était là des beautés absolument neuves. Celles du Cid étaient dues en grande partie à l'auteur espagnol : Racine, dans Andromaque, ne devait rien qu'à lui-même. La pièce d'Euripide n'a de commun avec la sienne que le titre : le sujet est tout différent, et ce n'est pas encore ici que commencent les obligations que Racine eut aux Grecs. Quelques vers du troisième livre de l'Eneide lui firent naître l'idée de son Andromaque. Ils contiennent une partie du sujet, l'amour de Pyrrhus pour Andromaque, et le meurtre de ce prince tué de la main d'Oreste au pied des autels. Il y a cette différence que, dans Virgile, Pyrrhus a abandonné Andromaque pour épouser Hermione, dont Oreste était amoureux. Voilà tout ce que la fable a fourni au poète, et si l'on excepte les sujets absolument d'invention, il y en a peu où l'auteur ait plus mis du sien. Quel que fût le succès d'Andromaque, Corneille et Racine n'en avaient pas encore appris assez à la nation pour qu'elle pût saisir tout ce qu'un pareil ouvrage avait d'étonnant. Racine était dès lors trop au-dessus de son siècle et de ses juges. Il faut plus d'une génération pour que les connaissances, s'étendant de proche en proche, répandent un grand jour sur les monuments du génie. Il est bien plus prompt à créer que nous ne le sommes à le connaître. Instruits par deux siècles d'expérience et de réflexion, nous sentons mieux aujourd'hui quel homme ce serait que Racine, quand il n'aurait fait qu'Andromaque. Quelle marche claire et distincte dans une intrigue qui semblait double! Quel art d'entrelacer et de conduire ensemble les deux branches principales de l'action de manière qu'elles semblent n'en faire qu'une ! Tout se rapporte à un seul événement déci sif, au mariage d'Andromaque et de Pyrrhus; et les événements que produit l'amour d'Oreste pour Hermione sont toujours dépendants de celui de Pyrrhus pour Andromaque. Ce mérite de la difficulté vaincue suppose une science profonde de l'intrigue il faut le développer. : Il y a trois amours dans cette pièce celui de Pyrrhus pour Andromaque, celui d'Hermione pour Pyrrhus, et celui d'Oreste pour Hermione. Il fallait que tous trois fussent tragiques, que tous trois eussent un caractère différent, et que tous trois concourussent à lier et délier le nœud principal du sujet, qui est le mariage de Pyrrhus avec Andromaque, d'où dépend la vie du fils d'Hector. Le poète est venu à bout de tout. D'abord l'amour est tragique dans tous les trois, c'est-à-dire au point où il peut produire de grandes catastrophes et de grands crimes. Si Pyrrhus n'obtient pas la main d'Andromaque, il livrera le fils de cette princesse aux Grecs, qui le lui demandent. Ils ont des droits sur leur victime, et il ne peut refuser à ses alliés le sang de leur ennemi commun, à moins qu'il ne puisse leur dire: Sa mère est ma femme, et son fils est devenu le mien. » Voilà des motifs suffisants, bien conçus, et dignes de la tragédie. Quoique ce sacrifice d'un enfant puisse nous paraître tenir de la cruauté, les mœurs connues de ces temps, les maximes de la politique et les droits de la victoire, l'autorisent suffisamment. Tout est motivé, tout est vraisemblable; et de peur que l'amour de Pyrrhus ne nous rassurât sur le sort d'Astyanax, le poète lui a conservé le caractère fier et impétueux qui convient au fils d'Achille, et cette violente passion, qui peut deve nir cruelle, si elle n'est pas satisfaite. Voici comme il est annoncé dès la première scène : Et chaque jour encore on lui voit tout tenter, Et de ses vœux troublés lui rapportant l'hommage, |