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sa condition sans se plaindre, parce que la liberté et la servitude, la prospérité et le malheur, le diadême et le bonnet de l'esclave, sont peu différents à ses yeux. » (Génie du Christianisme).

Ces belles réflexions doivent être complétées par celles de M. Saint-Marc Girardin. Après avoir parlé de la tragédie d'Euripide, il s'exprime ainsi :

» Nous devons maintenant étudier l'Andromaque de Racine.

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Quoique ma tragédie, dit Racine dans la préface de son » Andromaque, porte le même titre que la pièce d'Euripide, le » sujet en est pourtant très-différent. Andromaque, dans Euripi» de, craint pour la vie de Molossus, qui est un fils qu'elle a eu de Pyrrhus et qu'Hermione veut faire mourir avec sa mère. › Mais il ne s'agit point de Molossus; Andromaque ne connait point » d'autre mari qu'Hector ni d'autre fils qu'Astyanax. La plupart » de ceux qui ont entendu parler d'Andromaque, ne la connais>> sent que pour la veuve d'Hector et la mère d'Astyanax. On ne > croit point qu'elle doive aimer ni un autre mari ni un autre fils; » et je doute que les larmes d'Andromaque eussent fait sur l'esprit de mes spectateurs l'impression qu'elles y ont faite, si elles » avaient coulé pour un autre fils que celui qu'elle avait d'Hector..

» Racine a raison de dire que le sujet de son Andromaque est fort différent du sujet de l'Andromaque d'Euripide, Il n'y a entre les deux pièces qu'un seul rapport. Andromaque, dans Racine comme dans Euripide, exprime l'amour maternel.

La différence entre l'Andromaque antique et l'Andromaque moderne, tient à la différence même des mœurs et de la société. L'Andromaque d'Euripide représente fidèlement la destinée des captives dans l'antiquité. Hier reine, aujourd'hui esclave, sa grandeur passée ne la protége pas contre les humiliations et les travaux de la servitude: elle file la toile sous les ordres d'une maîtresse, elle va chercher de l'eau aux fontaines publiques; elle a soin de la maison, elle est esclave enfin. Comme esclave, elle est entrée dans le lit du vainqueur :

Stirpis Achillea fastus juvenenque superbum,

Servitio enixa, tulimus

dit Andromaque elle-même dans Virgile; et quand Pyrrhus

l'a laissée pour épouser Hermione, alors il l'a mariée à un de ses esclaves, à Hélénus, un des captifs de Troie et le frère même d'Hector.

Me famulo famulamque Heleno transmisit habendam.

« Voilà, dans l'antiquité, la condition de la femme esclave; et, au siècle même de Virgile, aux plus beaux jours de la civilisation romaine, personne n'était étonné ni choqué d'entendre Andromaque raconter elle-même cette humiliation.

› L'Andromaque de Racine ne ressemble guère à ce modèle: elle est prisonnière, mais elle est honorée et respectée! elle a une confidente, tandis que l'Andromaque antique n'a qu'une compagne d'esclavage; elle est reine à la cour de Pyrrhus, comme Jacques était roi à Saint-Germain, parce que, dans les idées modernes, les rois mêmes détrônés gardent leur rang; Pyrrhus, enfin, malgré la violence de son amour, est un maltre discret et respectueux, qui adore sa captive, mais qui croirait s'avilir s'il usait contre elle des droits de l'esclavage antique. Andromaque, de son côté, trouve ce respect tout naturel. L'esclave antique avoue, en baissant les yeux, qu'elle a subi l'amour de son maître; l'Andromaque moderne s'offense à l'idée de ne pas rester fidèle à la mémoire d'Hector, et elle refuse la main de Pyrrhus : scrupules délicats, qui témoignent de la pureté de son âme, mais qui témoignent aussi de la liberté qu'elle tient des mœurs de la société moderne, et du respect que le Christianisme et la chevalerie ont pour la femme. Je crois, avec M. de Châteaubriand, que le Christianisme a donné à l'Andromaque de Racine sa pureté délicieuse de sentiments; mais je crois surtout qu'il lui a donné l'idée de son indépendance.

» Ainsi, entre l'Andromaque moderne et l'Andromaque antique, il n'y a aucune ressemblance de fortune : l'une est presque reine, l'autre est esclave. Mais toutes deux sont mères, toutes deux ont à défendre la vie de leur fils. Ici encore, pourtant, que de différences!

» L'Andromaque de Racine est à la fois épouse et mère; elle est fidèle à son Hector au-delà du tombeau; le fils qu'elle aime

et qu'elle défend est Astyanax, c'est-à-dire un gage de l'amour d'Hector et qui le représente à ses yeux.

C'est Hector, disait-elle, en l'embrassant toujours;
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace;

C'est lui-même. C'est toi, cher époux, que j'embrasse.
(Acte II, scène v.)

Ainsi l'amour qu'elle a pour son fils se confond avec la fidélité qu'elle garde à son époux. Troie, Hector, Astyanax, Priam, sont les noms qui reviennent sans cesse dans sa bouche; et Pyrrhus lui-même n'ose pas lui interdire ces noms qui entretiennent sa fidélité et sa douleur.

Dans Euripide, le fils qu'Andromaque cherche à défendre de la mort n'est plus Astyanax : c'est Molossus, un enfant qu'elle a eu de Pyrrhus; elle n'est plus épouse comme dans Homère et dans Racine, elle n'est que mère; et Euripide, avec cet esprit philosophique qu'il mettait dans le choix et dans la disposition de ses sujets, non moins que dans les discours de ses personnages, Euripide semble avoir voulu ôter à Andromaque tout ce qui était étranger au sentiment de l'amour maternel, afin qu'elle ne représentát plus que ce sentiment et qu'elle en fût le plus pur et le plus parfait modèle. Elle aime son fils Molossus, non parce qu'elle attache à sa vie, comme à celle d'Astyanax, des souvenirs de bonheur et de gloire; elle l'aime, quoiqu'il soit le fruit de la servitude; elle l'aime, parce qu'il est son fils.

» Le péril de Molossus est plus prochain et plus terrible que le péril d'Astyanax. J'entends bien, dans Racine, Oreste qui vient, au nom de la Grèce, demander la mort d'Astyanax; mais Pyrrhus est généreux, et, de plus, il aime Andromaque. Aussi, même lorsqu'il menace Andromaque de faire périr son fils, le spectateur, comme Andromaque elle-même, ne peut pas

croire

que dans son cœur, il ait juré sa mort : L'amour peut-il si loin pousser la barbarie? (Acte m, scène vIII.) Elle espère donc toujours, et elle a raison. Le danger de Molossus ne comporte point de pareilles espérances. L'absence de

Pyrrhus livre Andromaque et Molossus au pouvoir d'Hermione et de Ménélas; et c'est là un nouveau témoignage du désordre de la société héroïque, où non-seulement la mort, mais l'absence même du père, abandonnait l'enfant à la tyrannie du premier venu. Andromaque, pour échapper à la colère jalouse d'Hermione, s'est réfugiée en suppliante aux pieds de l'autel de Thétis, et elle a caché son fils. Mais Ménélas, qui joue dans la pièce le rôle d'un perfide et d'un lâche, et qui représente les Lacédémoniens avec lesquels Athènes était en guerre quand Euripide fit jouer sa pièce, Ménélas a découvert la retraite de Molossus, et il menace Andromaque de tuer son fils sous ses yeux, si elle n'abandonne pas l'asile qu'elle a cherché aux pieds de l'autel Choisis, » dit-il à Andromaque, de mourir toi» même, ou de voir la mort de ton fils expier tes offenses on» vers moi et envers ma fille. » Ainsi, pour sauver son fils, il ne s'agit pas ici, comme dans Racine, d'oublier l'amour qu'elle a pour la cendre d'Hector; il s'agit d'autre chose que d'un combat de sentiments, il s'agit de mourir elle-même ou de voir mourir son fils. Andromaque n'hésite pas :

«Non, dit-elle, je ne sauverai pas mes jours au prix de » ceux de mon enfant. Qu'il vive!.... j'espère pour lui un sort >> plus heureux. Qu'il vive!.... ce serait une honte pour moi de » ne point savoir mourir pour mon fils. Vois, Ménélas, j'abandonne l'autel qui me protégeait : tu peux maintenant immoler » ta victime. O mon fils! ta mère va mourir afin que tu vives. › Si tu échappes à la mort, souviens-toi de ta mère et comment » elle a péri, et, quand tu reverras ton père, quand tu l'em› brasseras, dis lui, en pleurant et en baisant ses mains, ce que j'ai fait pour te sauver. Nos enfants sont notre vie et notre

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‣ âme. Quiconque n'en a pas et blame l'amour que nous avons » pour eux, je le plains : il a moins de peines, mais il est mal» heureux dans son bonheur. ›

Je touche ici à la différence fondamentale entre les deux pièces. Le sujet de la pièce de Racine est bien moins le péril d'Astyanax que l'amour de Pyrrhus pour Andromaque et son incertitude entre Andromaque et Hermione. Qui l'emportera d'Andromaque ou d'Hermione? voilà où est l'intérêt principal

de la pièce. Il est vrai que nous entendons souvent parler d'Astyanax et d'Hector; mais l'amour de Pyrrhus, cet amour tantôt suppliant et tantôt impérieux, plein de colères qu'un coup d'œil apaise, et de résolutions qu'un mot change, cet amour fait le fond de la pièce et il en fait toutes les péripéties. Dans la pièce d'Euripide, au contraire, il n'est pas question d'amour, il n'est question que du péril de Molossus. Oreste, dans Euripide, laisse à peine entendre qu'il aime Hermione; il ne vient pas en Epire chercher une inhumaine, non :

«En passant par le pays de Phthie pour aller consulter l'o>> racle de Dodone, il a jugé à propos de s'informer d'une pa>> rente, Hermione de Sparte il veut savoir si elle est vivante > et heureuse, »

› Comparez enfin, pour mieux sentir la différence des deux pièces, comparez, dans Racine et dans Euripide, la scène entre Andromaque et Hermione. C'est, dans les deux poètes, la jalousie d'Hermione qui en a fait le sujet; mais, dans Racine, cette jalousie est celle d'une femme qui, jouissant avec délices de l'humiliation de sa rivale, sait pourtant se contenir et ne laisse éclater sa passion que par quelques paroles d'ironie : S'il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous? Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme. Faites-le prononcer : j'y souscrirai, Madame.

(Acte III, scène 4.)

» L'Hermione grecque, au contraire, est l'épouse légitime qui, dans sa jalousie et dans sa colère, veut tuer l'esclave qui lui a disputé le lit de son époux : c'est Sarah faisant chasser Agar; c'est une scène du ménage des patriarches et des héros, ou une scène de sérail. Aussi quelle violence, quelles injures!

« C'est toi, dit-elle à Andromaque, c'est toi, esclave et >> captive, qui voulais me chasser de ce palais pour y être la › maîtresse. Tu me rends, par tes maléfices, odieuse à mon › époux, et tu as frappé mon sein de stérilité. L'esprit des femmes de l'Asie est habile dans ces arts funestes; mais je répri» merai ton audace. Ni la demeure de la Néréide, ni ce temple, » ni cet autel ne te protégeront... Malheureuse, tu en viens à ce » point d'égarement d'oser entrer dans le lit de celui dont le » père a tué ton époux....!»

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